A l’heure où l’on a enfin pris conscience de la nécessité et l’urgence d’une éducation à la biodiversité, on constate qu’il persiste toujours de grandes difficultés chez les enfants (et les adultes plus tard !) à classer les animaux : pour nombre d’enfants, par exemple, les manchots ne sont pas des oiseaux ou les serpents ne sont pas des vertébrés. C’est que pour construire mentalement ces catégories, il faut disposer d’un certain nombre d’exemples différents et contrastés pour bien en définir les contours et les critères communs qui la définissent. Autrement dit, il faut connaître au préalable un certain nombre d’espèces représentatives des divers groupes pour espérer accéder à une compréhension minimale de ce qu’est la biodiversité. D’autre part, l’unité de référence en matière de biodiversité et de conservation reste l’espèce (et ses variétés ou sous-espèces associées le cas échéant) ; or, la connaissance générale se limite souvent aux genres et encore dans une acceptation très élargie, très loin de la réalité scientifique (la mésange, le canard voire le rapace). Dans un tel contexte, que peut signifier un message du genre « la mésange boréale est une espèce en déclin » pour une personne non avertie qui, tous les jours, près de chez elle, voit des mésanges (bleues ou charbonnières, communes, elles) et que ce mot englobe toutes les espèces ! Apprendre dès la jeune enfance à identifier des espèces est donc un enjeu capital : mais comment s’y prendre ?

Connaissances basiques

Un chercheur allemand en sciences de l’éducation a réalisé toute une série d’expérimentations dans des classes élémentaires autour de ce thème de l’identification et a publié une synthèse des enseignements à retenir (1). Il a travaillé sur les animaux et retenu comme sujets des vertébrés (oiseaux, amphibiens, lézards et serpents) car on sait que les animaux en général (et tout particulièrement les vertébrés qui nous sont particulièrement familiers en tant que … confrères !) mobilisent fortement les enfants et offrent ainsi des situations d’apprentissage a priori motivantes. Les médias diffusent aussi beaucoup de documentaires sur ce thème, au détriment d’ailleurs des végétaux qui sont souvent oubliés (voir la chronique sur la discrimination négative envers ces derniers) car moins porteurs en termes d’images et d’imaginaire.

Ceci est un canard : oui, mais de quelle espèce ? Euh …… Réponse donnée : Canard colvert (Anas platyrhynchos) mâle

Une première approche avec des oiseaux très communs et susceptibles être connus de tous (un canard colvert par exemple, un pic vert, une mouette rieuse, ou une chouette hulotte) montre que les enfants dès leur plus jeune âge réussissent assez bien à les identifier (sauf la mouette) mais à un rang très général de « genre » (canard ; chouette ; pic). Très peu sont par contre capables d’identifier l’espèce en la nommant. Or, si l’on prend l’exemple du canard, en rester à ce seul nom ne donne qu’une idée limitée du genre « canard» : pour le scientifique, ce nom général englobe des genres différents avec souvent plusieurs espèces par genre : le canard colvert (genre Anas), le canard de Barbarie (Cairina) , le canard mandarin (Aix), le canard souchet (Spatula) … et il faut ajouter les fuligules ou canards plongeurs, les nettes, les sarcelles, … et pour apprécier toute la « famille des canards » ou anatidés élargir aux oies, cygnes, eiders, harles, macreuses, tadornes, garrots, bernaches, … Bref, on est loin, très loin d’apprécier l’immensité de la diversité de cette simple famille si on se cantonne à canard ! Il faudrait connaître au moins deux autres exemples d’espèces bien différentes du colvert pour installer la vraie dimension de la catégorie canard.

Le poids des noms

Beaucoup de gens (et surtout les naturalistes experts ou déjà bien armés) croient que identifier des espèces et les reconnaître est aussi simple que d’apprendre des noms nouveaux. Pas si simple du tout ! Et une des difficultés premières semble bien être en partie inscrite dans les noms eux-mêmes des espèces.

Une étude menée en 2005 avec des étudiants en université a porté sur cinq triplets d’espèces d’oiseaux ; chaque triplet comportait trois espèces du même « genre » : l’une avec un nom comportant un indice visuel d’identification (ex : mésange bleue = tête bleue), une autre un indice d’association (ex : mésange charbonnière = tête et bande ventrale noires) et le troisième sans aucun indice (Ex : mésange boréale). On présente ces espèces en photos avec leurs noms dans des ordres aléatoires ; on laisse s’écouler un peu plus d’une heure pendant laquelle les étudiants travaillent sur autre chose ; puis on repasse les images sans les noms et ils doivent les identifier. Les espèces avec des noms sans aucun indice sont bien moins retenues ; curieusement, les mieux retenues sont celles avec des noms comportant une association (meilleur résultats que les noms avec un indice visuel direct !). Cette étude montre a minima que retenir des noms n’est pas si facile, surtout s’ils ne sont pas porteurs de sens. Moralité : surtout pour de jeunes enfants, il faut se limiter à quelques espèces bien identifiées et ne pas entrer dans de longues listes !

