Prenanthes purpurea

29/10/2021 Les Astéracées ou composées sont la plus grande famille de plantes à fleurs avec plus de 23 500 espèces dans le monde. En dépit de son extraordinaire diversité, qui surpasse même celle, mythique, des orchidées, cette famille reste relativement homogène d’aspect et assez facilement reconnaissable. On les répartit dans 17 tribus dont une se détache par son originalité : la tribu des liguliflores (Les Cichorieae des botanistes ; de Cichorium, nom de genre des chicorées). Contrairement à toutes les autres tribus, leurs têtes florales ou capitules se composent (!) uniquement de fleurs en languettes (ligulées) et non de fleurs tubulées ou tubulées et bilabiées. On y trouve, en ce qui concerne notre flore nationale, parmi les genres les plus fournis, les crépides, les épervières, les laitues (voir la chronique sur la laitue boussole), les laiterons, les pissenlits, les salsifis (voir la chronique sur les fruits du salsifis douteux), les piloselles, les porcelles (voir la chronique), les scorsonères (voir la chronique sur la S laciniée). L’écrasante majorité d’entre elles ont des fleurs jaunes et tendent à beaucoup se ressembler pour les novices ; un genre très original se détache tant par la couleur violette à pourpre de ses capitules que par leur structure originale : le (ou la !) prénanthe (ou prénanthès) pourpre, seule espèce de son genre en Europe. Partons donc à la rencontre de cette plante facile à identifier (même non fleurie) et relativement commune en montagne.          

Violoniste ! 

Le prénanthe se repère de loin par sa grande taille et son port en touffes ; comme de plus il s’agit d’une plante vivace, elle reste visible une bonne partie de l’année : ses tiges sèchent en automne et repoussent depuis la souche dès le printemps.

Jeunes tiges en mai

Les tiges dressées, non ramifiées dans le bas, très feuillées et ce dès la base, peuvent atteindre 1,50m de haut : une grande plante donc qui, le plus souvent, tend à former des colonies nombreuses de tiges émergeant d’une même souche (clonale). 

Dès le début d l’automne, la plante jaunit et va sécher

Rien que par son feuillage, on peut facilement l’identifier. Noter d’abord la teinte générale vert bleuté et carrément bleutée (glauque) en dessous et l’absence de poils. Les feuilles alternes (comme chez toutes les composées), grandes, frappent par leur consistance « molle » : au toucher, elles sont très fines et tendres et semblent presque fragiles pour une si grande plante. Les feuilles vers le bas de la tige possèdent un court pétiole ailé ; par contre, les suivantes deviennent sessiles (sans pétiole) et embrassent la tige par la base du limbe en forme de cœur. Le plus souvent, elles ont une forme bien particulière avec un étranglement vers sa base ce qui leur donne une silhouette de violon bien marquée ; les botanistes ont créé un adjectif pour décrire ceci : panduriforme (de pandura, pandore ou luth à trois cordes ; Pandore avait été initiée à la musique par Apollon). On ne trouve un tel caractère que chez de rares espèces dans notre flore comme la patience violon commune dans les pelouses urbaines. 

Pour ce qui est du contour de la feuille, il peut être très variable y compris sur une même tige entre le haut et le bas. Le plus souvent, les feuilles sont pratiquement entières à subentières à vaguement sinuées-dentées de manière irrégulière ; très rarement, on trouve des feuilles plus profondément découpées. On observe aussi (surtout dans l’est) des formes à feuilles étroites ayant moins de 1cm de large (3-8mm) contre 2 à 5cm de large chez la forme habituelle. 

Au stade végétatif, dans ses milieux de vie, on ne peut guère la confondre au stade jeune qu’avec la laitue des murailles aux feuilles d’un vert tendre profondément découpées de manière anguleuse ou avec la lapsane mais celle-ci est nettement velue.

