Papaver rhoeas

01/08/2022 Le problème avec les plantes communes que l’on croise très souvent, c’est qu’elles ne nous étonnent plus ou, tout au moins, nous ne prenons plus le temps de les considérer dans tous leurs détails et de nous interroger sur tel ou tel aspect de leur anatomie ou de leur biologie. Nous croyons tout savoir d’elles et pourtant … Ainsi, prenez le grand coquelicot, l’icône des défenseurs d’une autre agriculture : j’ai attiré l’attention, dans une précédente chronique, sur le fait que son abondance locale ne reflète pas forcément des pratiques agricoles respectueuses de l’environnement. Dans une autre chronique, Gentil coquelicot, nous avons détaillé son cycle de vie. Puis dans une troisième chronique, nous avons exposé comment les bourdons, ces fous de coquelicots, apprennent à récolter efficacement son abondant pollen. 

Tout semblait donc avoir été dit ou presque sur cette plante populaire et sympathique. Mais voilà qu’une lectrice me questionne à propos des couleurs des fleurs : j’entreprends donc illico une recherche bibliographique générale et je découvre que l’on vient juste de comprendre, en 2019, le secret des fleurs rouge éclatant du coquelicot. En effet, avoir des fleurs aussi voyantes avec des pétales hyper minces relève du point de vue des botanistes de l’extraordinaire. Découvrons donc la recette du coquelicot pour avoir des fleurs éphémères très voyantes qui attirent ses pollinisateurs clés, abeilles et bourdons. 

Noter la pelote de pollen gris brun typique des coquelicots

Réflectance 

A peine les fleurs éclosent le matin (pétales encore chiffonnés) que les bourdons se précipitent

Pour comprendre comment les fleurs se signalent aux insectes pollinisateurs, il faut s’intéresser à leur réflectance, i.e. à la proportion de lumière incidente renvoyée par la fleur éclairée qui lui confère sa luminosité ou son éclat et la fait ressortir par contraste dans son décor naturel dominé par le vert. Une équipe de chercheurs a effectué des mesures sur 39 espèces de plantes à fleurs dans 23 familles et découvert, les fleurs ne réfléchissent en moyenne qu’entre 20 et 50% de la lumière qu’elles reçoivent. Autrement dit, il semble qu’il n’existe pas de fleurs très peu lumineuses (en-dessous de 20%), ni de très lumineuses (au-dessus de 50%). Les fleurs semblent se suffire d’une luminosité moyenne : soit elles sont limitées physiologiquement et incapables d’augmenter au-delà leur pouvoir de réfléchir la lumière, soit, compte tenu des capacités sensorielles des pollinisateurs, cette gamme suffit à créer des couleurs distinctes suffisamment contrastées par rapport au décor de fond. La seconde hypothèse est la plus probable notamment parce que la vision des couleurs des insectes s’adapte en général aux changements d’intensité (constance de couleur) : augmenter la luminosité n’apporte rien, sinon d’imposer des coûts et des dépenses supplémentaires aux plantes. 

Abeille domestique en pleine action le matin : noter l’abondant pollen tombé à l’intérieur de la fleur ; à midi, la fleur sera fanée

Au cours de cette analyse des 39 espèces, l’une d’elles a interpellé l’équipe de chercheurs : le grand coquelicot. En effet, ses fleurs renvoient environ 35% de la lumière incidente reçue (pour les grandes longueurs d’onde au-dessus de 900nm), soit un score exceptionnel pour une fleur avec des pétales remarquablement fins, leur épaisseur se limitant à trois couches cellulaires seulement. Il faut dire que les fleurs du coquelicot sont éphémères et ne tiennent qu’une journée (voir la chronique) et fabriquer des pétales épais serait un coût considérable pour une plante qui produit de nombreuses fleurs successivement. 

La question posée par les chercheurs est donc : comment le coquelicot réussit-il à avoir des fleurs très colorées (donc très voyantes et contrastées) qui revoient assez fortement la lumière avec des grands pétales très minces ? 

