Aves

Dans cette chronique au titre a priori mystérieux (mais c’est voulu !), nous allons nous intéresser aux oiseaux non volants (flightless birds) ou plutôt qui ont perdu l’aptitude à voler au cours de l’évolution. Il est bien clair désormais que le vol associé à la présence d’ailes constitue un caractère ancestral chez les Oiseaux et que les non volants ont forcément au cours de leur histoire ancienne ou récente perdu à un moment donné la faculté de voler. Nous allons explorer une seule question à propos de ce vaste sujet : qui sont ces oiseaux non volants ?  Il restera la question centrale majeure du pourquoi qui ne sera qu’effleurée ici et traitée à part dans une autre chronique.

Manchots du Cap en Afrique du sud (photo Gilles Guillot)

Liste à la Prévert

On compte une soixantaine d’espèces d’oiseaux actuels complètement (voir la nuance ci-dessous) non volants. On les trouve dans diverses familles ou ordres, ce que nous appellerons des groupes de la classification. Deux sont très connus et médiatisés : le groupe des Ratites, l’archétype populaire des oiseaux non volants, qui regroupe autruches, émeus, casoars, nandous et kiwis (voir les chroniques sur ces oiseaux) ; le groupe des Sphénisciformes avec ses 18 espèces de manchots. Sinon, on trouve çà et là des oiseaux non volants parmi des familles composées essentiellement d’oiseaux volants : le grèbe du lac Titicaca ; le cormoran des Galápagos ; des oies et canards dont trois espèces de canards-vapeurs ou brassemers de Patagonie et deux sarcelles de Nouvelle-Zélande ; les râles et marouettes (famille des Rallidés) avec une quinzaine d’espèces sur les îles du Pacifique surtout ; le Kakapo, un gros perroquet de Nouvelle-Zélande au bord de l’extinction. Justement, ce dernier exemple nous amène vers une particularité « sinistre » propre aux oiseaux non volants : un taux d’extinction récente des espèces qui défie l’entendement !

Les manchots ne volent plus en l’air … mais dans l’eau !

Liste nécrologique

Il ne fait plus très bon être un oiseau non volant depuis l’avènement de l’espèce humaine moderne et la colonisation de tous les recoins les plus sauvages de la planète. Parmi les espèces encore vivantes évoquées ci-dessus, nombre d’entre elles figurent sur la liste des espèces menacées ou en voie d’extinction comme en Nouvelle-Zélande (2), l’île qui abrite proportionnellement le plus d’espèces non volantes : le kakapo avec 154 individus en 2017 maintenus à « bout de bras » par un intense programme de conservation ; les diverses espèces de kiwis dont le Rowi avec 300 individus; le takahé de l’île du Sud, sorte de poule sultane (Porphyrio) avec 313 individus restant en 2006 ; la sarcelle de Campbell sauvée in extremis de l’extinction par un programme d’élevage en captivité ; …. Les ennemis numéros un de ces oiseaux sont les espèces introduites par les colons européens avec en tête les rats ou les hermines, prédateurs implacables envers ces oiseaux incapables de voler.

Beaucoup d’autres n’ont pas eu cette chance de simplement survivre bien en amont. Pour les râles et marouettes, on estime qu’il a du exister autour de … 2000 espèces non volantes qui se sont éteintes au cours du dernier millénaire sur des îles de l’Océan Pacifique (voir le cas des marouettes ci-dessous) suite à leur colonisation par les Polynésiens et leur cortège de commensaux dont les sinistres rats noirs. De même, les onze espèces de Moas, ces Ratites géants remarquables, furent éradiquées en moins de deux siècles entre 1200 et 1400 avec l’arrivée des Maoris en Nouvelle-Zélande jusqu’alors inhabitée.

Un exemple édifiant concerne un petit passereau, le xénique de Stephens (Traversia lyalli), de la famille des Acanthisittidés endémique de Nouvelle-Zélande, la famille la plus ancienne du groupe des Passereaux. Cette espèce (ou des espèces très proches), le seul passereau connu incapable de voler, était répandue sur les deux grandes îles de Nouvelle-Zélande jusqu’au 18ème siècle (d’après les restes fossiles) avant d’être éliminée et de se retrouver confinée sur la minuscule île Stephens près des côtes. L’histoire veut que cette micro-population vestigiale fût exterminée en une année (1894) par le chat du gardien de phare installé sur cette île !

Plus près de nous, le grand pingouin qui fréquentait les côtes de l’Atlantique nord s’est éteint au milieu du 19ème siècle, victime de la chasse et de la destruction directe ; il était le seul représentant actuel non volant de la famille des Alcidés (macareux, pingouins et guillemots), non apparentés aux manchots de l’Hémisphère sud.

