24/02/2023 On sait désormais que parmi les causes majeures du déclin général de la biodiversité figure l’agriculture intensive : homogénéisation des paysages agricoles et des rotations de cultures, mécanisation accrue et dépendance forte envers les énergies fossiles, usage croissant d’intrants chimiques (pesticides et engrais de synthèse) aux effets dévastateurs, expansion au détriment des espaces naturels (mises en culture), … Tous ces effets conjugués se font ressentir depuis les parcelles jusque dans les paysages profondément transformés et uniformisés. En même temps, l’agriculture y perd elle-même en affaiblissant fortement certains services écologiques rendus par les habitats cultivés et semi-naturels tels que la pollinisation ou le biocontrôle des bioagresseurs (les « ravageurs ») via les auxiliaires : le fonctionnement des agroécosystèmes s’en trouve profondément affecté avec des effets collatéraux graves sur l’environnement global (prélèvements d’eau ; qualité de l’eau et de l’air ; érosion des sols ; ..).

Face à cette impasse et une fuite en avant effrénée (voir les mégabassines par exemple), de nouveaux modèles de systèmes agricoles, basés sur des processus écologiques commencent à émerger et à se mettre en place, le plus souvent à l’initiative de personnes privées ou d’associations. Comme ces systèmes agroécologiques s’appuient sur les interactions biotiques (entre êtres vivants), ils favorisent indirectement le développement et l’épanouissement de la biodiversité sur les fermes et peuvent donc devenir des outils de restauration des écosystèmes malmenés et altérés par près d’un siècle d’agriculture intensive. Nous allons ici présenter une de ces initiatives, sans doute celle la plus centrée sur la conservation de la biodiversité dans les habitats cultivés : le projet et l’association Paysans de nature

N.B. Par souci d’honnêteté intellectuelle (conflit d’intérêt) je reconnais volontiers être sympathisant et désormais membre actif de cette association dont je partage pleinement les valeurs et les objectifs. 

Un immense merci à Perrine Dulac, secrétaire de l’association, qui a relu cette chronique et m’a apporté de nombreux éclaircissements sur l’approche Paysans de nature. 

Triple constat

Réconcilier l’agriculture et la biodiversité ou faire de l’installation agricole un outil de défense de la biodiversité sauvage : telles sont les orientations affichées sur le site Paysans de nature. On peut résumer ceci en une image : des paysan(ne)s qui gèrent leur ferme comme une réserve naturelle agricole tout en la considérant comme une source de revenus et d’alimentation saine pour leurs concitoyens, et un espace de dialogue avec les humains et les non humains. Pendant longtemps un projet porté en Pays de la Loire (voir ci-dessous) par la LPO, des associations de consommateurs et des paysans, Paysans de nature est devenu une association en 2021 ; elle s’est construite autour des trois constats principaux qui structurent son approche. 

Il y a d’abord évidemment le déclin de la biodiversité sauvage et tout particulièrement dans les habitats agricoles avec par exemple près de 40% des oiseaux des zones agricoles disparus en 30 ans ou encore l’effondrement plus qu’inquiétant des populations d’insectes volants (voir la chronique Crash silencieux en plein vol). Le défi est donc de conserver ce qui subsiste encore et de restaurer cette biodiversité « ordinaire » sur le territoire des fermes. 

La pie-grièche écorcheur qui figure sur le logo de l’association illustre bien cette notion de biodiversité ordinaire associée à l’agriculture. 

Autrement dit, il s’agit de sortir du dualisme qui oppose le domestique (cultures, animaux domestiques) au sauvage : tout le vivant qui se développe autour du domestiqué est considéré dans la vision conventionnelle comme « nuisible », compétiteur, hostile, auxiliaire … autrement dit défini uniquement par son rapport à l’homme et non pour lui-même.

