AVERTISSEMENT : Cette chronique est dédiée au public enseignant et traite de pédagogie. Cependant, elle peut intéresser aussi les non-enseignants soucieux de dialoguer par exemple avec des enfants à propos de l’évolution.
Dans une autre chronique (Variation et essentialisme ne font pas bon ménage), nous avons vu à partir d’une étude (1) que 80% des enfants de 4 à 9 ans testés rejettent l’idée de variation surtout quand il s’agit de propriétés anatomiques : ils les assimilent à « l’essence interne immuable » de l’espèce ; c’est l’effet typique du biais cognitif essentialiste. Parmi ceux qui nient les variations, 55% acceptent néanmoins dans un second temps l’idée qu’un trait puisse varier (voir la chronique sur les test mis en place). Cependant, les questions utilisées dans cette étude portaient sur des animaux connus et donnaient les fonctions des caractères proposés. Pourtant, une seconde étude (2) sur des enfants de 5 à 8 ans préparés avec un programme informatisé simple sur la sélection naturelle montre que ceux-ci réussissent bien mieux à appréhender la notion de sélection et son corollaire, la variation. Or, dans cette dernière étude, on avait utilisé une histoire fictive avec des mammifères imaginaires sur le mode narratif.

Partant de ces deux constats, une autre équipe de chercheurs a donc entrepris de repartir sur le principe initial de la première étude mais en modifiant deux éléments de manière à voir si le contexte des questions posées n’aurait pas un effet collatéral qui renforce le biais essentialiste ou le favorise, notamment en recourant à des animaux imaginaires.

Berpod, hergob et autres orinas !

La démarche entreprise dans cette recherche est remarquable dans sa conception initiale. Deux groupes d’enfants sont constitués, l’un de 5 à 6 ans et l’autre de 7 à 8 ans, l’objectif étant de comparer l’impact de l’âge sur les résultats obtenus. Les enfants sont interviewés individuellement : on leur présente successivement quatre espèces d’animaux imaginaires sous forme d’illustrations. Chaque espèce est montrée sous la forme d’un individu dont on dit que c’est le seul membre connu de cette espèce rarissime qui vient d’être découverte et nommée par les scientifiques. On l’a beaucoup étudié et observé et ainsi on sait déjà beaucoup de choses sur lui. Quatre espèces nouvelles sont ainsi présentées : deux mammifères (berpod et les hergob), un oiseau (orina) et un poisson (poltum) ; pour chacune d’elles, avec l’image on fournit sous forme illustrée (vu l’âge des enfants) un trait de comportement et deux traits anatomiques (un interne et un externe) ; un de ces deux traits apporte un avantage pour la survie.

On dit à l’enfant que les scientifiques se demandent à quoi pourraient bien ressembler les autres membres de cette espèce et leur comportement. Ainsi, à chaque fois, pour chaque trait et chaque espèce, l’enfant est incité à faire des prédictions sur le fait de savoir si les autres membres de cette espèce partagent les mêmes traits ou si certains de ces membres pourraient varier au niveau de ces traits. Pour cela, on propose à l’enfant alternativement deux jeux de quatre images : dans une option « essentialiste », les quatre images représentent exactement le même animal que celui présenté avec le même trait ; dans l’autre option variationniste, deux images représentent le même animal mais sur les deux autres, l’animal présente une variation identifiable.

Nous passons sur les détails (importants) du protocole quant à l’ordre des questions et des espèces et des options tiré à chaque fois au hasard.

Des choix éclairés

On remarque que cette étude suit le même schéma que celle qui a servi de déclencheur (lire la chronique Variation et essentialisme) : 3 traits différents et au moins pour un sa fonction. Alors, ici, quelles raisons ont guidé les nouveaux choix effectués ?

Pourquoi recourir à des animaux imaginaires ? Pour éviter l’effet bien connu des connaissances antérieures ! Dès lors que l’on présente des espèces familières (comme la girafe, le panda ou les fourmis dans l’étude précédente), l’enfant mobilise forcément des connaissances ou croyances (un prototype) qu’il a à propos de cette espèce ce qui créé des interférences et le conduit notamment à s’appuyer sur une approche essentialiste « je sais que les girafes sont comme ci ou comme çà … ». L’aspect inconnu et nouveau met de la distance et évite ce biais.

Pourquoi un seul individu ? Pour éviter la généralisation à partir de plusieurs individus et de générer ainsi une « moyenne » essentialiste. On évite aussi de ce fait les questions génériques très inductrices avec l’emploi du « les » ou « le » du style « les girafes ont un pelage taché » ; ici, on ne peut que dire « cet orina », le seul connu, a ceci ou cela !

