Populus tremula

En Scandinavie, l’élan d’Europe a connu une formidable expansion depuis les années 1960 avec un pic atteint dans les années 1980-90 ; ainsi on est passé d’un prélèvement annuel (chasse) de moins de 10 000 élans au début du 20èmesiècle à près de … 200 000 dans les années 2000 ! Une des raisons semble être les changements dans l’exploitation forestière avec la pratique des vastes coupes à blanc qui fournissent des habitats arbustifs favorables lors des phases de régénération qui les suivent ; la gestion cynégétique semble aussi jouer beaucoup car on abat sélectivement des individus jeunes et des mâles favorisant la proportion de femelles reproductives. Or, cet animal, le plus grand cervidé d’Europe (500 à 700 kg) et aussi le plus haut sur pattes (2,30m au garrot pour les mâles), se nourrit essentiellement de feuillage, de tiges, de branchages et d’écorce d’arbustes ou de petits arbres qui lui sont accessibles (jusqu’à 3m de haut en se dressant sur ses pattes arrière !) surtout en hiver où ils constituent alors jusqu’à 80% de son régime. On pressent donc qu’un tel herbivore aussi imposant puisse avoir un impact profond sur la structure et la régénération des forêts où il vit.

Elan d’Europe (parc zoologique d’Ardes-sur-Couze)

NB : Pour une partie des illustrations, nous avons utilisé l’exemple du chevreuil, un autre cervidé qui se nourrit comme l’élan des feuilles tiges et bourgeons des jeunes arbres ; d’ailleurs, en Scandinavie, le chevreuil est la seconde espèce qui impacte les peupliers et les saules au même titre que l’élan. 

Préférences

Parmi les espèces préférées des élans figurent trois feuillus répandus dans les forêts scandinaves avec, nettement en tête, le peuplier tremble (voir la chronique sur le feuillage de cet arbre) suivi du saule marsault et du sorbier des oiseleurs. Ces trois essences forestières ont un tempérament de pionniers de stades ouverts et colonisent rapidement les coupes forestières artificielles ou les clairières naturelles suite aux incendies ou aux tempêtes tout particulièrement près des zones humides (au moins pour les deux premiers). Or, les milieux aquatiques sont très appréciés des élans en été car ils se nourrissent alors beaucoup d’herbes et de plantes immergées qu’ils vont paître dans l’eau y compris en plongée en apnée ! De plus, leurs longues pattes aux larges sabots et leur long cou un peu chevalin leur permettent de circuler aisément dans les zones en reconquête, broussailleuses et encombrées éventuellement de troncs morts qu’ils enjambent facilement, contrairement, par exemple, aux chevreuils qui font un peu figure de nains !

Depuis plusieurs décennies, dans les zones forestières exploitées, on a entrepris la pratique du nourrissage hivernal pour limiter les dégâts aux arbres et pour la chasse ; ceci conduit évidemment à concentrer les animaux autour de ces points. Alors, on observe dans un rayon de 200m autour de ceux-ci, une forte pression de broutage des rameaux sur les épicéas, arbres dominants de ces forêts boréales et normalement évités par les élans. Fondamentalement donc, les feuillus cités ci-dessus constituent vraiment le menu préféré naturellement des élans.

Action directe

 

Nous allons voir que le broutage des élans sur ces arbres ou arbustes a de multiples impacts indirects sur leur cycle de vie (voir ci-dessous) mais nous allons commencer par un impact direct très surprenant : l’action chimique de la salive sur la croissance de ces arbres ! Une expérimentation (1) a été menée sur des boutures de saule marsault (voir la chronique sur cet arbre) : on simule le broutage des élans en les lacérant avec des mâchoires d’un crâne d’élan et en appliquant ensuite de la salive de cet animal ; on suit l’évolution de quatre traits des rameaux ainsi traités (avec des variantes sans application de salive pour comparaison) semaine après semaine sur cinq mois : nombre de ramifications, hauteur et nombre de bourgeons et de feuilles par longueur. L’application de salive d’élan induit de manière significative la formation de plus de ramifications sur les rameaux ; par contre, pour les trois autres traits (voir ci-dessus), on ne constate pas de changement significatif malgré une sensible augmentation des valeurs de ces traits. Donc, la salive d’élan aurait bien un effet stimulant sur la ramification des rameaux de saule marsault. On savait déjà que de tels changements ont lieu sur les bouleaux broutés par des ongulés en hiver : ils produisent moins de pousses mais elles sont plus longues et plus épaisses avec plus de ramifications et un plus grand nombre de bourgeons sur ces pousses allongées.

L’étude n’a pas analysé la composition de la dite salive mais on a déjà mis en évidence qu’un composant proche de la thiamine dans la salive des bovins augmente la repousse et la production de racines d’une graminée des prairies ; chez les souris, on a aussi démontré l’existence de facteurs de croissance capables de stimuler la croissance des pousses de sorgho dans la salive des souris. Comme de tels produits ont aussi été trouvés dans la salive d’ongulés, on peut penser que celle de l’élan en contient peut-être ce qui expliquerait cet effet direct. L’élan modifierait donc le port de ces petits arbres en stimulant leur ramification ce qui les conserverait dans un port plutôt bas et favorable à son alimentation !