Structure 

Bourdons terrestres affairés tôt le matin sur les coquelicots dans la rocaille de mon jardin ; apprécier le contraste sur le fond vert du feuillage

On sait que la coloration des fleurs résulte de deux grands processus qui coexistent le plus souvent : la dispersion physique de la lumière par des structures internes (parois des cellules, couches de cellules différentes, non homogénéité, …) et/ou l’absorption sélective de certaines longueurs d’onde de la lumière incidente par des pigments floraux qui fonctionnent comme des filtres chimiques sélectifs. 

Pour le coquelicot, les chercheurs ont donc étudié la structure interne des pétales au microscope avec divers procédés d’éclairage. Ils ont ainsi mis en évidence la présence, au niveau des cellules épidermiques, de parois cellulaires aux formes tortueuses (serpentines disent-ils) qui dispersent fortement la lumière incidente. De plus, ils ont noté la présence de cavités aérifères entre les deux épidermes qui fonctionnent comme de puissants agents de dispersion de lumière compte tenu de la différence d’indice de réfraction entre l’air et les structures cellulaires. En immergeant des pétales coupés en travers, ils observent que ces cavités se remplissent progressivement d’eau par capillarité (taille des cavités de l’ordre de quelques microns), ce qui réduit alors leur pouvoir réfléchissant.

Ces deux découvertes ne sont en fait pas surprenantes. Dans une famille proche, les Renonculacées, on a mis en évidence de telles cavités chez le populage ou chez les renoncules ou boutons d’or ; on a démontré que celles-ci augmentent la brillance de ces fleurs. Les parois cellulaires épidermiques tortueuses sont connues chez d’autres espèces du genre Papaver (les coquelicots en font partie) mais aussi dans des genres moins apparentés comme la chélidoine, une autre papavéracée (voir la chronique). On sait aussi que les feuilles de nombreuses espèces d’angiospermes présentent des parois cellulaires sinueuses : alors pourquoi pas dans les pétales ? 

Pigments 

L’analyse de la lumière renvoyée par les différentes parties des pétales permet indirectement d’apprécier leur contenu en pigments. Ainsi, chez le grand coquelicot, mais aussi chez le coquelicot douteux, une espèce proche tout aussi commune aux fleurs d’un rouge différent, la partie basale (qu’il y ait une tache noire ou pas : voir ci-dessous) et la partie distale des pétales ne réfléchissent pas la même qualité de lumière : elles renferment donc des pigments différents, ce qui participe à créer plus de contraste. Le pigment de la partie basale renvoie plus de rouge que celui de la partie distale. Ces pigments doivent être des anthocyanes (non isolés) car ces pigments hydrosolubles se concentrent dans les couches épidermiques et absorbent sélectivement les ondes dans le bleu ce qui donne aux pétales des teintes jaune/orange/rouge. 

Le pigment de la partie basale réfléchit par ailleurs plus fortement les ultra-violets ; or, ces longueurs d’onde, qui sont invisibles à nos yeux, sont perçues au moins par les abeilles et bourdons, pollinisateurs clés des coquelicots (voir la chronique sur les bourdons). Ainsi, les pétales doivent apparaître encore plus « bigarrés » aux yeux des abeilles. 

On a longtemps affirmé que abeilles et bourdons étaient insensibles à la couleur rouge ; or, des études récentes prouvent le contraire et leur sensibilité s’étend jusque dans des longueurs d’onde de l’ordre de 650nm. Aux yeux de ces insectes, les fleurs des coquelicots doivent donc apparaître très contrastées sur le fond vert de leur feuillage et de la végétation environnante. La combinaison de la grande taille des fleurs en grand nombre (voir les « champs de coquelicots »), le fort contraste de couleurs avec le décor ambiant et le contraste à l’intérieur de chaque fleur entre la base et le sommet des pétales réussissent à produire un signal visuel très fort, susceptible d’attirer les pollinisateurs de loin et de les guider de près. 