Combien d’espèces à la fois ?

Une manière d’entrer dans le sujet est de sélectionner, dans le cadre d’un projet de classe par exemple, une liste d’espèce dans un groupe choisi (par exemple, les oiseaux) pour un milieu donné et de s’atteler à les identifier. Mais combien faut-il en retenir ? Une autre étude a porté sur des enfants avec une liste de 14 espèces d’oiseaux d’un lac ; selon les classes testées, on leur présente les espèces soit sur un mode centré sur l’élève ((travail de groupes, observation d’exemplaires naturalisés) soit sur un mode centré sur l’enseignant (cours magistral avec diapos des oiseaux). Si on fait un test sur ce qui a été retenu au bout de six à huit semaines, les résultats sont aussi mauvais dans les deux situations. L’année suivante, une autre étude du même genre est reconduite dans d’autres écoles mais avec une liste de …. 6 espèces. On constate alors une meilleure rétention des noms d’espèces avec les élèves ayant travaillé selon la première méthode. Donc la méthode influe certes (et on pouvait s’y attendre) mais il faut limiter le nombre d’espèces. L’auteur de ces études préconise de limiter à six espèces.

Quelles clés ?

Comment procéder pour faire l’identification ? Les programmes et les scientifiques mettent l’accent sur les clés dichotomiques (utilisées à grande échelle par les spécialistes) basée sur la présentation alternative de deux critères opposés. Ces outils se montrent plus précis et obligent à faire un travail d’observation attentive pour décider de l’avancée dans la clé (quelle alternative on choisit). Certains pédagogues préconisent de n’utiliser que des clés sans illustration associée pour obliger les enfants à lire et à se concentrer au lieu de « ne regarder que les images » sans faire d’analyse critique. Qu’en est-il vraiment ?

Clé des « vraies » mésanges de France (famille des Paridés) ; extraite de Comprendre et enseigner la classification. Ed. Belin.2008 Pour la petite histoire, quand j’ai conçu cette clé pour ce livre, j’avais demandé à ce qu’il n’y ait pas de dessins ; l’éditeur a passé outre … et a donc bien fait ! Les noms latins des espèces ont changé depuis 2008 !

Nouvelle étude de notre chercheur allemand sur des traces laissées par des animaux. On en présente d’abord des « échantillons » à des classes : pelote de chouette, cônes rongés, moulages d’empreintes, galles, galeries creusées dans le bois, … Plus tard, on demande d’identifier ces traces avec soit une clé illustrée avec des dessins au bout de chaque alternative, soit une clé sans images (mais avec les mêmes alternatives). La rétention s’avère un peu meilleure avec les clés illustrées ; par contre, si on interviewe les enfants par rapport à leur ressenti, ils disent éprouver plus de bien-être et s’être moins ennuyés mais que la difficulté était la même. Autrement dit, le cognitif ne prime pas mais « l’affectif » l’emporte : les clés illustrées, plus agréables à utiliser, moins stressantes a priori, stimulent plus les enfants qui retiennent mieux au final. Dont acte !

Clé versus guide

Une autre option consiste à utiliser des guides d’identification richement illustrés, devenus très répandus. Nouvelle étude allemande donc sur les amphibiens et les serpents et lézards. On travaille avec des groupes de 2 à 4 élèves placés devant des modèles en plastique de bonne qualité représentant certains de ces animaux. Les uns identifient ces espèces avec une clé illustrée de dessins en noir et blanc ; les autres utilisent un guide local avec 19 espèces exposées en 37 pages et illustrées en photos couleurs (mais pas de clé). Un test de rétention au bout de quatre semaines montre une efficacité équivalente des deux méthodes avec le contexte facilitant du travail en groupes et sur des modèles concrets réalistes. A cette occasion, on constate que certains espèces sont mieux mémorisées que d’autres : les deux espèces de lézards (des murailles et vert) étaient déjà +/- connues des enfants ; l’orvet était un peu connu pour sa ressemblance avec un ver ; pour les trois serpents, la vipère a retenu l’attention pour son caractère venimeux ; par contre les deux couleuvres (coronelle lisse et couleuvre à collier) ont été peu retenues bien que la couleuvre à collier comporte un indice visuel dans son nom.