Ajoutons un dernier caractère qui ne se voit que si on coupe une tige : il en sort un peu de « lait » (latex) comme chez la majorité des composées de cette tribu des liguliflores. On retrouve ce caractère très marqué chez les laitues dont les grandes laitues montagnardes des Alpes ou de Plumier qui accompagnent souvent le prénanthe ou chez les laiterons, bien nommés. 

Trompeur 

La floraison a lieu de juillet à septembre. Dès que les tiges atteignent une certaine hauteur, on voit apparaître des rameaux fins axillaires qui vont constituer l’inflorescence. Au final, il se développe sur la moitié supérieure des tiges une ample panicule très lâche, très volumineuse, dont les axes ramifiés se terminent par de longs pédoncules recourbés.

Chacun d’eux porte à son extrémité ce qui, au premier abord, ressemble furieusement à une fleur unique avec cinq pétales d’un beau mauve à pourpre, souvent enroulés et rabattus vers l’arrière et une longue colonne saillante portant du pollen ; le tout émerge d’un « calice » verdâtre étroit, en tube cylindrique long de 1cm, constitué de 6 à 10 pièces vertes imbriquées. Cette « fleur » penche vers le bas ce qui a suscité la construction du nom latin de genre Prenanthes à partir des racines prênès pour pencher et anthus pour fleur. Elle ressemble fortement à la fleur du silène penché, une Caryophyllacée. Sauf que cette ressemblance n’est que ultra-superficielle car en fait chez le prénanthe, contrairement au silène, il ne s’agit pas du tout d’une fleur. Ce que l’on prend pour cinq pétales (parfois seulement au nombre de 2 ou jusqu’à 7 au plus), ce sont autant de fleurs en languettes, comme celles bien connues du pissenlit. Chacune d’elles porte en avant des étamines aux anthères soudées en un tube dressé au milieu duquel va grandir un long style : il traverse la « cheminée » des étamines et s’avance bien au-delà, emportant le pollen avant de déployer un stigmate recourbé. Ce que l’on avait par ailleurs pris pour un calice est la coupe de petites feuilles ou bractées (involucre) qui enveloppe ces cinq fleurs élémentaires ou fleurons. Autrement dit, on a affaire non pas à une fleur mais à un mini-capitule, l’inflorescence en tête de fleurs serrées, typique de la famille des composées ou astéracées ; simplement, ici, contrairement à la majorité des autres genres de la tribu où chaque capitule se compose de centaines de fleurons très serrés, les capitules se trouvent réduits à quelques fleurs (voir l’exemple détaillé de la porcelle enracinée).

On retrouve d’ailleurs cette tendance « extrême » chez certaines laitues comme la laitue des murailles à capitules jaunes composés eux aussi de cinq fleurons. 

Ces capitules penchés produisent du nectar et attirent notamment diverses petites espèces de bourdons, des abeilles ou des mouches qui participent à la pollinisation. Les bases de données d’apiculture classent le prénanthe comme plante mellifère. Après fécondation, l’ovaire de chaque fleur donne un akène (fruit sec à une graine) gris brun clair surmonté d’une aigrette blanchâtre qui permet la dispersion par le vent comme nombre d’autres composées (dont les pissenlits sur les fruits desquels on souffle pour les faire s’envoler).  

Montagnard 

La répartition géographique du prénanthe constitue un indice majeur supplémentaire pour son identification puisqu’il est confiné strictement aux massifs montagneux et à leurs bordures : Vosges, Jura, Alpes, Massif Central, Pyrénées et Corse ; il déborde mais en stations localisées dans les Cévennes, la Margeride, le Limousin et le Morvan. Il peut très ponctuellement atteindre des stations basses mais dans des contextes très particuliers avec un micro-climat submontagnard. Son optimum se situe à l’étage montagnard mais il pénètre dans l’étage subalpin jusqu’à 2200-2300m d’altitude. Ainsi dans les Vosges, on fait débuter l’étage montagnard inférieur à la limite altitudinale inférieure du prénanthe soit autour de 350m. on le trouve dans les montagnes d’Europe centrale et méridionale jusqu’en Grèce vers le sud où il atteint la Thessalie en suivant le sapin blanc, lui aussi en limite de répartition à cet endroit. 

