Juniperus communis

Genévrier commun sous sa forme prostrée à 1500m dans le massif du Sancy

Le genévrier commun possède l’une des plus vastes répartitions parmi les conifères à l’échelle de la planète couvrant l’Eurasie depuis l’Arctique jusqu’aux montagnes méditerranéennes et l’Afrique du nord et l’Amérique du nord. Il se montre capable de coloniser des milieux très contrastés aussi différents que des landes tourbeuses, des landes sommitales, des sous-bois clairs ou des pelouses calcaires ! 

 Ce don d’ubiquité s’accompagne d’une capacité de variation très surprenante dans l’allure générale allant d’arbres dépassant les dix mètres de haut, en passant par des arbustes à troncs multiples plus ou moins étalés, au port pyramidal à conique voire même en fuseau comme les cyprès du Midi, jusqu’au port prostré, plaqué au sol ou sur des rochers.

Nous allons ici nous intéresser à cette dernière forme « naine » que l’on observe essentiellement en altitude à l’esthétisme fascinant. 

Squelettes vivants 

Tronc décharné ne gardant que des bouquets terminaux de feuillage

Pour faire plus ample connaissance avec ces étranges genévriers prostrés, il faut grimper au delà de 1000m d’altitude dans nos montagnes même si on peut en rencontrer plus bas mais très ponctuellement. Rendons nous par exemple, comme en ce beau jour de mi-septembre, sur la Montagne de Bozat dans le massif du Sancy en Auvergne. Ce long promontoire tabulaire émerge des sapinières spontanées et des pessières : passons la limite supérieure de ces forêts denses vers 1300m et entrons dans les vastes pâturages qui s’étalent à perte vue ; on y repère déjà çà et là quelques plaques de genévriers collés au sol et qui tranchent sur le fond jaunâtre des pâturages à nards parcourus par les troupeaux de vaches ou de moutons. Mais, c’est sur le rebord nord de cette « montagne » que se trouvent, au milieu d’une série de chaos granitiques qui se succèdent en barres transversales, de magnifiques peuplements de ces genévriers prostrés. Paysage sidérant que ces forêts horizontales d’un vert taché de clair, plaquées sur les masses rocheuses, formant par endroits des tapis continus moutonnant et parsemés de buttes à airelles toutes rougies par ce début d’automne.  

Et tout de suite, le regard se trouve attiré vers certaines touffes dégarnies à leur base qui révèlent les troncs et les branches gris clair de nos genévriers. Quel spectacle ! Des troncs noueux, décharnés, tordus, repliés parfois sur eux-mêmes, cassés, entassés, littéralement soudés au rocher ; les branches se ramifient en lacis inextricables qui épousent les formes des blocs colonisés. On ressent comme une immense souffrance qui émane de ces êtres torturés mais bien vivants comme en atteste leur feuillage d’aiguilles très dense et qui cache la plus grande partie de l’arbuste.  Quelques individus se démarquent par un port un peu plus dressé avec des amorces de troncs verticaux se courbant rapidement au delà des cinquante premiers centimètres ou bien des troncs multiples couchés à terre et se redressant à leurs extrémités en bouquets feuillés. Une exposition inoubliable de Land Art nature du plus bel effet ! 

Déterminé ?

Cette plasticité de port interpelle forcément le botaniste même si l’on sait bien que toute espèce, par nature, présente toujours une certaine variabilité de ses individus. Tout indique que ces différentes formes résultent de facteurs environnementaux locaux plus que d’un déterminisme génétique.

Forme prostrée dans une lande à seulement 900m d’altitude sur un site relativement abrité

Pourtant, si l’on cultive des descendants d’une forme donnée, ceux-ci héritent souvent de celle-ci : ceci indique qu’il doit y avoir une part de contrôle génétique mais sans doute sous l’influence que de quelques gènes. Par ailleurs, la silhouette évolue aussi avec l’âge avec une tendance pour les vieux spécimens dressés à s’ouvrir en retombant vers l’extérieur. Les formes prostrées qui nous occupent ici représentent en fait une extrémité d’un continuum de formes avec tous les intermédiaires possibles. Sur un même site, on peut très bien avoir côte à côte des individus de formes sensiblement différentes comme ci-dessus avec des individus « moins » prostrés, presque dressés. Les études génétiques à partir de l’ADN confirment qu’il n’y a pas de corrélations entre les formes morphologiques et des marqueurs génétiques spécifiques. 

