Argiope bruennichi

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Femelle en position de chasse au centre de sa toile

L’argiope fasciée, une grosse araignée relativement commune, est plus souvent connue sous le surnom d’argiope frelon à cause de la ressemblance de sa livrée singulière avec celle d’un frelon. Elle est en pleine expansion à l’échelle de l’Europe (voir la chronique sur son expansion et ses causes). Sur l’abdomen volumineux des femelles (les mâles sont tout petits et se montrent peu), on trouve un motif vif et contrasté fait de rayures noires, jaune foncé et jaune clair à presque blanc tandis que dessous, il y a deux bandes noires et jaunes mais disposées en long cette fois ; à cela il faut ajouter les quatre paires de pattes nettement annelées de noir et de blanc. Comme de plus, elle se tient au repos et en position de chasse en plein milieu de sa grande toile (elle fait partie de ces araignées dites orbitèles qui tissent des toiles circulaires), les pattes étalées, elle ne manque pas d’attirer le regard et d’offrir au photographe des occasions de beaux clichés ! Mais quelle est la ou les fonction(s) d’une telle coloration aussi vive et voyante de la part d’un animal prédateur d’insectes qui ne se cache pas pour chasser ?

Raisonner et prédire

Une équipe australo-anglaise a travaillé sur ce sujet (1) et nous livrons en préambule le raisonnement initial qui a guidé leur choix d’un protocole expérimental. Si on considère que cette coloration est liée à la capture des proies (nous verrons plus loin qu’une autre piste peut être envisagée), on peut émettre deux hypothèses :

– ces couleurs vives fonctionnent comme un piège visuel qui déclenche chez les insectes des comportements tendant à les attirer (comme un leurre visuel)

– les rayures alternées représentent au contraire une forme de camouflage qui « casse » la silhouette et rendent l’araignée moins visible par contraste avec le fond de végétation.

Pour tester la première hypothèse, les chercheurs vont obscurcir avec du colorant les bandes jaunes d’argiopes vivantes et les relâcher sur leurs toiles et suivre leurs captures. Si l’hypothèse est bonne, alors, ces argiopes « noircies » devraient capturer moins de proies comparées avec des argiopes « normales » non modifiées puisqu’elles seraient non attractives.

Pour tester la seconde, ils suspendent devant une argiope normale une feuille qui la cache à la vue d’insectes s’approchant de la toile ; si l’hypothèse est bonne, ces argiopes « occultées » devraient capturer autant de proies que des normales vu qu’elles sont dissimulées mais d’une autre manière.

Les chercheurs ont donc mis en place ce protocole de suivi des captures tout en mesurant soigneusement en parallèle divers autres paramètres dans les trois situations (noircies, occultées et normales) : la surface de la toile, sa hauteur, son aspect. Ils mesurent aussi à chaque fois la réflectance en UV, i.e. la proportion de lumière UV réfléchie par le corps de l’argiope ; en effet, un bon chercheur ne perd pas de vue ( !) que les sujets de son étude sont des insectes (les proies) et que ceux-ci ont une vision très différente de la nôtre ; nombre d’entre eux, dont les abeilles, perçoivent les UV (ce que nous ne pouvons faire) et voient donc les « choses » différemment. On ne démarre pas une recherche au hasard : on sait où on va, comment on va faire et quels résultats possibles on peut attendre !

La sentence des résultats

Après une analyse statistique des données engrangées, on constate que les argiopes noircies ou occultées capturent significativement moins de proies que les normales. Donc, la seconde hypothèse semble invalidée tandis que la première est validée. Pour expliquer cet effet attractif, il est suggéré que la couleur jaune mise en contraste avec le noir attire les insectes pollinisateurs ou herbivores en « mimant » des fleurs jaunes riches en pollen ou du jeune feuillage clair.

Les analyses de réflectance UV confirment que « vue en UV » l’argiope reste bien visible avec les rayures qui ressortent et même le thorax qui est pourtant uni ce qui va donc dans le sens des résultats obtenus ; par contre les pattes fortement rayées (pour un œil humain) apparaissent très ternes et peu visibles en UV.

Ces argiopes suivies sur le terrain ont surtout capturé des criquets (43% des captures) car les toiles se trouvaient près du sol et entourées de hautes tiges.

Ils se sont aussi intéressés à un autre détail bien connu et spécifique des toiles d’argiope : la présence d’un motif épais de soie tissée en zig-zag, placé au milieu de la toile et appelé stabilamentum. Ce motif peut manquer mais le plus souvent il est présent et bien visible (à l’œil humain en tout cas !). Il a suscité de nombreuses recherches et hypothèses contradictoires sans conclusion claire et il continue de faire l’objet de vifs débats : pour les uns, il attire les proies ; pour les autres, il les éloigne mais protège l’argiope des attaques des insectes prédateurs ; d’autres y voient un moyen d’alerter les gros animaux qui ainsi évitent la toile ! En tout cas, ici, dans cette étude, la présence et la plus ou moins grande taille de ce stabilentum ne semblent en rien influer la prise de captures ce qui écarterait l’hypothèse de l’attraction. Mais sur ce sujet, il n’y a pas eu ici d’expérimentation et la question reste ouverte !

Oui mais ….