D’ailleurs, au centre de la fleur (voir la chronique), se tiennent l’ovaire vert foncé et surtout les bouquets d’étamines très sombres : cet ensemble contrasté fait donc ressortir le centre de la fleur, là où se trouve la provende de pollen (il n’y a pas de nectar). 

Taches noires 

Certains coquelicots (individus) portent une forte tache noire à la base de chaque pétale

Chez le grand coquelicot, on observe une variabilité quant à la coloration de la base des pétales : ou ils sont tout rouges comme le reste ou ils sont marqués d’une tache noire plus ou moins étendue et souvent même bordée d’une ligne blanche étroite. Cette variabilité semble s’exprimer au hasard et intrigue sur le terrain ; en passant en revue mes innombrables photos de fleurs de coquelicots, je me suis rendu compte qu’en fait les fleurs entièrement rouges, sans taches noires basales, semblent nettement majoritaires.

Individu très marqué avec une auréole blanche qui double la tache noire

En Allemagne, plus au nord, on constate que ces fleurs à taches noires sont extrêmement rares. Par contre, dans le bassin méditerranéen oriental, elles sont la règle. Quand on sait que le coquelicot a émergé en tant qu’espèce au Proche et Moyen-Orient avec l’avènement des premières cultures de céréales, on pressent que de telles tendances géographiques doivent traduire une certaine histoire évolutive. Justement, des chercheurs israéliens se sont intéressés au grand coquelicot et à sa pollinisation et leurs conclusions sont plus qu’étonnantes. 

Deux individus sensiblement différents côte à côte : le caractère « tache noire » reste très variable contrairement à la couleur rouge constante

D’abord, en Israël, les pollinisateurs primaires des coquelicots ne sont pas les abeilles et les bourdons mais des coléoptères très particuliers de la petite famille des Glaphyridés dont plusieurs espèces du genre Amphicoma. Ces scarabées ressemblent à des cétoines, couvertes d’une abondante pilosité sur les pattes et les parties ventrales, ce qui leur vaut le surnom anglais de « scarabées bourdons » : elles visitent les coquelicots (et d’autres fleurs : voir le paragraphe suivant) pour y brouter les étamines; ce faisant, leur pilosité se couvre de pollen et entre en contact avec la rangée de stigmates au sommet du pistil (voir la chronique sur les fleurs de coquelicots). Secondairement, quelques espèces d’abeilles solitaires visitent aussi ces fleurs mais avec une efficacité nettement inférieure quant à la pollinisation par rapport aux scarabées qui agissent « en force ». 

Capture d’écran sur le site aramel.free.fr consacré aux insectes

Mais le plus surprenant est que les coquelicots du Proche-Orient, dont ceux en Israël, ne reflètent pas les ultra-violets contrairement à ailleurs en Europe ; cette différence s’explique par une composition en pigments différente. Or, ces Amphicoma présentent une sensibilité aux longueurs d’onde correspondant au rouge contrairement aux autres coléoptères tout en étant insensibles aux ultra-violets. Des expériences avec des assiettes teintées en « rouge coquelicot » confirment cette attractivité sélective du rouge  

Les femelles restent très longtemps sur une fleur donnée alors que les mâles s’activent beaucoup et restent peu de temps sur une même fleur. Si on colle une femelle au centre de l’assiette rouge servant de test, l’attractivité augmente encore plus. Cela signifierait que, pour les mâles, fleur rouge rime avec probabilité de trouver une femelle et de pouvoir s’accoupler. Si, en plus, on ajoute un point noir au centre de l’assiette, on améliore encore plus l’attraction. Le contraste tache noire/surface rouge semble donc être un signal visuel déclencheur fort pour ces insectes. 