Néanmoins, guides et clés n’ont pas les mêmes avantages : les clés avec des dessins noir et blanc sont faciles à reproduire pour les classes et servent aussi d’outil pour la lecture et la compréhension des mots ; les guides sont plus laborieux à consulter (tout feuilleter) mais apportent une foule d’informations sur la biologie, le comportement et la répartition des espèces. Or, ce point, selon les chercheurs, semble capital : on n’identifie que des espèces pour lesquelles on fournit des éléments se rapportant à leur biologie car sinon, pour l’enfant, l’identification se résume à une activité pour elle-même sans grand intérêt. De plus, ces informations « annexes » aident fortement à fixer l’espèce dans la mémoire par des mécanismes associatifs bien connus.

Identifier localement

Quel environnement inventorier en termes d’espèces ? Souvent, la tentation est grande de se dire : rendons nous dans une réserve ou un parc naturel ; là il y aura de la biodiversité et ce sera intéressant forcément ! Certes, c’est en grande partie vrai : si on visite une tourbière avec un groupe d’enfants, on verra forcément des espèces inconnues et intéressantes (au moins pour les adultes !). Mais c’est oublier un effet pervers qui a été démontré par plusieurs recherches : l’effet dit de la nouveauté. Tout excités d’être dans un environnement étrange, très stimulant avec plein de nouveautés et de bizarreries (la boue, les bulles à la surface de l’eau, les radeaux de mousse qui flottent, des plantes carnivores,…), les enfants se détournent complètement des activités prévues : leur attention est ailleurs, stimulée à juste titre par tous leurs sens, et le taux de rétention des espèces identifiées sur place s’avère très bas !

Aussi, préconise t-on une sortie dans l’environnement immédiat de l’école (en plus, sans déplacement coûteux en argent, temps et énergie polluante !) sur la faune locale (essentiellement les petites bêtes que l’on peut capturer si on en reste aux animaux ; ou à des exemplaires de vertébrés entrevus sous forme de modèles plastiques ou animaux naturalisés). Cela permet de plus de lever une idée fausse répandue : l’absence de biodiversité dans l’environnement immédiat ; or, dès lors qu’on explore des groupes comme les insectes ou les araignées hyper riches en espèces, on est sûr de trouver bien plus d’espèces qu’on n’aura à en identifier !

Néanmoins, même dans ce cas, les chercheurs insistent sur la nécessité d’une préparation en amont en classe, là encore pour éviter la surcharge cognitive sur le terrain : on arrive en sachant utiliser une clé, en ayant déjà identifié quelques espèces modèles et on ne la découvre pas sur place !

Echanges et intérêt

La clé ci-dessus mais sans les illustrations pour que vous identifiez les deux mésanges en bas de page (si vous n’êtes pas un ornithologue chevronné !)

Identifier des espèces ne doit pas se limiter à une activité purement scientifique mais devrait a minima déboucher sur une application pratique en matière de conservation de la biodiversité. Une dernière étude allemande nous servira d’exemple. Elle porte sur les amphibiens qui viennent se reproduire dans une mare sur un campus universitaire en ville (tritons et crapauds) non loin des écoles élémentaires (pas d’effet de nouveauté). Des classes d’élèves du Primaire reçoivent une initiation à l’identification des amphibiens avec des modèles plastiques et on leur fournit des informations sur la reproduction de ces espèces (travail en amont). La moitié de chaque classe (nous les appellerons le groupe « externe ») initiée est invitée sur la base du volontariat à se rendre sur le site de la mare où ils sont encadrés par des étudiants qui capturent, identifient et comptent les amphibiens venant se reproduire au printemps. L’autre moitié (groupe interne) ne se rend pas sur le site mais reçoit plus tard un compte-rendu et des explications par leurs camarades de classes « externes ». Les deux groupes obtiennent de bons résultats sur la rétention à long terme ce qui montre que même sans sortie, les élèves du groupe interne ont quand même bénéficié du programme. Les résultats du groupe externe s’améliorent entre un post-test (immédiatement après la sortie) et un test à plus long terme. Le fait de restituer à leurs camarades améliore leur rétention. On peut parler de l’effet « tutorat des pairs ».

L’identification des espèces est donc bien une activité porteuse de sens et d’intérêt et qui permet de développer, à condition de la pratiquer en respectant un certain nombre de conditions, un sens de ce qu’est vraiment la biodiversité concrète et réelle et de sa conservation qui permettra d’améliorer la connaissance et le sens critique des ces futurs citoyens majeurs et susceptibles de déposer une bulletin dans une urne !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Teaching Species Identification – A Prerequisite for Learning Biodiversity and Understanding Ecology. Christoph Randler. Eurasia Journal of Mathematics, Science & Technology Education, 2008, 4(3), 223-231