Les plantes à fleurs avec leurs plus de 370 000 espèces représentent une part majeure de la biodiversité globale et, surtout, elles occupent une place clé dans les écosystèmes terrestres via la photosynthèse et la production primaire. Elles sont omniprésentes dans tous les environnements terrestres et aquatiques d’eau douce et très souvent avec un grand nombre d’espèces sur de faibles surfaces. Et pourtant, de nombreuses études (et la simple observation autour de nous) démontrent qu’une écrasante majorité de personnes de tous groupes sociaux- économiques, ont tendance à nettement préférer les animaux aux plantes et ignorent presque complètement les plantes à fleurs qui les entourent. Cette « amnésie » ou ce désamour collectifs suscitent beaucoup d’interrogations dans la communauté scientifique et ce sujet connaît un net regain d’intérêt avec l’urgence de la conservation de la biodiversité dont l’énorme bloc végétal, délaissé et sous-représenté. Dans cette première chronique consacrée à ce sujet passionnant (notamment pour le botaniste que je suis viscéralement !), nous allons présenter les bases de la théorie historique établie en 2001 à propos de ce syndrome. Dans d’autres chroniques à venir, nous en verrons des exemples concrets, les solutions envisageables pour y remédier et aussi  les débats autour des causes. 

Très peu de gens connaissent même les rudiments de la photosynthèse et ne réalisent pas du tout à quel point il s’agit d’une capacité extraordinaire largement égale aux « miracles de notre cerveau »

Plant blindness

Pas sûr que même avec cette flèche qui guide le regard, beaucoup de gens verront la petite plante au pied et encore moins sauront la nommer (oxalis corniculé)

Cette théorie a été établie par deux enseignants-botanistes américains, James Wandersee et Elizabeth Schussler : le premier dirige un laboratoire dédié à la recherche sur la connaissance visuelle et son utilisation pour améliorer l’apprentissage biologique et botanique ; le nom étrange de ce laboratoire, 15° LaboratoryTM , fait allusion au fait que les gens préfèrent regarder les objets qui se trouvent entre O et 15° sous le niveau des yeux : ce détail est important car il donne le contexte d’approche de ces chercheurs liés aux neurosciences. Après avoir compilé une multitude de publications et réalisé un certain nombre d’expériences en laboratoire, ils publient en 2001 un article fondateur intitulé : Toward a theory of plant blindness. C’est la première fois que cette expression apparaît : blind, adjectif signifiant aveugle (blindness = le fait d’être aveugle) et renvoyant donc à une information visuelle déficiente ou manquante et plant, pour les plantes à fleurs, les végétaux les plus représentatifs sur Terre pour les humains. Nous le traduisons par « cécité botanique » dans la suite. 

Ils donnent une définition de ce syndrome comme étant l’incapacité de voir ou remarquer des plantes dans son propre environnement ce qui entraîne : l’incapacité à reconnaître l’importance des plantes dans la biosphère et dans la vie des hommes, l’incapacité à apprécier l’esthétique et les caractères biologiques uniques des êtres vivants végétaux, et le classement malavisé et anthropocentrique des plantes comme inférieures aux animaux ce qui conduit à la conclusion erronée que les plantes ne valent pas la peine d’être considérées. 

Les deux auteurs avancent par ailleurs que, bien au-delà des biais sociaux ou liés à l’éducation et l’instruction et du « zoochauvinisme », le facteur primaire qui expliquerait ce désintérêt, cette méconnaissance, cette négligence générale des plantes, serait la manière dont les humains voient les plantes : des contraintes inhérentes à notre système de traitement des informations visuelles, associant œil et cerveau, imposeraient des limites de perception qui nous rendraient les plantes plus difficiles à percevoir. 

Il y a des éléments qui attirent plus le regard que d’autres !!

Etes-vous non-voyant botanique ? 