Gravure ancienne (Buffon) de grand pingouin inapte au vol

Hésitations

Pour nombre de ces espèces éteintes, il peut d’ailleurs persister un doute : étaient-elles complètement non volantes ou pouvaient-elles voler un peu même sur de courtes distances. Pour les extinctions les plus anciennes, on ne dispose que du squelette et de ses indices : un bréchet très réduit (la crête qui porte les muscles pectoraux sur le sternum) et des os des ailes plus courts. Ainsi, on ne sait pas clairement si l’égothèle de Nouvelle-Zélande, oiseau proche des engoulevents, disparu depuis le 13ème siècle, volait un peu ou pas du tout.

En fait, si l’on observe les oiseaux actuels, on se rend compte qu’il existe un continuum entre volant et non volant avec des espèces plus ou moins proches de la seconde extrémité. Un exemple classique et qui figure souvent à tort dans les listes d’oiseaux non volants est celui du kagou de Nouvelle-Calédonie. Cet étrange oiseau emblématique de l’île se nourrit, se déplace et niche à terre dans les sous-bois denses qu’il habite ; il se sert de ses ailes pour s’enfuir en vol plané en cas de danger pressant. Il a d’ailleurs des ailes assez bien développées (envergure de 77cm pour un corps de 55cm de long) mais par contre la musculature des ailes est atrophiée : il est donc en fait « presque non volant » ! Par contre, il utilise fortement ses ailes lors des parades nuptiales notamment via les motifs colorés portés par les rémiges primaires. On retrouve un cas un peu similaire chez les autruches, complètement non volantes, mais qui utilisent leurs ailes comme signaux visuels de communication lors des parades. Exemple de reconversion !

Qui sont-ils ?

Si on replace les groupes où l’on trouve des oiseaux non volants dans la classification, on constate qu’ils sont très disparates, non directement apparentés entre eux, et répartis un peu partout sur les grandes branches de la classification. Il n’existe pas de groupe particulier (en termes de parenté) où seraient réunis tous les oiseaux non volants. Même le célébrissime groupe des Ratites compte dans ses rangs des oiseaux volants, les tinamous d’Amérique du sud et centrale ; mieux, on sait désormais que ce groupe résulte de l’évolution de plusieurs lignées d’oiseaux volants qui ont convergé indépendamment vers la perte du vol (voir les deux chroniques consacrées aux Ratites et à leur histoire extraordinaire). Et les Ratites donnent en quelque sorte le ton de la tendance générale : l’évolution vers la perte du vol s’est faite à de multiples reprises de manière indépendante dans des lignées non apparentées et dans des contextes très différents et selon des modalités anatomiques toutes aussi différentes . Cette répétition à de nombreuses reprises soulève une question fondamentale : cela signifie t’il que le vol est un fardeau évolutif pour que tant d’espèces à autant de reprises aient évolué vers son abandon ? La chronique consacrée au pourquoi tentera d’y répondre.

Deux exemples détaillés qui suivent vont illustrer cette évolution multiple réitérée.

Les marouettes de Hawaï

L’archipel des îles Hawaï (1) héberge plusieurs espèces de rallidés dont des marouettes (genre Zapornia). Leurs noms d’espèces indiquent l’île dont elles sont endémiques. Ainsi, la marouette de Henderson, toute noire (Z. atra) vit actuellement sur l’île éponyme mais on en connaît trois autres espèces éteintes : la marouette de Laysan (Z. palmeri) disparue dans les années 1930, la marouette de Hawaïi (Z. sandwichensis) disparue vers 1890 et la marouette de Kusaie (Z. monasa) éradiquée dès 1840 ! Or, l’analyse génétique (prélèvements sur des oiseaux naturalisés conservés en musée) montre clairement que ces quatre espèces non volantes ne sont pas apparentées directement. La marouette de Laysan est proche d’une espèce volante avec une vaste répartition mondiale, la marouette de Baillon (Z. pusilla) ; les trois autres dont la marouette de Henderson (la seule survivante) sont apparentées à une autre espèce volante, la marouette fuligineuse (Z. tabuensis) répartie sur les îles du Pacifique, en Australie et Nouvelle-Zélande. Même pour ces trois espèces non volantes, compte tenu de leur incapacité à voler et de leur localisation sur des îles différentes, il faut imaginer trois évènements différents de colonisation par la marouette fuligineuse suivis d’une évolution vers la perte du vol. Au moins dans le cas de la marouette de Laysan, on peut estimer que la perte du vol a probablement évolué en moins de 125 000 ans.

Les grèbes sud-américains

La famille des grèbes (Podicipédidés : voir la chronique sur la parenté grèbes-flamants) regroupe des oiseaux aquatiques très adaptés à la vie aquatique qui se nourrissent en plongeant et se déplacent dans l’eau en se propulsant par leurs pattes semi-palmées placées très à l’arrière du corps. Ils se déplacent en vol surtout au moment des migrations.