Naturellement, quelque soit la forme adoptée, le genévrier commun conserve une tige principale accompagnée de tiges secondaires plus ou moins ramifiées dès la base et étalées autour. Ainsi, même les formes prostrées semblent avoir un vrai tronc principal. Ce tronc se distingue par une croissance très lente notamment en diamètre : elle peut descendre à moins de 1mm/an sous le climat froid qui règne en altitude. Le genévrier a donc une sorte de prédisposition à évoluer vers des formes basses et certains individus ont probablement un âge dépassant la centaine d’années. 

Parfois il ne reste qu’une branche vivante !

Pour ces formes prostrées, on pressent assez aisément les facteurs environnementaux qui l’orientent: le froid intense en hiver qui gèle les extrémités, le vent violent qui balaye les sommets exposés et accentue les effets du froid et induit aussi un dessèchement, la neige qui les recouvre en hiver et au printemps et raccourcit la saison de croissance, la forte insolation en été et la sécheresse qui l’accompagne, … L’appui fréquent sur des rochers (mais pas systématique) permet d’éviter ou d’atténuer certains de ces facteurs négatifs par un effet d’abri ou de bénéficier de la chaleur emmagasinée par ceux-ci. Les épisodes météorologiques extrêmes laissent leur empreinte sous forme de branches mortes ou de déformations des troncs et illustrent la forte capacité de résilience de ces conifères.  

Peuplement continu occupant une barre de chaos rocheux

Vrai ou faux-nain ? 

Cette diversité de formes conjuguée avec l’immensité de l’aire de répartition ont conduit à distinguer plus d’une trentaine de variétés et de scinder l’espèce en au moins quatre sous-espèces, i.e. en populations suffisamment distinctes génétiquement pour se retrouver en partie en situation d’isolement reproducteur. Ce découpage comporte une part d’arbitraire face à ce qui s’apparente en fait plus à un continuum (voir ci-dessus) avec tous les intermédiaires possibles. On peut, néanmoins, localement, dans des contextes souvent extrêmes par leur climat ou leur sol, distinguer ces sous-espèces. 

En France, trois sous-espèces peuvent ainsi s’observer :

– la sous-espèce type (subsp. communis) très commune partout (que nous appellerons abusivement genévrier commun) aux aiguilles nettement allongées (8-20mm), étalées à très écartées sur les rameaux, rétrécies progressivement en pointe piquante  

– une sous-espèce d’origine hybride (nsubsp. intermedia) (le genévrier intermédiaire) aux aiguilles plus courtes, droites et très rare sur des sites rocheux arides du Midi 

– une sous-espèce aux aiguilles courtes (4-12mm), brusquement rétrécies en pointe à peine piquante, souvent courbées et rabattues vers les rameaux (subsp. nana) (le genévrier nain). 

Feuillage de genévrier commun

Ce dernier habite les crêtes ventées et très exposées au-dessus de 1300m jusqu’à 3200m dans le Jura, les Alpes, la Corse et plus rarement en Auvergne ; il ne dépasse jamais 50cm de hauteur et présente presque toujours un port fortement prostré, plaqué au sol ou sur les rochers. Oui, mais voilà, le genévrier commun (forme type) peut lui aussi adopter, en plus des formes arborescentes ou arbustives dressées, cette forme prostrée, jusqu’aux altitudes au-dessus de 2200m. Souvent d’ailleurs, entre 1000 et 2000m en gros, c’est lui de loin qui est le plus courant !

Les analyses génétiques (ADN des chloroplastes) ne permettent pas de distinction génétique claire entre ces populations : certains botanistes suggèrent que tous les individus intermédiaires seraient en fait à rattacher à la sous-espèce type ; seuls ceux vraiment typés relèveraient du genévrier nain ce qui conduit à les considérer plus comme des variétés que des sous-espèces distinctes ! On a quand même pu mettre en évidence des différences nettes quant à la composition chimique du revêtement cireux des aiguilles. Pour la suite de cette chronique, nous globaliserons donc ces deux sous-espèces sous l’appellation de genévrier commun. 

Colonie semi-dressée dans des pâturages

Tondu ? 

Vu l’habitat, on pourrait aussi invoquer la dent du bétail comme cause principale d’un tel port prostré. Cependant, on trouve régulièrement des individus prostrés dans des zones non pâturées (clôtures) et en absence de grands animaux sauvages. Donc, si le broutage ne détermine pas le port prostré, peut-il l’entretenir ? 