Saule brouté par des chevreuils et sévèrement taillé

Clones immortels

Bosquet de trembles : peut-être ne s’agit-il en fait que d’un clone, i.e. que tous ces arbres sont issus d’un même parent ?

Le peuplier tremble a servi d’espèce de référence (2) pour diverses études sur l’impact du broutage des élans, d’une part parce qu’il s’agit de l’espèce préférée mais aussi et surtout pour son importance écologique globale en tant que support d’une abondante biodiversité (insectes herbivores, champignons, oiseaux cavernicoles, …) et donc espèce clé de voûte dans la forêt boréale scandinave. Or, cette essence peut se régénérer naturellement par voie végétative via des rejets depuis les racines proches de la surface.

Colonie de rejets de tremble apparus à partir des racines des trembles adultes présents en lisière de cette coupe forestière.

Un tremble peut en effet produire autour de lui, par ses racines qui s’étalent jusqu’à quarante mètres de distance à l’horizontale, des centaines de rejets dispersés qui, au fil du temps, grandissent et deviennent des individus à part entière mais génétiquement identiques au parent souche ; ainsi se forme un clone, une population d’individus dispersés autour du parent, des ramets en langage génétique (voir la chronique sur l’exemple du fraisier) ; ces ramets peuvent à leur tout, en vieillissant émettre des racines latérales créant ainsi un clone de plus en plus étendu formé d’individu interconnectés entre eux sous terre : extérieurement, on ne se rend compte de rien ! Ces clones peuvent ainsi globalement (l’ensemble des arbres issus du même parent) persister à très longue échéance avec des longévités estimées à plus de … 6000 ans ! Ce système permet notamment aux trembles de conquérir des espaces vides depuis les lisières où ils sont déjà installés comme mes champs cultivés abandonnés où ils progressent de plus de un mètre par an !

Courte vie !

Chatons mâles en fin d’hiver

Par ailleurs, le tremble dispose aussi de la reproduction sexuée avec la production de graines. Comme les saules, autres membres de la même famille des Salicacées, le tremble est une essence dioïque, i.e. avec des sexes séparés (voir la chronique sur le saule marsault) : des arbres mâles producteurs de chatons à pollen et des arbres femelles producteurs de chatons à fleurs ovariées qui, une fois fécondées par le pollen transporté par le vent, donnent des capsules remplies de graines cotonneuses. Celles ci, transportées par le vent, peuvent se disperser à grande distance du fait de leur extrême légèreté.

On a longtemps pensé que cette reproduction par graines n’avait qu’une valeur symbolique dans le cycle de vie des trembles et qu’ils se multipliaient avant tout par voie végétative (voir ci-dessus). Or, des analyses génétiques montre que d’une part il existe un fort flux de gènes à très grande échelle qui ne peut se faire que via les graines et que d’autre part, en un lieu donné, il peut y avoir en fait une multitude de clones différents génétiquement et ne produisant chacun que quelques ramets. Une autre preuve de ce recours important à la voie sexuée et à la dispersion des graines se retrouve dans la colonisation très précoce vers le nord de cette espèce après le dernier grand épisode glaciaire y compris ne des sites isolés tels que des îles.

Ilot isolé de trembles en haute montagne (Vanoise/Alpes) : ils n’ont pu coloniser un tel site que par les graines transportées par le vent

L’autre trait majeur associé à cette double capacité de reproduction concerne la relative brève longévité du tremble : longtemps supposée ne pas dépasser cent ans, elle pourrait en fait atteindre les deux cents ans. Néanmoins, globalement, le tremble reste bien une espèce à vie brève (notamment sur des sols pauvres où il subit un pourrissement précoce des racines) comparé à la majorité des essences forestières feuillues ou résineuses.

Inconvénient majeur

Feuillage adulte du tremble ; les feuilles des rejets ont une forme très différente

Cette longévité individuelle limitée impose de fait au tremble une répétition des cycles de régénération : production de nouveaux individus soit par plantules issues de graines soit par rejets depuis les racines. A chaque cycle, les nouveaux trembles doivent passer par un stade « jeune » et bas avant de grandir, directement accessible à a dent des élans ! Ils ont donc plus de « chances » d’être affectés par le broutage des ongulés que bien d’autres essences. Effectivement, sur le terrain, on constate dans les zones à fortes densités d’élans (notamment en hiver) une quasi absence de la cohorte de jeunes trembles ayant un diamètre de 5 à 15cm à hauteur de poitrine humaine alors qu’il y a une forte densité de plantules de moins de 5cm de diamètre. Or ceci correspond aux arbres de moins de 4 mètres de haut donc directement accessibles aux élans. En Amérique du nord, sur une espèce très proche du tremble, on a même mis en évidence la possibilité d’éradication définitive de clones via le broutage intensif des élans (les orignaux outre-Atlantique). La longévité exceptionnelle des clones vient par contre tempérer ces effets négatifs et permet le maintien à long terme de l’espèce pourvu que le clone dispose de suffisamment de ramets et se soit assez étendu dans l’espace.