Le second point concerne l’enjeu du renouvellement de la population agricole. Entre 1988 et 2016, 500 000 fermes françaises (soit plus de la moitié du total) a disparu ; entre 2013 et 2022, 161 000 chefs d’exploitation ont cessé leur activité, et seulement 71 000 personnes se sont installées. Ces fermes ainsi libérées sont généralement reprises par des exploitations existantes déjà importantes (avec des moyens financiers importants) et qui s’agrandissent de plus en plus tout en intensifiant leur système de production. Or, on sait que la taille des parcelles et des exploitations constitue un élément-clé pour le bon fonctionnement écologique et la biodiversité des terres agricoles (voir la chronique : Des parcelles plus petites pour les pollinisateurs).

Site PdN

Enfin, il y a les attentes sociétales avec la demande croissante en produits issus d’une agriculture locale et respectueuse de l’environnement et l’inquiétude par rapport à l’érosion de la biodiversité. 

Objectifs

 Paysans de nature se fixe donc comme objectif central de « multiplier les espaces dédiés à la conservation des espèces sauvages, en contribuant à installer des paysans et paysannes acteurs de la défense de la vie sauvage, en s’appuyant sur les politiques agricoles et environnementales existantes, avec une gouvernance territoriale, et en lien avec les habitantes et habitants des territoires».

Désormais, les terres cultivées représentent 50% de la surface du territoire français contre moins de 1,5% pour les zones bénéficiant d’un certain niveau de protection. On ne peut plus se contenter de quelques confettis très dispersés dans les paysages dans lesquels on conserverait la nature pendant que tout autour le « massacre » continue. Certes, ces espaces protégés ont leur intérêt et ont permis et permettent de sauvegarder des espèces ou des milieux fortement menacés mais clairement ils ne suffisent plus face à l’ampleur du déclin de la biodiversité, sans compter que, souvent, ils servent implicitement d’alibi pour mieux détruire à côté. Le renouvellement important des paysans en cours doit donc être l’occasion d’installer des paysan(ne)s qui vont prendre en compte de manière globale la biodiversité et faire de sa conservation une ligne directrice. 

L’autre aspect très original de ce projet concerne sa dimension socio-économique. D’une part, les paysans gestionnaires vivent de leur production agricole. Très souvent, ils écoulent leurs produits par la vente à la ferme tissant ainsi d’importants liens sociaux avec les clients et consommateurs. D’autre part, le projet est porté à l’échelle des territoires entre gens « qui se côtoient et apprennent à se connaître » : les paysans du réseau qui échangent entre eux, les associations de protection de la nature, des bénévoles, des naturalistes amateurs ou experts, des chercheurs référents, … Les paysan(ne)s du réseau organisent régulièrement des animations (visites de la ferme, balades nature, chantiers nature, …) ou évènements culturels visant autant à diffuser l’approche Paysans de nature (marque déposée depuis 2017) ; beaucoup communiquent aussi sur les réseaux sociaux pour partager le quotidien de leur ferme. Le Dialogue Permanent pour la Nature (voir plus loin) et l’accueil d’étudiants viennent compléter ce panel.

Exemples d’animations (site PdN)

A noter que Paysans de nature n’est pas qu’une association de paysans : elle réunit certes des paysans mais aussi des naturalistes, et d’autres gens intéressés. Il s’agit là d’une originalité unique semble-t-il / paysans de nature serait la seule association française à associer monde agricole et monde naturaliste : une philosophie anti-dualisme qui parcourt tous ces objectifs. 

Concrètement …

Pour atteindre cet objectif de créer de nouveaux « espaces naturels agricoles protégés », les paysans du réseau et les organisations locales qui portent le projet s’engagent via une charte (voir sur le site PdN) qui définit des lignes directrices sur la manière de conduire sa ferme tout en favorisant la biodiversité.  

En premier lieu, le paysan(ne) doit collaborer avec une organisation environnementale ou agricole locale qui va participer à l’animation du projet ; on est en plein dans le participatif collectif … et on sort ainsi de l’isolement terrible dans lequel se retrouvent nombre d’exploitants agricoles. 