Les auteurs dressent une liste de symptômes révélateurs de cette cécité botanique :

  1. ne pas voir ou ne pas remarquer ou prêter attention aux plantes dans notre vie de tous les jours
  2. penser que les plantes ne servent que de décor pour la vie animale
  3. se méprendre sur les besoins de matière et d’énergie des plantes pour survivre
  4. ignorer l’importance des plantes dans notre vie quotidienne 
  5. ne pas être capable d’appréhender que l’activité des plantes se déroule dans une échelle de temps bien différente de celle des animaux (et donc de la nôtre !)
  6. manquer d’expériences pratiques quant à cultiver, observer et identifier des plantes dans son propre environnement géographique 
  7. être incapable d’expliquer les rudiments scientifiques permettant de comprendre les communautés de plantes autour de vous (i.e. la croissance des plantes, leur nutrition, leur reproduction et les aspects écologiques)
  8. ne pas réaliser que les plantes occupent une place centrale dans un des cycles biogéochimiques majeur sur la Terre, le cycle du carbone 
  9. rester insensible aux qualités esthétiques des pantes et de leurs structures, surtout par rapport à leurs adaptations, coévolution, couleurs, formes de dispersion, modes de croissance, odeurs, tailles, bruits, occupation de l’espace, force, symétrie, toucher, goût et textures.

A vous donc de faire le bilan en toute conscience et donc d’apprécier votre degré de cécité botanique ! 

Clin d’oeil de la biodiversité ordinaire locale (chélidoines) à une exposition en plein air sur la biodiversité mondiale !

Maintenant, il reste à expliquer les origines de cette cécité visuelle. Auparavant, replaçons les plantes à fleurs, apparues il y a un peu plus de 100 millions d’années, dans le contexte de l’évolution. Même les non-voyants botaniques savent que les plantes ont une particularité essentielle : celle de ne pas se déplacer, ce qui est différent de bouger ! De ce fait, au cours de leur évolution, elles ont été et sont toujours confrontées à cet écueil dans deux domaines clés pour leur succès reproductif : la reproduction et l’échappement aux prédateurs (herbivores). Sous ces pressions sélectives majeures, elles ont développé au niveau de leurs fleurs/fruits et feuilles/tiges un ensemble de signaux visuels (entre autres, mais aussi olfactifs ou tactiles) très élaborés pour, par exemple, détourner l’attention des herbivores ou attirer les pollinisateurs ou les animaux qui dispersent leurs fruits/graines. Les plantes ont donc modifié profondément leurs signaux visuels selon une trajectoire bien différente de celles de la majorité des animaux et ces signaux s’adressent à des cibles très spécifiques  avec lesquelles elles ont coévolué. Les hommes, eux, ne sont apparus que très, très récemment et ne sont que très peu concernés par ces signaux. 

Que « voit-on » vraiment ? 

Voir ne se résume pas à ouvrir les yeux ! Il a été calculé que sur les millions d’informations élémentaires générées chaque seconde par un œil en action, notre cerveau n’en extrait au final qu’une petite quarantaine et encore ne va t’il en traiter au maximum que 16 par seconde : seules 0, 0000016 % des informations générées par l’œil sont en fait considérées au niveau conscient, le reste ne nous affectant que de manière subliminale. Notre conscience ne retient en fait que ce qui a du sens. Nous avons beau voir certains objets des milliers de fois par jour, nous ne sommes souvent pas pour autant capables de les décrire précisément (comme les pièces de monnaie par exemple). Deux facteurs clés semblent déterminer si l’on se souviendra ou pas d’un événement : le degré d’attention qu’on lui porte ou l’importance qu’on lui accorde. 

La situation devient mille fois pire dès lors qu’on s’adresse aux plantes non fleuries comme ces plantules (séneçon vulgaire, véronique de Perse et capselle bourse-à-pasteur)

La perception visuelle des objets de notre environnement se fait essentiellement via la lumière réfléchie, absorbée, réfractées, … par leurs surfaces. Nous recevons des rayons lumineux venant de toutes les directions et, dans ce contexte, la texture des surfaces constitue une propriété clé pour la perception de l’objet dans l’espace et évaluer sa distance via les gradients de texture associés aux limites des surfaces et aux ombres projetées. Or, les surfaces des plantes s’avèrent éminemment complexes au niveau de leurs micro-textures entraînant des réflexions variables selon les angles de vision : une image digitale contient bien moins d’information que l’ensemble de ces subtiles variations infimes au moindre mouvement du regard. Les photographes connaissent les difficultés à rendre certaines couleurs ou textures hyper subtiles tant au niveau des fleurs que des feuillages ; pensez aussi à la diversité infinie des verts des feuillages, changeante selon l’éclairage ! 

Des causes possibles 

En partant des principes de la perception visuelle humaine et de la cognition visuelle, les deux auteurs avancent une série d’explications possibles quant à l’origine de cette cécité botanique : elles résultent soit d’expériences, soit d’hypothèses restant à démontrer. 