Le feuillage comme le bois ou les baies contiennent un arsenal de substances chimiques, certes aromatiques et agréables à notre odorat comme les monoterpènes ou l’acide cupressique, qui les rendent très peu appétents pour les grands mammifères en général : elles peuvent provoquer des troubles digestifs, urinaires ou même des avortements et peuvent conduire à la mort si la consommation est excessive. Pourtant, dès lors que dans l’environnement immédiat il y a un manque ou une raréfaction du fourrage ordinaire sous forme de graminées, cerfs, vaches, chevaux ou moutons se mettent à brouter les jeunes pousses des genévriers moins piquantes. Cette consommation a lieu surtout en hiver ou au début du printemps. Par rapport aux autres conifères éventuellement présents autour, le genévrier semble nettement préféré car, par contre, il contient moins de phénols toxiques : seulement 0,4% contre 5% pour le pin sylvestre ou 2,3% pour le sapin. De même, son feuillage contient moins de fibres ce qui le rend plus nutritif et digeste (46% versus 55% pour pin et sapin). Les lapins ou les lièvres peuvent aussi le consommer et écorcer la base des troncs. 

En pratique, dans les pâturages avec de fortes charges de bétail, les peuplements finissent par se fragmenter en taches disjointes ; le piétinement notamment sur les sites de repos abîme souvent ces arbustes déjà aux limites de la survie et finit par les faire mourir à moyen terme. Les genévriers nains y semblent encore plus sensibles. La dent du bétail s’avère encore plus impitoyable envers les jeunes plantules plus appétentes et fragiles, bloquant ainsi la régénération naturelle. A l’inverse, la disparition du pâturage conduit au développement de nombreux petits arbres ou arbustes qui empêchent le développement des plantules exigeantes en lumière. 

Mais le bétail agit bien plus négativement sur ces genévriers de manière indirecte via les interventions humaines. En effet, ils sont considérés comme indésirables en couvrant des surfaces étendues où l’herbe ne pousse pas : les éleveurs ont donc tendance à les éliminer ou à les limiter par broyage ou même par brûlage. Ainsi s’expliquent les innombrables « ossements » épars qui parsèment les pâtures : les vestiges de genévriers sacrifiés dont le bois persiste longtemps. Autrefois, en plus, on le récoltait comme bois de chauffage ou pour fabriquer des manches d’outils ou de petits objets. 

Agonie !

Ingénieur de l’environnement 

Et pourtant, dans leur environnement montagnard, les genévriers prostrés  rendent des services écosystémiques non négligeables pour la biodiversité. D’abord, ces tapis piquants et denses constituent de formidables abris sous lesquels nombre de jeunes plantes vont pouvoir se développer, en grande partie l’abri de la dent du bétail : on parle d’effet nounou (voir la chronique sur ce processus de facilitation) ; en plus, les « baies » des genévriers attirent des oiseaux frugivores tels que merles et grives qui peuvent avoir consommé auparavant d’autres fruits charnus (comme par exemple des fruits de sorbiers) : tout en récoltant les baies des genévriers, ils peuvent déposer dans leurs excréments les graines de ces espèces ! 

Les tapis prostrés ont un autre effet indirect, particulièrement visible dans les environnements extrêmes comme dans les toundras arctiques en créant des « ilots de fertilité ». L’accumulation de la litière d’aiguilles ou de baies tombées au sol ainsi que les racines mortes permettent la formationd’un humus riche ; l’ombrage et le microclimat frais créée sous sa canopée basse, à l’abri du vent, incitent diverses mousses à s’y installer comme la mousse-fougère (Hylocomium splendens) qui y prospère. Or, ces espèces sont capables de fixer l’azote de l’air via des cyanobactéries symbiotiques et enrichissent donc le sol en dessous en azote, un élément souvent déficitaire dans ces environnements pauvres. Ainsi, dans la toundra arctique, on a démontré que la couverture de la canche flexueuse, une graminée typique de ces milieux, passait de 1% dans une lande ouverte sans genévriers à 20 à 40% dans les landes à genévriers prostrés ! Ailleurs, dans les montagnes méditerranéennes arides, ces tapis maintiennent des ilots d’humidité en protégeant le sol de l’insolation directe. Ces genévriers freinent aussi en partie l’érosion naturelle et bloquent sous leur couvert les éléments fins entraînés par le ruissellement : ils transforment donc de manière sensible leur environnement souvent extrême où de petits changements peuvent avoir de grands effets sur la survie des autres espèces. 

