Colonie de grimmie en coussinets aux allures de troupeau animal : les micro-mondes imaginaires

13/10/10 Si vous êtes propriétaire d’une maison, vous avez forcément entendu cette ritournelle « il faut démousser votre toit et vos murs car les mousses entretiennent ou créent de l’humidité qui les détériore ». Personnellement, dès que l’on décrète une partie du vivant comme non grata dans notre environnement immédiat, j’ai tout de suite une réaction de grande méfiance envers ces oukases motivés par des croyances irrationnelles et surtout par l’appât du gain. J’ai besoin de savoir scientifiquement et rationnellement ce qu’il en est et, a minima, de vérifier si outre les inconvénients il n’y aurait pas, par hasard, aussi des avantages et donc apprécier la balance bénéfices/risques. Dans le cas des mousses qui croissent sur les maisons, les bâtiments, les murs, les toits, …j’ai une grande sympathie naturelle pour ces êtres vivants à l’aspect délicat comme les grimmies en coussinets, toutes veloutées, si douces au toucher et attendrissantes au regard ; d’autre part, je sais qu’elles hébergent une microfaune très riche et qu’elles sont capables d’exploits incroyables en matière de survie en milieu extrême. J’ai donc cherché dans la littérature scientifique des éléments tangibles pour répondre clairement à la question « quels sont les impacts négatifs et positifs des mousses sur la durabilité des pierres ». Ce sera l’occasion au préalable de découvrir les rapports des mousses avec leurs supports et avec l’eau. 

Faîte de mur colonisé par des mousses en coussinets (acrocarpes)

Mousses ? 

Coussinets de mousses (verts à bruns) et lichens (orange ou bleutés) sur les tuiles d’un toit

Il convient d’abord d’éclaircir ce que l’on entend par mousse car ce nom agglomère des êtres végétaux très différents.  Mousse apparaît sous la forme mosse (qui s’apparente au moss des anglo-saxons) au début du 13ème siècle, dérivé de la forme moise de la fin du 11ème. Les emplois analogiques pour désigner notamment un amas de bulles de gaz sur l’eau revoient à une image « floue et diffuse », quelque peu informe. Pour le botaniste, mousse est un terme informel qui désigne des plantes vertes terrestres sans racines ni vaisseaux absorbants ; il recouvre dans le sens populaire en fait trois lignées très distinctes de plantes vertes terrestres, aussi différentes entre elles que peuvent l’être les Conifères (Pinales) des plantes à fleurs (Angiospermes). Ce sont : les anthocérotes, petit groupe méconnu très particulier de 300 espèces ; les hépatiques (Marchantiophytes), petites plantes très délicates et fragiles, dotées soit de feuilles soit de lames aplaties (thalles) passant largement inaperçues bien que répandues (voir la chronique zoom-balade dans les gorges de la Sioule) ; enfin, il reste le vaste groupe (25 000 espèces dans le Monde) des Bryophytes au sens strict (du grec ancien bryon pour mousse et phyto, plante) dotées de tiges feuillées. Ce sont ces dernières que le grand public associe généralement au terme de mousse mais nombre de personnes qui observent des hépatiques sans le savoir les nommeront spontanément « mousses » : il vaut mieux réserver le terme de mousses aux seules bryophytes au sens strict des scientifiques. cela dit, de leur côté, les botanistes utilisent le terme de Bryophytes au sens large pour désigner l’ensemble des trois lignées !

Une autre confusion forte – largement entretenue par les professionnels du démoussage – concerne les lichens qui côtoient très souvent les mousses dans les mêmes milieux ; les lichens ne sont pourtant même pas des végétaux mais des champignons (voir la chronique) mais leur aspect (notamment les espèces ramifiées en mini-buissons) conduit souvent à les confondre avec les mousses alors qu’ils en sont aussi différents que des mammifères peuvent l’être des insectes ! Si la majorité des lichens arborent des teintes vives « exotiques » sans aucune trace de vert visible, certaines espèces présentent une teinte verte ou verdâtre qui prête à confusion. Certaines espèces de lichens portent d’ailleurs des noms populaires incluant le mot mousse. En tout cas, aucun lichen n’a de tiges ni de feuilles ! 

Coussins ou tapis 

Dans cette chronique, nous n’allons donc évoquer que les « vraies » mousses, les bryophytes, et ce d’autant que les hépatiques ne fréquentent pratiquement pas les murs et bâtiments (sauf dans des sites très ombragés et humides). La flore française compte presque mille espèces de mousses et leur identification s’avère ardue vu leur taille réduite qui nécessite l’usage d’outils grossissants (loupe à main et souvent le microscope). Néanmoins, pour mieux les appréhender, on peut distinguer deux grands sous-groupes d’après leur aspect général (ce ne sont des groupes de parenté) : les acrocarpes et les pleurocarpes. 