De cette jachère fleurie, la majorité ne retiendra que les coquelicots pourtant non dominants aux côtés des résédas jaunes, vipérines et graminées

Les humains ne peuvent reconnaître visuellement que ce qu’ils connaissent déjà ; donc, pour les gens qui n’ont eu que peu d’expériences culturelles ou éducatives ayant du sens et mémorables à propos des plantes, celles-ci présenteront une faible valeur de signal visuel : on peut parler d’inattention aux plantes ; elle ne devient de l’attention qu’une fois la plante perçue comme ayant un sens. Nous voyons à travers notre cerveau et nous voyons souvent ce que nous nous attendons à voir. 

Les plantes à fleurs varient beaucoup dans leur aspect au fil des saisons et notamment quand elles ne sont pas ou plus en fleurs, il ne reste plus que « du vert » homogène et se chevauchant de partout. Or, le regard, face à une image statique, cherche les bordures, les frontières pour détailler les différents éléments. Les plantes posent donc un problème majeur à la vision humaine n’étant que très peu distincte de ce qui les entoure et, de ce fait, le cerveau ne perçoit « rien ». 

Les plantes poussent souvent les unes à côté des autres ou les unes sur les autres et, sauf par temps de vent, ne bougent pas ; le cerveau interprète donc ces masses comme un tout indistinct alors qu’un groupe d’animaux mouvants attirera notre attention en autant d’objets différents. Ceci explique le symptôme évoqué des plantes considérées comme décor de fond. 

De ce paysage montagnard, beaucoup ne retiendront sans doute que les conifères (et encore sous un nom erroné : des « sapins ») mais occulteront les genêts purgatifs, la bruyère, les saules, les bouleaux, les gentianes jaunes …..

Pour la majorité des gens, les plantes sont des éléments non menaçants de notre environnement et, sauf pour les plantes urticantes ou épineuses, nous n’avons rien à craindre de leur contact. Même les plantes vénéneuses ne présentent pas de danger tant qu’on ne les consomme pas contrairement aux animaux venimeux. Notre vision opère en cherchant à minimiser les dépenses pour se focaliser sur les points vitaux, héritage de nos ancêtres préhistoriques : les plantes seraient donc des éléments peu prioritaires. 

Le cerveau repère avant tout des différences ; en leur absence, le champ perceptif n’est pas perturbé. L’immobilité des plantes les rend donc invisibles en quelque sorte. Seules les plantes avec un développement ou une forme inhabituelles pourront attirer l’attention. 

Dans cette pelouse urbaine, la foule ne voit que les pâquerettes et les pissenlits (avec la sauge fausse verveine, le plantain lancéolé, la luzerne d’Arabie, l’érodium à feuilles de ciguë, …) : comment alors promouvoir une nouvelle approche de la biodiversité urbaine (gestion des espaces verts)

Le surintérêt pour les animaux 

Le fait de s’intéresser aux animaux n’empêche nullement de s’intéresser aux plantes et vive versa ce qui confirme qu’il y a bien une spécificité du désintérêt pour les plantes et que ce n’est pas l’intérêt pour les animaux qui bloquerait celui pour les plantes. Personnellement, je me suis d’abord intéressé très jeune aux oiseaux de manière « intensive » ; les plantes ne sont entrées dans mon champ d’intérêt qu’au cours de mes études et ont rapidement occupé le même intérêt. 

Des oiseaux (verdiers, chardonnerets et mésanges charbonnières) mais aussi un arbre (ginkgo) et des lichens

Il existe de nombreuses raisons qui font que les jeunes s’intéressent plus aux animaux qu’aux plantes comme l’indiquent les réponses aux questionnaires d’intérêt : ils bougent ; ils mangent régulièrement comme nous ; ils ont pour la plupart des yeux, des visages, … comme nous ; ils montrent de nombreux comportements intéressants ; ils ont des cycles de vie facilement observables ; ils s’accouplent, donnent naissance et élèvent des jeunes ; ils peuvent interagir avec les gens et parfois même jouer avec. 

Oui, c’est terrible pour la faune mais qui s’émeut des eucalyptus géants (des dizaines d’espèces différentes) et de toute la flore ; sans les eucalyptus, les koalas survivants vont avoir du mal !