Par contre, lé piétinement occasionné par ces grands animaux sur les sites fréquentés peut favoriser la germination des graines des trembles ; en effet, celles ci doivent germer très rapidement après leur libération et elles ont besoin d’un sol humide et nu pour s’installer. Les « scarifications » du sol sous les sabots des élans seraient donc favorables au recrutement de nouveaux trembles. En contrepartie, les tous jeunes arbres d’un an risquent de pâtir de ce même piétinement !

Une autre interférence a pu se produire avec dans les forêts exploitées : là où les élans maintiennent une forte pression de broutage, le besoin de recourir à un nettoyage mécanique (voire même parfois chimique !) pour favoriser à tout prix l’essence reine qu’est l’épicéa se trouve réduit. Et ainsi, les trembles se trouveraient curieusement favorisés !

Avantage décisif ?

Les élans, compte tenu de leur taille, ne peuvent affecter la croissance des trembles que tant que ceux-ci ne dépassent  pas trois ou quatre mètres de hauteur. Or, les jeunes trembles disposent par rapport à ce problème d’un atout majeur : une croissance initiale remarquablement rapide de plus de un mètre par an. Mieux encore : pour les jeunes arbres issus de rejets et donc bien alimentés par les grosses racines d’un arbre mère, cette hauteur critique peut être dépassée en à peine deux ou trois ans.

Mais d’autres facteurs interfèrent avec la seule croissance. Si les élans broutent le bourgeon terminal qui entretient une dominance apicale (blocage de la ramification en dessous), le jeune arbre va se mettre à se ramifier ce qui va ralentir sa croissance en hauteur et le placer donc plus longtemps à portée des dents des élans. En moyenne, on estime qu’un jeune arbre ainsi « étêté » perd entre deux et neuf ans de croissance en hauteur !

Un autre effet collatéral concerne les défenses chimiques internes des trembles ; on pense que comme son très proche cousin américain très étudié à ce propos, le tremble réagit à toute attaque d’herbivore en augmentant la synthèse de composés secondaires toxiques de type composés phénoliques ou tanins. Sauf que cette synthèse accrue mobilise des ressources énergétiques ce qui va ralentir la croissance ! Par contre, il se peut qu’au fil du temps s’opère une sélection des clones les plus riches en ces substances via la reproduction sexuée. En Amérique du nord, on a pu montrer que les élans sont capables de choisir les clones de trembles les moins riches en ces composés.

Graines

Friche en cours de colonisation par des trembles

L’anéantissement de la cohorte des jeunes arbres peut conduire progressivement à moins d’arbres adultes et donc un potentiel de production de graines affaibli, d’autant que les arbres femelles sont bien moins nombreux que les arbres mâles : en Scandinavie, on dénombre en moyenne deux mâles pour une femelle. Même pour les mâles, cela peut devenir un problème car divers faits suggèrent une limitation de la reproduction sexuée liée à l’insuffisance de production de pollen : ainsi, si on pollinise manuellement des chatons femelles, on peut augmenter la production de graines jusqu’à … douze fois !

En tout cas, tout concourt à reconsidérer la place de la production de graines dans le maintien des trembles, bien plus importante que celle suggérée auparavant. L’espèce peut à tout le moins s’installer soit dans des espaces récemment libérés (comme les champs abandonnés) et encore peu fréquentés par les élans ou atteindre ainsi des zones moins accessibles ou moins favorables à ces animaux. Or, au cours des décennies, la déprise agricole et l’abandon du pâturage du bétail en Suède et Norvège ont libéré de vastes surfaces favorables à l’expansion des trembles.

Globalement, en intégrant de plus d’autres changements non liés aux élans (comme la récurrence des feux et des tempêtes plutôt favorables à cette espèce pionnière), les chercheurs estiment donc que la forte augmentation des élans ne menace pas a priori la persistance des trembles dans les forêts boréales. Sans compter que les populations d’élans semblent ne plus augmenter depuis les années 90, voire même commencent à décliner ; de plus, les populations de certains grands prédateurs tels que le loup de leur côté progressent. Autant de nouveaux facteurs d’interférence typiques de toute situation environnementale, loin des c lichés réducteurs simplistes avec un seul facteur clé !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Can saliva from moose, Alces alces, affect growth responses in the sallow, Salix caprea Margareta Bergman OIKOS 96: 164–168, 2002
  2. Life history strategies of aspen (Populus tremula L.) and browsing effects: a literature review.TOR MYKING et al. Forestry, Vol. 84, No. 1, 2011.