Les mousses acrocarpes ont des tiges dressées, très peu ou pas du tout ramifiées, souvent en touffes denses, très serrées formant des coussins ou coussinets. Ces tiges peuvent porter à leur extrémité les organes producteurs de spores (sporogones) formés d’un long « fil » (soie) surmonté d’une capsule avec un opercule d’où le nom d’acrocarpes (du grec akron, sommet et carpo, fruit). Les mousses pleurocarpes ont quant à elles des tiges très ramifiées latéralement, étalées rampantes sur leur support, et forment des tapis « moquettes ». Quand elles produisent des sporogones, ceux-ci émergent à l’aisselle des ramifications et donc « de côté » d’où l’appellation de pleurocarpes (pleuro = côté). 

Ces différences d’aspect induisent des comportements généraux différents de ces deux grands groupes. Les acrocarpes tendent à occuper des milieux plus secs compte tenu de leur forme en coussinet plus apte à lutter contre le dessèchement ; beaucoup sont annuelles ou de faible longévité car les tiges ne se ramifient pas ce qui limite les capacités de multiplication végétative. Inversement, les pleurocarpes tendent à peupler plus souvent des milieux plus humides, moins secs, plus ombragés car leur port étalé les expose plus au dessèchement (voir ci-dessous). Beaucoup d’entre elles sont pérennes (vivaces) du fait de leur capacité à se multiplier activement de manière végétative via les ramifications des tiges ; elles forment souvent de vastes colonies tapissantes. Ces différences ne sont que des tendances avec des exceptions comme il se doit pour un groupe aussi diversifié et présent dans une gamme de milieux très étendue. 

Mousse-plume soyeuse (en haut), pleurocarpe, encadrée de coussinets de Grimmie, acrocarpe

Fausses racines 

Contrairement à une croyance bien enracinée (!), les mousses n’ont pas de racines ; il suffit pour s’en convaincre de soulever un tapis ou un coussin de mousse (à ne faire qu’une fois et modérément !) pour constater que tout vient d’un bloc facilement sans avoir à rompre des éléments ancrés. Les mousses sont quand même fixées ou plutôt plaquées sur le substrat (sol, bois, pierre, …) via des organes très fragiles, des rhizoïdes, faits de cellules mortes (unicellulaires ou pluricellulaires selon les groupes). Diversement colorés ou transparents, ils émergent de certaines parties des tiges (rarement depuis les feuilles) à partir de cellules épidermiques allant parfois jusqu’à couvrir les tiges d’un revêtement feutré (tomentum) ; chez la majorité des espèces, ils sont fins et peu ramifiés et produits sur les tiges entre les feuilles ; dans quelques groupes (comme les Mniacées), ils atteignent de plus grande taille, se ramifient fortement et émergent des rameaux. Mais en aucun cas il ne s’agit de racines puisqu’il n’assure aucune fonction de conduction de l’eau via des vaisseaux internes comme le font ces dernières. On pourrait les comparer à une sorte de « scratch » agrippé au substrat en surface mais de manière lâche ; ainsi, sur les toits colonisés par des mousses acrocarpes, on observe souvent après des épisodes orageux des coussinets décrochés ; sur des substrats un peu dégradés avec des grains par exemple, les rhizoïdes s’insinuent entre eux et si on soulève la touffe alors elle porte avec elle une partie des grains. 

Dépendantes

La relation des mousses avec l’eau s’avère des plus complexes et chargée de préjugés liés au fait qu’on tend à leur attribuer les traits des plantes à fleurs dont elles sont radicalement différentes. Vu leur petite taille et leur port, l’essentiel de leurs tissus dont les feuilles se trouvent au plus près du substrat : elles dépendent donc très étroitement du microenvironnement autour d’elles et entre elles et le support.  

Les feuilles ne se composent que de quelques épaisseurs de cellules et ne peuvent donc retenir l’eau longtemps

Chez la majorité des espèces, la conduction de l’eau à l’intérieur de la plante vers toutes les cellules qui la composent se fait par captation de l’eau depuis leur surface puis déplacement interne en suivant des espaces capillaires entre cellules ; cette circulation se fait de manière très diffuse à travers les cellules et n’a rien à voir avec les flux de sèves des plantes à fleurs. Quelques groupes (dont les Polytrics) ont développé une ébauche de conduction interne avec, dans leurs tiges, des chaînes de cellules allongées (hydroïdes) ; même dans ce cas, elles conservent la prise d’eau depuis la base des feuilles ou le feutrage de rhizoïdes et les mouvements internes de l’eau dans ces cellules spécialisées seraient plutôt diffus ; donc, là encore, rien à voir avec les vaisseaux conducteurs des plantes à fleurs en dépit d’une vague ressemblance de structure. 