Une étude sur 274 étudiants américains en zone urbaine menée par les deux auteurs a montré que l’intérêt pour les animaux était deux fois plus élevé que celui pour les plantes, que les filles se montrent plus souvent de l’intérêt pour apprendre à propos des plantes. Sur 300 autres étudiants interrogés, seuls 7% ont exprimé spontanément un intérêt scientifique pour les plantes et les deux-tiers étaient des filles. La zoologie serait masculine et la botanique féminine ? 

Et pourtant, sans les plantes les animaux n’existeraient pas et celles-ci se trouvent tout aussi menacées d’extinction que les animaux. Pas de pandas géants sans les bambous ! Toutes les icones médiatiques des associations de protection sont des animaux (macareux, panda, tigre, …). Ce zoochauvinisme se retrouve très prégnant dans les objets culturels et jouets dédiés aux enfants qui portent attention aux animaux et très peu aux plantes. 

Dans cet ensemble de livres jeunesses, cherchez le seul qui n’est pas centré sur des animaux ou les humains ….

Mentor végétal 

Au cours de leurs recherches dans 27 états des USA et concernant divers groupes socio-économiques, les auteurs ont découvert l’extrême importance d’avoir eu des expériences précoces autour de la culture de plantes sous la houlette d’un adulte connu et amical qui rendait la probabilité d’avoir plus tard de l’intérêt et une bonne compréhension scientifique des plantes bien plus élevée. Cet adulte référent qui a marqué la mémoire est qualifié de mentor et n’est pas forcément la mère. De ce constat émerge une solution possible à long terme pour atténuer cette cécité botanique : planifier une éducation scientifique et sociale répétée et ayant du sens autour des plantes tout en variant les expériences directes, guidées et personnelles de cultiver des plantes. D’autre part, plus la culture sociale accordera de l’importance aux plantes, par exemple à travers l’expression artistique, les activités de plein air, … et moins la cécité botanique aura de chances de se manifester. 

Même sur la plage, on peut s’ouvrir au végétal avec un peu de land’art !

Les auteurs suggèrent que dans le cursus éducatif, y compris chez les étudiants, on accorde un moment pour que chacun reconstitue « son univers botanique intérieur» en faisant remonter de sa mémoire des faits marquants de son enfance en lien avec les plantes, une ou des personnes qui l’ont marqué dans ce domaine (des mentors !), se remémorer des senteurs, des couleurs, des touchers associés à certaines plantes, … une sorte d’introspection végétale ! Tout un chacun, adulte inclus, peut se livrer à cet exercice pour « réveiller » ces racines qui peuvent devenir des points d’ancrage pour relancer son intérêt pour les plantes. 

L’art qui utilise le végétal constitue un excellent moyen d’entrée dans le monde des plantes ; ici, uns sculpture en osier (Lac de Finfarine en Vendée)

Evidemment, tout ceci doit inciter ceux qui sont « voyants » des plantes à fleurs à entrer dans l’arène et profiter de la moindre occasion pour attirer l’attention sur ces êtres tout aussi exceptionnels que les animaux (et que les bactéries d’ailleurs !). Personnellement, je viens juste de découvrir ce concept de cécité botanique qui il est vrai ne me concerne pas vu mon cursus et mon passé enraciné à la campagne avec un vaste jardin verger en quasi autosuffisance alimentaire ! Par contre, ce n’est qu’à cette occasion, en écrivant cette chronique, que j’ai pris vraiment conscience de l’importance de notre rôle essentiel à nous, botanistes convaincus, de diffuser notre passion et notre intérêt autour de nous : il en va de l’avenir de la biodiversité et de la planète qui ne pourra plus fonctionner si on continue de négliger et ignorer autant le monde végétal. 

Comme l’oeil accroche sur les différences, une des manières « d’ouvrir les yeux » des non-voyants botaniques c’est d’attirer leur attention sur les individus avec des bizarreries : cci fonctionne très bien avec les enfants … et les adultes ; dans un second temps, on pourra s’interroger sur l’arbre (quelle espèce) et que lui est-il arrivé et comment a t’il réagi ?

Bibliographie

Toward a theory of plant blindness. Wandersee, J.H. and Schussler, E.E. (2001). Plant Science Bulletin, 47, 2-9

Plant blindness. W. Allen 926 BioScience, 2003 / Vol. 53 No. 10