Le prénanthe est typiquement une espèce d’ombre à mi-ombre sur des sols frais à moyennement frais (espèce dite mésophile). Il trouve ces conditions réunies dans les forêts avec une riche strate herbacée dominée par de grandes herbes ; il ne sort des forêts qu’au niveau de sa limite supérieure (étage subalpin) dans les landes à callune fausse-bruyère et à airelles. Une étude menée autour des Alpes que cette espèce est en train de disparaître des habitats de bordures du massif alpin sous l’effet du réchauffement climatique ; on estime que dans ses habitats alpins, son aire pourrait être réduite de moitié dans les décennies à venir. Dans le Jura français et suisse, un déclin significatif a été montré pour la période 1989-2007. 

Pessière plantée dans la Chaîne des Puys (Auvergne)

Par rapport aux sols, le prénanthe montre une large amplitude écologique allant de sols acides à basiques mais en fuyant les extrêmes ; dans les stations basses en limite de répartition, il est nettement acidiphile. On le rencontre donc dans les forêts montagnardes : hêtraies, hêtraies-chênaies, hêtraies-sapinières, pessières (forêts d’épicéas) et les peuplements humides de très hautes herbes (mégaphorbiaies). Il fréquente souvent les bords de chemins forestiers, les lisières et les bords des ruisseaux. Globalement, c’est une plante commune voire très commune dans ces milieux. 

Goûteux 

Selon les amateurs botanistes avisés de consommation de plantes sauvages (2), les jeunes feuilles du prénanthe sont très tendres, de saveur agréable et peuvent se consommer en salades … que l’on peut décorer de ses fleurs comestibles ; on peut aussi les faire cuire comme légume dans des soupes. Rien d’étonnant à cela vu la minceur déjà signalée de ces feuilles qui ont donc peu de chances de devenir fibreuses (caractère snas doute lié à sa vie dans des milieux ombragés). En tout cas, les analyses chimiques ne révèlent pas de substances toxiques ; on y a isolé un trisaccharide complexe (sucre à 3 molécules liées de sucres élémentaires) connu par ailleurs comme constituant du thé. 

Dans la nature, on trouve très souvent des tiges dont une partie des feuilles ont été méthodiquement épointées : il s’agit le plus souvent des traces laissées par un chevreuil, un consommateur assidu de cette plante en montagne. En Suisse, le prénanthe a d’ailleurs servi d’espèce modèle pour tester expérimentalement l’impact de cette consommation. Les inflorescences et les fruits sont consommées essentiellement en plein été entre juin et juillet. Les chevreuils se montrent très sélectifs et ne défolient jamais complètement une plante se contentant de prélever les pointes des feuilles ou les fleurs seulement. Expérimentalement, même après plusieurs simulations d’épointage, la plante compense facilement cette perte de biomasse ; la biomasse des racines n’est même pas affectée. Curieusement, les tissus qui se régénèrent sont même enrichis en azote ce qui quelque part incite les chevreuils à les reconsommer de nouveau ! On a l’impression que la plante, dans la mesure où elle n’est qu’épointée, en tire profit en s’enrichissant en azote ce qui stimule sa production de protéines. Il y aurait donc une sorte de relation mutualiste entre le chevreuil et le prénanthe ! Dans le Jura, on peut aussi observer la consommation de jeunes feuilles par le grand tétras qui les épointe avec son bec tranchant courbé (voir la chronique sur les tétraonidés). 

D’autres herbivores moins conséquents consomment le prénanthe. On observe sur ses feuilles des traces de mineuses : des larves d’insectes qui creusent des galeries dans l’épaisseur (très fine !) du limbe des feuilles. La chenille d’un papillon nocturne, la cucculie de la laitue, toute tachetée de noir, se nourrit sur les prénanthes mais ses plantes nourricières habituelles sont plutôt des laitues ou des laiterons. Cette dernière observation conduit à considérer qu’il doit exister une parenté assez étroite entre le prénanthe et les laitues. 