Voici quelques-uns des engagements plus particulièrement dédiés à la restauration/conservation de la biodiversité figurant dans cette charte : 

Interroger son système de production au regard des enjeux naturalistes et particulièrement sur la place laissée à la nature sauvage sur une partie de sa Surface Agricole Utile : évaluer les adaptations possibles pour améliorer la situation ou préserver les espèces sauvages présentes

Mettre en œuvre des pratiques de culture et d’élevage compatibles avec la défense du vivant. Il s’interdit notamment l’utilisation des produits chimiques de synthèse (engrais, pesticides, vermicides), des OGM ou organismes mutagènes 

Se former sur les questions ayant un lien avec la biodiversité́ (pratiques agricoles et gestion de l’espace) ; approfondir ses connaissances naturalistes ; participer aux inventaires naturalistes 

Avec les autres paysannes et paysans, les naturalistes, les autres habitantes et habitants du territoire, échanger sur ses pratiques et celles de ses confrères, pour participer à la montée en compétence collective sur les questions de défense du vivant, notamment grâce au Dialogue Permanent pour la Nature (voir ci-dessous).

A partir de cette trame très ouverte, chaque gestionnaire de ferme se définit son plan d’action en fonction du contexte local. 

Dialogue Permanent pour la Nature

Le réseau accompagne les paysans gestionnaires au-delà de leur installation via un dispositif participatif très séduisant par sa philosophie : le DPN, Dialogue Permanent pour la Nature, un nom qui donne envie d’en savoir plus. Ce dispositif s’est inspiré de la démarche des Systèmes Participatifs de Garantie, largement répandus, et portés par Nature et Progrès pour la certification en Agriculture Biologique. Le DPN n’est pas pour autant un outil d’évaluation ou de notation de la ferme. Il se fait en deux temps. 

Site PdN

Il y a d’abord une visite de la ferme associant le/les paysan(ne)s gestionnaires à un autre paysan local et un habitant du territoire intéressé par la démarche (sensible à la nature, à son alimentation, à son paysage… il ou elle peut être naturaliste ou pas) : la visite se fait sur la base d’une trame d’enquête et d’un catalogue de pratiques favorables adapté à la production de la ferme (élevage d’herbivores ; viticulture ; maraîchage ; ..). Il s’agit d’un espace d’écoute et de questionnement collectif sur les itinéraires techniques mis en œuvre, la gestion des milieux et les engagements sociétaux (sorties nature, …). Il ne s’agit ni d’un inventaire des espèces de faune et de flore, ni d’une cartographie des habitats, ni même d’un échange entre experts ou un espace de conseils techniques. Une fiche de synthèse est établie collectivement.

Dans un second temps se réunit une « Commission de Progrès Biodiversité » (CPB), réunissant tous les participants aux visites de 5 à 6 fermes, au cours de laquelle la synthèse de la visite est restituée et discutée en présence d’un naturaliste ou d’un paysan expérimenté (« chercheur en biodiversité « ) ; on définit ensemble les points de progrès souhaitables et chiffrés (deux maximum) : par exemple creuser deux mares ou accueillir un stagiaire ou « réduire le chargement de pâturage.

On retiendra de ce dispositif original la volonté d’accompagnement, d’améliorer les égards envers la biodiversité sur la ferme et sa relation aux vivants non humains quels qu’ils soient, dans un esprit de dialogue et avec la participation de citoyens extérieurs. On notera aussi que, contrairement à ce que pourrait laisser croire initialement le projet « très nature », ce n’est pas une action « entre naturalistes experts » comme c’est le cas dans la gestion des réserves naturelles : certes des naturalistes peuvent intervenir et donner leur avis en CBP, mais globalement ni de la part des paysans gestionnaires, ni de la part des bénévoles intervenants, on n’exige une connaissance naturaliste approfondie. Néanmoins, historiquement, un certain nombre des premiers paysans installés sous cette bannière étaient d’ex-naturalistes ayant travaillé souvent dans des associations de protection de la nature ; ils ont permis de peaufiner le projet à partir de leur expérience scientifique, associative et paysanne ; mais, plus récemment, on voit s’installer des paysans de nature avec des profils très diversifiés ce qui garantit une évolution bien équilibrée pour le réseau. 