Mousse-plume soyeuse gorgée d’eau

L’entrée de l’eau dans la plante peut se faire de multiples façons selon les espèces : à la base des feuilles engainantes, entre les feuilles imbriquées et de forme concave, dans les feutrages de rhizoïdes des tiges, dans des interstices entre des papilles qui couvrent les feuilles ou encore entre les tiges très serrées ou entre les tiges et le substrat dans les coussinets. Dans tous les cas, l’eau externe est essentielle puisque rien n’est prélevé dans le substrat servant de support : les mousses sont entièrement tributaires des apports d’eau via les précipitations ou la rosée et ne peuvent compter sur des réserves accumulées dans le substrat. Comme la majorité d’entre elles peuplent des habitats qui connaissent des épisodes intermittents de sécheresse plus ou moins marquée et prolongée, elles vivent dans un contexte où elles ne disposent d’eau que de manière très intermittente et aléatoire. 

Par temps sec, les mousses se dessèchent et entrent en vie ralentie quand les orpins, plantes à fleurs, restent verts et actifs !

Tolérantes 

Mousse spécialisée vivant au niveau de sources et de ruisselets : pas de problème de gestion de l’eau !

Seule une minorité d’espèces vit dans des milieux avec une humidité permanente : des espèces aquatiques à semi-aquatiques ou des espèces de milieux tropicaux humides et ombragés. Pour toutes les autres, et tout particulièrement pour celles habitant sur les murs ou les toits, il faut composer avec la contrainte majeure d’une disponibilité intermittente en eau et avec des épisodes très secs et chauds. De plus, elles ne peuvent se protéger en développant des revêtements imperméables limitant les pertes en eau vu que la prise d’eau se fait par les surfaces exposées. Face à ce dilemme, les mousses ont évolué vers une stratégie de tolérance à la dessiccation que l’on retrouve chez de nombreux organismes vivants (champignons, algues, lichens mais aussi certains organes des plantes comme les spores ou les graines).

Dès que de l’eau est disponible autour d’elles, elles en stockent le plus possible dans leurs cellules de manière à tenir le plus longtemps possible avec des cellules « pleines » (turgescentes) et actives. Mais dès que les pertes en eau par évaporation l’emportent en absence d’eau externe, les cellules se dessèchent tout en restant vivantes : la mousse entre en vie ralentie et ne fait plus de photosynthèse. Elle se recroqueville car elle est déshydratée ce qui, très souvent, modifie profondément son apparence et la rend méconnaissable : une autre complication pour identifier les mousses ! 

Dans ces milieux très éclairés que sont la plupart des murs et toits, en fin de printemps et en été, les périodes humides se limitent aux pluies et à la rosée matinale ; en automne, avec la baisse de l’insolation, elles peuvent tenir plus longtemps après un épisode de pluie. Ainsi, les mousses mènent une vie en pointillés, rythmée par les épisodes pluvieux. La récupération i.e. le retour à la vie active grâce à un apport extérieur d’eau après une phase de dessiccation dépend de la durée de cette dernière. Ainsi, l’anomodon robuste, une mousse qui vit au pied des arbres, récupère en quelques heures après deux semaines à l’état desséché ; pour 3 semaines, elle récupère en dix heures ; pour 5 semaines, au bout de 20 heures d’humidification, elle ne retrouve que la moitié de son activité antérieure avant l’entrée en vie ralentie. 

Colonie de grimmies sèches mais bien en vie comme en témoignent les sporogones qui vont mûrir

Cette tolérance est permise par la structure des cellules capables de perdre l’essentiel de leur eau constitutive sans se rompre et en conservant leurs organites vitaux et ensuite de se réhydrater très vite. Il semble que des processus de réassemblage des éléments constitutifs désorganisés soit mise en jeu plutôt que de la réparation qui nécessiterait une forte synthèse de protéines. En fait, cette stratégie s’apparente à une « fuite » devant le problème : les mousses n’affrontent pas la sécheresse comme le font nombre de plantes à fleurs ; ainsi, par exemple, il n’existe pas de « mousses grasses » équivalentes des orpins ou des joubarbes ! Il n’empêche que ce processus s’avère très efficace notamment sur les milieux très exposés et verticaux que sont les murs et les bâtiments. 