Galerie de mineuse

Inclassable 

Par ses caractères floraux et même foliaires, le prénanthe détonne au sein de sa tribu et les botanistes ont toujours du mal à définir clairement ses relations de parenté avec les autres genres de la tribu des liguliflores. Au début des années 2010, une étude génétique avait conclu à son placement au sein de la sous-tribu des porcelles en dépit de nombreuses dissonances morphologiques. Ainsi, le prénanthe se démarque de tous les genres de cette sous-tribu par : ses fleurs violacées (versus jaunes ou blanches), ses capitules penchés (versus dressés), ses aigrettes de soies accrochantes (versus plumeuses). De plus, le nombre de chromosomes est de 18 versus 6 à 14 chez les autres.

En 2013, une nouvelle étude génétique avec d’autres marqueurs génétiques le place tout à la base de la sous-tribu des laitues, dans une position incertaine ; cette sous-tribu regroupe plus de 200 espèces dont la plupart sont de grandes plantes de montagnes (dont les laitues des Alpes et de Plumier) ; une partie d’entre elles ont des fleurs bleues à mauves ce qui correspond mieux au prénanthe. Par ailleurs, tout converge pour montrer que le genre Prenanthes dans lequel on plaçait autrefois des dizaines d’espèces doit être réduit en fait à … la seule espèce Prenanthes purpurea (genre monotypique) ! Ainsi, sept espèces de Chine autrefois placées dans ce genre ont été déplacées dans d’autres genres et quatre d’entre elles relevaient en fait d’une troisième sous-tribu ! 

A ce stade des connaissances acquises, les chercheurs proposent de, a minima, ne pas placer le prénanthe parmi la sous-tribu des porcelles et le maintenir soit comme une sous-tribu pour lui tout seul soit à la base de l’arbre de la sous-tribu des laitues. L’anecdote des chenilles consommant aussi bien laitues que prénanthe va dans ce sens ; dans au moins deux langues, on le nomme d’ailleurs comme « laitue » : laitue pourpre en anglais et laitue de montagne en italien : ce ne sont certes pas des preuves scientifiques mais simplement des indices relevant du flair botanique ! 

En tout cas, le prénanthe reste décidément hors normes ce qui le rend encore plus attrayant à considérer ! 

Bibliographie 

Flore forestière française. Tome 2 Montagnes JC Rameau et al. Ed. IDF 1993

PRINCIPAUX CARACTÈRES ÉCOLOGIQUES ET FLORISTIQUES DES HÊTRAIES DU NORD-EST DE LA FRANCE J. TIMBAL Ann. Sci. forest., 1974, 31 (1), 27-45. 

(2)Site de Guy Lalière, botaniste gourmand et naturopathe

The boreal and centraI European element in the forest flora of Greece. – T Raus. Bocconea 5: 63-76. 1995 

HOW ARE PLANT SPECIES IN CENTRAL EUROPEAN BEECH (FAGUS SYLVATICA L.) FORESTS AFFECTED BY TEMPERATURE CHANGES? – SHIFT OF POTENTIAL SUITABLE HABITATS UNDER GLOBAL WARMING JANTSCH M.C. et al. Ann. Bot. (Roma), 2014, 4: 97–113 

Molecular Phylogeny of the Lactuca Alliance (Cichorieae Subtribe Lactucinae, Asteraceae) with Focus on Their Chinese Centre of Diversity Detects Potential Events of Reticulation and Chloroplast Capture. Wang Z-H, Peng H, Kilian N (2013) PLoS ONE 8(12): e82692. 

Tolerance of understory plants subject to herbivory by roe deer Barbara Moser and Martin Schütz OIKOS 114: 311-321, 2006