Au vu de ces données, on peut donc imaginer le scénario évolutif suivant : le grand coquelicot a émergé au Proche-Orient et coévolué en interaction avec les Glaphyridés pour sa pollinisation ce qui a sélectionné les fleurs à taches noires à la base des pétales. Le coquelicot a ensuite suivi l’Homme dans ses migrations vers l’ouest en Europe ; mais là, les Amphicoma sont pratiquement absents ou très rares. Des mutations sur les voies de synthèse des pigments ont permis l’acquisition de la réflectivité des UV qui a été sélectionnée positivement dans un contexte dominé par les abeilles et bourdons. Parallèlement, les taches noires ont perdu de leur importance puisqu’elles n’augmentent pas l’attractivité pour les hyménoptères : leur fabrication requiert des pigments noirs coûteux pour la plante.  

Rouges à oeil noir

Anémone coronaire (cultivar de jardin)

Mais ce n’est pas tout car en Israël le grand coquelicot côtoie quelques autres espèces de fleurs rouges avec le centre noir qui sont elles aussi visitées par ces coléoptères floricoles. En fait, seulement 2% des espèces de la flore israélienne présentent des fleurs rouges ; pour autant, ces rares espèces dominent les paysages secs en peuplements nombreux.

Renoncule asiatique sauvage

Parmi ces espèces frappantes et étudiées par les chercheurs, on peut citer : l’anémone coronaire (souvent cultivée sous le nom d’anémone de Caen) ; la tulipe d’Agen (introduite et naturalisée en France) ; la renoncule des fleuristes (Ranunculus asiaticus) et donc le grand coquelicot. On en trouve aussi dans les genres Adonis ou Glaucium avec le pavot corniculé. 

Glaucienne corniculée (proche des coquelicots)

Ainsi sur les 400 espèces de renoncules (Ranunculus) ou boutons d’or (où le jaune et le blanc dominent largement), seules trois sont rouges et localisées dans le bassin méditerranéen oriental ; de plus, ces trois espèces rouges ont des fleurs qui ne produisent pas de nectar contrairement aux autres membres du genre et leur corolle est au moins deux fois plus grandes que celle des espèces blanches ou jaunes. 

Ces fleurs rouges partagent un ensemble de traits originaux : de grandes fleurs rouges sans odeur (pour l’homme) et sans nectar ; une forme de bol évasé les rendant faciles d’accès ; des fleurs régulières ; de nombreuses étamines produisant un pollen abondant ; un pollen « extrusif » qui sort en paquet des anthères. Autant de caractères en lien avec les traits physiques des pollinisateurs lourdauds que sont ces scarabées. On parle donc d’une guilde des fleurs à scarabées bourdons qui réunit des espèces de plantes non étroitement apparentées ayant développé de manière convergente ces caractères floraux. 

L’effet de masse complète l’intensité du signal visuel

Les quatre espèces citées ci-dessus se succèdent peu ou prou dans le temps sur une saison fournissant tour à tour des floraisons abondantes avec les anémones coronaires qui ouvrent le bal tôt au printemps ; seuls les coquelicots ont une période de floraison plus étalée qui leur vaut d’être les plus visités. 

Ces floraisons successives semblent avoir exercé une pression sélective sur les cycles de vie des différentes espèces d’Amphicoma qui ont évolué vers des calendriers sensiblement différents. 

A noter que cet exemple a modifié l’image classique des « fleurs à scarabées » en général (syndrome dit de la cantharophilie), censées développer une odeur forte (excrément, pourriture, fermentation, …) susceptible d’attirer ces insectes. Dans cette lignée de scarabées, c’est la couleur qui est devenue le signal dominant. 

Bibliographie 

Vividly coloured poppy flowers due to dense pigmentation and strong scattering in thin petals. Casper J. van der Kooi ; Doekele G. Stavenga Journal of Comparative Physiology A (2019) 205:363–372 

Functional significance of the optical properties of flowers for visual signalling Casper J. van der Kooi et al. Annals of Botany 123: 263–276, 2019

Red bowl-shaped flowers: convergence for beetle pollination in the Mediterranean region. Isr J Bot 39:81–92 Dafni A, Bernhardt P, Shmida A et al (1990)