Vague occidentale 

Actuellement, le réseau Paysans de nature via les paysan(ne)s qui ont adhéré au projet (et donc se sont engagés à respecter la charte) « couvre » entre 8 et 9000 hectares sur l’ensemble du territoire. La taille des exploitations varie considérablement de quelques hectares à quelques centaines au plus (voire jusqu’à mille hectares dans les cas de pastoralisme montagnard) mais reste relativement modeste, à taille humaine et compatible avec les objectifs fixés. On trouve surtout des fermes d’élevage (vaches, moutons, chevaux, ânes, poules, …), des fermes de polyculture associant élevage et cultures et des fermes plus spécialisées : viticulture, maraîchage, marais salant, plantes médicinales et aromatiques, …

Carte des fermes PdN (site PdN)

Quand on regarde la carte des fermes sur le site de Paysans de nature, on est tout de suite interpellé par l’énorme « nuage » de points centré sur la façade atlantique et tout particulièrement sur les marais au sud de l’estuaire de la Loire (Marais Breton : voir la chronique de balade ; Marais Poitevin). Cette disproportion résulte en fait de l’histoire de l’association qui a pris racine via l’installation de Fred Signoret, (ancien salarié LPO devenu paysan en 2003) sur une ferme dans le le marais Breton et qui a créé le concept « paysans de nature » (voir biblio le site de la ferme de la Barge).

Site GAEC la Barge

Pour découvrir les fermes du réseau Paysans de nature, vous pouvez soit parcourir les fiches de présentation disponibles sur le site (et qui renvoient souvent à des sites spécifiques de chaque ferme) ou, comme je vous le conseille vivement, vous procurer un superbe ouvrage paru en 2018 aux éditions Delachaux et Niestlé : Paysans de nature ; Réconcilier l’agriculture et la vie sauvage (Perrine Dulac et Frédéric Signoret) ; vous pourrez y découvrir, outre une présentation générale (dont je me suis largement inspiré ci-dessus), plusieurs présentations de fermes PdN avec de superbes photos prises sur les fermes. Celles-ci traduisent très bien ce qu’est une ferme dédiée à la biodiversité : un vrai milieu naturel mais peuplé d’humains qui y travaillent et de leurs animaux et cultures ; de belles images « à couper le souffle » (pour reprendre la terminologie chère aux agences de voyage qui vendent des rêves à l’autre bout de la planète) que vous pouvez découvrir près de chez vous ; des images qui ouvrent ce que la philosophe C. Pelluchon appelle « un horizon d’espérance  face à la dynamique destructrice du désespoir » : des signes d’un progrès possible à portée de main pourvu que les bonnes volontés se réunissent et œuvrent ensemble. 

Vous pouvez aussi lire l’excellent ouvrage de Baptiste Morizot Raviver les braises du vivant (Ed. Actes Sud) : l’un des deux exemples longuement développés dans ce livre est la Ferme de Grand Laval, membre du réseau PdN (voir site internet en biblio).

Sur le site internet de Paysans de nature, vous trouverez par ailleurs les informations pour adhérer (adhésion ouverte à toute personne intéressée : pas besoin d’être paysan : voir ci-dessus les objectifs) ou pour faire un don et collaborer ainsi à la progression des « terres vouées à la biodiversité » … pour atteindre (rêvons un peu beaucoup …) 50 000 hectares à la fin de cette décennie…

NB Nous aurons l’occasion dans une seconde chronique d’aborder plus en détail le fonctionnement du réseau Paysans de nature dans le cadre d’une comparaison de ce projet avec les expériences de ré-ensauvagement agricole conduites en Grande-Bretagne. 

Bibliographie 

Site Paysans de nature 

Deux exemples de fermes du réseau PdN : La GAEC de la Barge dans le Marais breton ; La ferme de Grand Laval près de Valence (Drôme) 

Farming with nature: lessons from rewilding agriculture and Paysans de nature  A.Mondière et al. Transforming food systems: Ethics, innovation and responsibility Transforming food systems: Ethics, innovation and responsibility EurSafe 202