Sur ce mur (vu de dessus), la face sud est colonisée par des acrocarpes en coussinets (plus résistantes à la dessiccation) alors que la face nord plus fraîche est occupée par des pleurocarpes

Humidifiantes ?

Les services chargés de l’entretien des monuments et bâtiments historiques recommandent l’élimination des mousses car, selon eux elles retiennent l’humidité ou en créent via leur présence et accélèrent la détérioration des matériaux supports. Une étude scientifique très récente a exploré cette question sur des pierres calcaires de vieux murs colonisés par des mousses et sur le mortier à la chaux qui liait ces pierres. Les chercheurs ont combiné des expériences en laboratoire sur des blocs prélevés sur ces murs et des suivis sur le terrain à l’aide de microcapteurs permettant de suivre en direct ce qui se passe à l’interface mousse/pierre (lithobiontique) à l’occasion d’épisodes pluvieux. 

Les résultats confirment que les mousses pleurocarpes étudiées préfèrent coloniser des sites humides et plutôt ombragés. Par contre, dire qu’elles créent un environnement humide de par leur présence est largement excessif car leur relation avec l’humidité au niveau de l’interface mousse/pierre ou mortier s’avère bien plus complexe. Elles agissent en fait comme des boucliers pour le substrat pendant les périodes de faibles pluies ou avec une humidité atmosphérique moyenne ; elles augmentent nettement le délai d’apparition d’un pic d’humidité au niveau de l’interface (très net par contre sur la pierre nue exposée directement à la pluie) et, en plus, elles raccourcissent la période d’impact de ce pic en entretenant une interface plus sèche et plus longtemps via l’eau qu’elles stockent au passage (voir ci-dessus). Ce n’est qu’à l’occasion d’épisodes pluvieux intenses que les mousses augmentent la prise d’eau par le substrat et peuvent alors faciliter la détérioration de la pierre ; ceci ne vaut donc que pour les régions très humides. Cependant, les tests effectués sur des blocs de pierre colonisés depuis longtemps par des mousses et que l’on a dénudé montrent que ces derniers absorbent encore plus d’eau que les blocs nus jamais colonisés ; autrement dit, si la mousse est installée depuis longtemps, l’enlever devient encore plus dommageable que de la laisser ! L’étude a aussi exploré l’impact des mousses sur les températures à l’interface pierre/mousse : leur effet est négligeable tant sur les variations que sur les maximas : ceci contredit une autre affirmation comme quoi les mousses accentueraient les fluctuations des températures ce qui endommagerait la pierre en la soumettant à des extrêmes plus importants ! 

Bienfaisantes ! 

Sans sa parure de mousses cette croix perdrait une grande partie de son charme !

Finalement, si les mousses altèrent bien un peu la pierre de construction sur laquelle elles sont installées (via notamment l’action des rhizoïdes), leur impact par l’humidité semble bien plus nuancé voire protecteur sous des climats plus secs … et sous une tendance climatique avec moins de pluies ! En Grande-Bretagne où a été menée cette étude, pays réputé pour sa pluviosité relative, certains conservateurs de bâtiments historiques prônent le maintien des mousses pour le cachet historique qu’elles apportent (par exemple sur de vieux manoirs). Si on ajoute la dimension support de biodiversité à cet argument esthétique, cette approche devrait s’étendre à une majorité de bâtiments y compris ceux des particuliers : les mousses constituent une « forêt miniature vivante » et sont un des nombreux éléments de la biodiversité avec laquelle nous devons au plus vite nous réconcilier. A l’heure où l’on créé de toutes pièces des murs végétaux dans les villes, il serait plus que temps de cesser de détruire à tout va (et souvent à l’aide de substances toxiques !) les mousses sur les bâtiments quels qu’ils soient. Devenons aussi tolérantes envers elles qu’elles le sont envers la dessiccation et tout ira bien mieux avec un monde autour de nous plus beau où le vivant a pleinement droit de cité ! 

Ces mousses se sont installées sur la cheminée de ma maison : elles ne dérangent personne, surtout pas moi !

Bibliographie 

Bryophyte biology. A. J. Shaw ; B. Goffinet. Ed. Cambridge University Press (2000)

Moisture Interactions Between Mosses and Their Underlying Stone Substrates, Katherine Jang & Heather Viles Studies in Conservation (2021)

Chronique sur la mousse-plume soyeuse des murs