Reste la question de la fonction associée au caractère. On imagine assez bien qu’elle doit avoir un effet inducteur essentialiste : si on dit à l’enfant « les girafes ont un pelage taché pour se dissimuler dans la savane » et qu’on lui demande si ce trait peut varier, il aura tendance à se dire que non car sinon les girafes vont forcément être victimes des prédateurs ! C’est pourquoi, les chercheurs ont ici en fait effectué deux études sur des groupes d’enfants différents (mais toujours avec les mêmes tranches d’âge) : la première sur le protocole décrit ci-dessus et la seconde sur le même protocole mais cette fois sans donner aucune fonction à aucun des trois traits présentés !

Bilan

Globalement, sur les deux versions de l’étude, on constate que les variations sur les traits comportementaux sont aussi bien acceptées que celles sur les traits physiques internes ou externes contrairement à ce qui avait observé auparavant (voir l’autre chronique) ; ceci ne varie pas non plus en fonction de la tranche d’âge (5-6 ou 7-8).

Mais surtout, en moyenne, 41% des enfants (dans la version 1) acceptent la variation soit deux fois plus que le résultat obtenu auparavant (20%). Ce résultat montre clairement que la capacité de résistance présupposée profonde et inflexible ne l’était pas autant que cela dans un contexte de présentation aménagé. Le fait de se placer dans un contexte sans connaissances antérieures et sans incitation à recourir à un raisonnement essentialiste atténue fortement les mauvais résultats constatés auparavant. Les enfants dans ce nouveau contexte semblent avoir plus de facilité à imaginer, à se représenter la variation et à l’accepter. Ils peuvent ainsi accéder à la sélection.

41%, même si c’est mieux que 20%, ça reste assez bas. Il doit donc y avoir un autre frein : la fonction. Les enfants regardent les traits bénéfiques à la survie comme plus héritables et attendent donc qu’ils soient partagés par tous les membres de l’espèce. La version 2 de l’étude répond à cette question : chez les 7-8 ans testés, le score en faveur de la variation passe à 60% contre 40% pour les 5-6 ans. Autrement dit, enlever la fonction bénéfique du trait améliore considérablement l’acceptation de la variation sur ce trait et ce d’autant que l’âge des enfants avance. Cet effet en lien avec l’âge tient sans doute à une plus grande accumulation d’observations d’animaux domestiques et des humains autour d’eux. A partir d’interviews des parents des enfants testés, les chercheurs montrent de plus que les croyances des parents influent peu sur le raisonnement des enfants qui sont bien plus influencés par le contexte de présentation.

Enseignements à retenir

Les enfants un peu plus âgés (7-8ans) ont plus de facilité à se représenter la variation. Il faudrait éviter, pour introduire la notion de variation, de recourir à des espèces familières, à utiliser un langage générique (« les » ou « le ») et ne pas penser qu’on puisse s’appuyer au moins au début sur la pensée essentialiste pour aborder l’espèce. S’appuyer sur les besoins et les fonctions renforce la résistance à accepter et envisager la variation.

Un exemple concret nous est fourni par les applications en ligne créées par Laetoli productions (la variation ; la sélection par la prédation ; la sélection sexuelle) et dédiées à l’enseignement qui s’appuient sur des animaux imaginaires avec quelques caractères qui varient. Elles répondent bien à ces préconisations. On peut noter que face à de tels contextes numériques de qualité les enfants sont très sensibles au graphisme et à la nouveauté ; ces applications ouvrent en plus le champ immense des simulations et de la statistique quasiment impossible à envisager autrement.

 

D’autres études montrent par ailleurs (3) qu’on peut très bien aborder la sélection en même temps que la variation pourvu qu’on leur fournisse des histoires riches et dépourvues de recours aux connaissances antérieures. Le découpage traditionnel part souvent du constat des adaptations des espèces (des parties du corps en lien avec des fonctions), puis aborde la variation et au final la sélection.

vari-laetoli

Etre imaginaire servant de support à la compréhension de la variation et de la sélection dans les applications de Laetoli Productions

BIBLIOGRAPHIE

  1. The Relation Between Essentialist Beliefs and Evolutionary Reasoning. A. Shtulman, L. Schulz. Cognitive Science 32 (2008) 1049–1062
  2. Young Children Can Be Taught Basic Natural Selection Using a Picture- Storybook Intervention. Deborah Kelemen, Natalie A. Emmons, Rebecca Seston Schillaci, and Patricia A. Ganea. Psychological Science
1–10
. 2014
  3. Young children’s acceptance of within-species variation: Implications for essentialism and teaching evolution. Natalie A. Emmons, , Deborah A. Kelemen. Journal of Experimental Child Psychology. 2015
  4. LAETOLI PRODUCTIONS : https://laetoli-production.fr/#/