Tout semble donc clair … sauf qu’une autre étude conduite en Europe du Nord (2) aboutit à des résultats opposés mais avec un protocole très différent. Ces chercheurs ont fabriqué des toiles artificielles en nylon installées dans la nature et placent dessus une araignée anesthésiée, soit une argiope donc bigarrée jaune et noir, soit une autre espèce différente : l’épeire des roseaux (Larinoides cornutus), une araignée nocturne sombre aux motifs très discrets qui chasse surtout des papillons de nuit. Ils testent aussi des toiles sans aucune araignée dessus. Le choix de recourir à des toiles artificielles (forcément imparfaites) permettait d’écarter l’interférence du stabilamentum.

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Epeire des roseaux, espèce nocturne aux couleurs ternes (ici, le flash avive les couleurs !)

Résultat : les toiles « décorées » avec une argiope interceptent plus de proies que celles avec une épeire des roseaux ; en plus, le succès de capture des toiles avec Argiope est comparable à celui de toiles ne portant aucune araignée Donc, c’est la seconde hypothèse qui se trouve ici validée selon laquelle la coloration camoufle l’araignée à la vue des insectes !

La synthèse

Devant cette contradiction flagrante, qui croire ? Faisons confiance aux deux équipes et comparons les contextes. L’usage de toiles artificielles élimine certes le problème du stabilamentum mais il introduit un biais réel mais dans quel sens ? Surtout, dans cette seconde étude, les proies étaient essentiellement des hyménoptères capturés en plein vol alors que dans la première il s’agissait majoritairement de criquets sautant dans la végétation ; ont-ils la même vision ; voient-ils de la même manière dans les UV ? Alors, les chercheurs de la première étude mettent en avant leur observation sur l’aspect estompé des pattes en lumière UV ; on peut donc faire une synthèse et dire que cet effet masque les pattes autour du corps bigarré bien contrasté et rend la silhouette « non lisible » : l’araignée ne ressemble plus à une araignée puisqu’elle « n’a pas de pattes » ? Autrement dit, les deux hypothèses interviendraient avec des parts peut-être différentes selon les types de proies majoritaires !

Il reste donc encore à élucider bien des points et il faut se garder de généraliser des résultats obtenus dans un contexte donné !

La troisième hypothèse

Il reste une troisième piste qui n’a rien à voir avec la capture des proies mais avec la protection de l’araignée contre ses prédateurs, des oiseaux et des guêpes prédatrices ou des parasitoïdes. Cette coloration ne serait-elle pas un moyen, par sa ressemblance avec celle d’une guêpe ou d’un frelon, de dissuader les prédateurs de l’attaquer selon le principe de l’aposématisme (voir la chronique sur les punaises rouge et noir). Dans la première étude, les chercheurs ont noté qu’aucune des argiopes noircies n’avait disparu pendant la durée de leur expérimentation ce qui indiquerait que la coloration bigarrée ne procure pas de protection particulière ; mais ils soulignent aussi que les toiles étudiées se trouvaient basses dans de la végétation haute avec donc un risque de prédation assez faible.

A ce propos, une étude récente (3) menée en France a mis en évidence une pression de prédation forte, voire très forte, de la part des … frelons ! Un comble pour l’argiope frelon ! Le contexte était très particulier et pour le moins artificialisé : des bandes fleuries au milieu des cultures pour attirer des insectes butineurs ; là, des populations très denses (jusqu’à 4 toiles par m2) d’argiopes s’installent, exploitant la manne des innombrables insectes pollinisateurs (95% de leurs proies). Les chercheurs ont donc observé dans ce contexte, à partir du mois d’août (période d’activité des frelons), des dizaines d’attaques de frelons qui saisissent les argiopes par les pattes pour les transporter à leurs nids comme nourriture pour leur couvain.

Les bandes fleuries exploitées par les frelons voyaient l’abondance des argiopes fortement baisser. Les argiopes de ces parcelles sous pression ajoutent à leurs toiles des réseaux irréguliers de fils et des fils non collants comme barrière de protection anti-prédateurs. Cet exemple ne peut absolument pas être généralisé dans un contexte aussi particulier : milieu artificiel, fortes densités de proies et d’argiopes, structure de la végétation particulière, …. Mais il montre qu’une pression de prédation existe bel et bien sur les argiopes et que, forcément, elle doit peser sur la pression de sélection et agir sur l’évolution de la coloration de l’argiope ou sur la structure de sa toile.

Il reste décidément beaucoup à découvrir et beaucoup de fils (plutôt collants) à démêler autour de l’argiope !!

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BIBLIOGRAPHIE

  1. Function of bright coloration in the wasp spider Argiope bruennichi (Araneae: Araneidae). Alex A. Bush, Douglas W. Yu and Marie E. Herberstein. Proc. R. Soc. B (2008) 275, 1337–1342
  2. Does the appearance of orbweaving spiders attract prey ? Radovan Václav & Pavol Prokop. Ann. Zool. Fennici 43: 65–71. 2006.
  3. Direct and indirect bottom-up and top-down forces shape the abundance of the orb-web spider Argiope bruennichi. Odile T. Bruggisser, Nadine Sandau, Gilles Blandenier, Yvonne Fabian, Patrik Kehrli, Alex Aebi, Russell E. Naisbit, Louis-Félix Bersier. Basic and Applied Ecology 13, issue 8, 706-714, 2012