On connaît trois espèces actuelles non volantes (3) contre 17 autres capables de voler : le grèbe microptère du lac Titicaca et des lacs de l’altiplano bolivien et péruvien (Rollandia microptera), le grèbe de Taczanowski (Podiceps taczanowski) endémique du lac Junin au Pérou et le grèbe de l’Atitlan (Podylimbus gigas), apparemment éteint depuis les années 1980 et qui était strictement localisé sur le lac éponyme du Guatemala. Nous ne sommes donc plus sur des îles océaniques avec des oiseaux terrestres mais sur des grands lacs isolés à moyenne altitude en Amérique du sud en centrale où ces grèbes vivent en permanence. Le fait qu’ils appartiennent chacun à un genre différent (Podylimbus ; Podiceps ; Rollandia) indique d’emblée qu’il s’agit de trois lignées différentes ; dans chacune d’elles, l’espèce non volante possède un proche parent volant, preuve d’une évolution indépendante à trois reprises. Le grèbe microptère a pour proche parent le grèbe de Rolland, volant, et répandu dans tout le sud de l’Amérique du sud mais il en diffère par de nombreux caractères, preuve d’une divergence assez ancienne. Par contre, le grèbe de l’Atitlan ne différait morphologiquement que de manière mineure de son plus proche parent, le grèbe à bec bigarré sauf par sa taille plus importante et une moindre masse de muscles pectoraux ; autrement dit il aurait divergé plus récemment et ne se serait qu’à peine engagé dans la voie de la perte du vol.

On connaît aussi un grèbe « presque non volant » (sans doute incapable de soutenir un vol prolongé) très localisé sur un lac au centre de … Madagascar et probablement éteint aujourd’hui : le grèbe roussâtre (Tachybaptus rufovalatus). Un grèbe donc d’un quatrième genre (Tachybaptus) qui a suivi le même « désengagement » en d’autres lieux !

Pigeon vole … ou pas !

Revenons pour terminer à notre titre un peu laconique. Avez-vous trouvé le fil conducteur ; voler, trop facile ; mais pigeon ? Sortons donc du chapeau le fameux dodo ou dronte de l’île Maurice (Raphus cucullatus), bel exemple d’oiseau non volant, immortalisé par L. Carroll et plus récemment par le dessin animé l’Age de glace ! Moins de gens savent qui est vraiment le dodo en tant qu’oiseau ; d’aucuns tendent à le rapprocher d’une poule avec son allure dodue. Longtemps, on a promené le dodo à l’intérieur de la classification en le mettant tantôt parmi les Ratites (comme non volant) tantôt comme … rapace (à cause du crochet au bout du bec). Cependant dès le 18ème siècle, on a commencé à le rapprocher d’un autre oiseau disparu, le solitaire de l’île Rodrigues (une des îles Mascareignes à 500km de l’île Maurice) (Pezophaps solitaria) pour les classer dans les Columbiformes (pigeons et tourterelles). On tendait à le placer à la base de ce groupe comme « oiseau primitif », scénario classique !

Une étude génétique (4) à partir de prélèvements sur des spécimens de musée et des pigeons actuels a permis de clarifier sa position. Le dodo a bien pour plus proche parent le solitaire mais ils se placent tous les deux non pas à la base du groupe des pigeons mais en plein milieu avec comme plus proche parent actuel, le nicobar à camail, un très beau pigeon vert bleu métallique d’Indonésie (Caloenas nocibarica) puis les gouras, ces gros pigeons à huppe de Nouvelle-Guinée. Le scénario évolutif qui découle de cette étude laisse entrevoir une divergence ancienne du dodo et du solitaire (vers – 25Ma) soit bien avant l’émergence des îles volcaniques Maurice et Rodrigues mais à une époque où il y avait des ponts terrestres émergés dans le secteur. De là, les ancêtres de ces oiseaux ont du se déplacer d’île en île et vu l’isolement extrême des îles Maurice et Rodrigues, on en arrive à penser qu’ils devaient être encore volants pour les avoir atteintes. La perte de vol ne serait intervenue que récemment (moins de 1,5Ma), depuis l’émergence de Rodrigues.

Maintenant, vous pouvez participer sereinement à une épreuve de pigeon vole dans un registre ornithologique pointu. Alors, Marouette de Laysan vole ? Marouette de Baillon vole ? En tout cas, à la question pigeon vole, il faut désormais répondre : çà dépend !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Rapid, independent evolution of flightlessness in four species of Pacific Island rails (Rallidae): an analysis based on mitochondrial sequence data. Beth Slikas, Storrs L. Olson and Robert C. Fleischer. JOURNAL OF AVIAN BIOLOGY 33: 5-14, 2002
  2. Rôle de l’homme dans l’érosion de la biodiversité en Nouvelle-Zélande, pp. 517-533 ; G. Guillot. In Guide critique de l’évolution. G. Lecointre. Ed. Belin. 2009
  3. Flightlessness in Grebes (Aves, Podicipedidae): Its Independent Evolution in Three Genera. Bradley C. Livezey. Evolution. Vol. 43, No. 1 (Jan., 1989), pp. 29-54
  4. Flight of the Dodo. Beth Shapiro SCIENCE VOL 295 1 MARCH 2002

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez l'histoire de la biodiversité en Nouvelle-Zélande
Page(s) : p 517-533 Guide critique de l’évolution