Forme semi-dressée : un formidable abri pour la faune !

Enfin, il ne faut pas oublier l’importance de ces arbustes comme abris pour la « petite » faune comme les rongeurs (friands des fruits et graines), les lézards vivipares ou comme sites de nids pour les passereaux de ces landes d’altitude. 

Changement de taille

Avec la crise climatique en cours, on peut s’interroger sur l’avenir de ces formes prostrées puisqu’elles sont directement liées au contexte climatique local. Or, d’une manière générale, arbres et arbustes ne réagissent pas de la même manière au réchauffement climatique : les arbres, avec leurs bourgeons plus exposés en hauteur et plus soumis au dessèchement par le vent, se montrent plus sensibles aux températures de l’air qui les contraignent plus fortement. Ceci explique notamment ce port bas adopté par les genévriers en altitude là où pratiquement plus aucun arbre ne survit ou alors sous forme rabougrie. Se pose donc la question de l’avenir des formes prostrées : ne vont elles rapidement être supplantées par des formes dressées puisque les limites thermiques s’estompent ? 

Pour répondre à cette question, il faut d’abord comparer les conséquences de la forme arbre versus prostrée des genévriers notamment sur la circulation de l’eau dans la plante, un facteur clé avec l’accentuation des sécheresses estivales. Une étude de la conduction de la sève brute dans le tronc et les branches montre qu’effectivement l’architecture hydraulique, i.e. la forme, la taille et la répartition des vaisseaux conducteurs, diffère sensiblement entre ces deux formes extrêmes : les rameaux des formes prostrées se comportent comme les branches basses des formes en arbre et se montrent bien moins performantes que les troncs de ces derniers. Autrement dit, les genévriers prostrés auraient à l’avenir un certain désavantage face au problème clé des sécheresses associées aux canicules ; or, même si le genévrier est une essence relativement résistante à ce problème, il ne peut soutenir une sécheresse prolongée sans dégâts. 

Une étude récente a comparé la croissance de genévriers dans l’Arctique, dans les Alpes et dans les montagnes méditerranéennes par rapport à des conifères sous forme d’arbres croissant à leurs côtés. L’analyse des cernes de croissance de vieux spécimens majoritairement prostrés montre que dans l’Arctique et dans le Sud, les genévriers prostrés croissent plus vite depuis les années 1950 avec une accélération depuis les années 1980. Par contre, dans le sud, les formes en arbres soumises au stress majeur de la sécheresse connaissent au contraire un déclin. L’effet semble particulièrement marqué dans l’Arctique avec un passage rapide dans les toundras d’une dominance des arbustes bas vers des arbustes élevés et des arbres, ce qu’on appelle le verdissement de la toundra : la prolongation de la saison de croissance jusqu’en fin d’été et début d’automne ainsi que la fonte plus précoce du manteau neigeux explique en partie ce changement. Dans les Alpes, l’augmentation des précipitations hivernales avec un manteau neigeux qui tarde souvent à fondre au printemps réduit au contraire la saison de croissance et les formes prostrées souffrent de la compaction prolongée de la neige ; ils pourraient être supplantés par des formes en arbres ou d’autres arbres qui eux en profiteraient. 

Au milieu des tapis d’airelle …

Bibliographie 

Biological Flora of the British Isles: Juniperus communisL.P. A. THOMAS, M. EL-BARGHATHI and A. POLWART
 BIOLOGICAL FLORA OF THE BRITISH ISLES Journal of Ecology (2007) 95, 1404–1440 

Enhanced soil fertility under Juniperus communisin arctic ecosystems. Thomas Henry DeLuca · Olle Zackrisson Plant Soil (2007) 294:147–155 

The hydraulic architecture of Juniperus communis L. ssp. communis: shrubs and trees compared.BARBARA BEIKIRCHER & STEFAN MAYR Plant, Cell and Environment (2008) 31, 1545–1556 

Diverging shrub and tree growth from the Polar to the Mediterranean biomes across the European continent.ELENA PELLIZZARI et al. Global Change Biology (2017) 23, 3169–3180 

A retrouver dans nos ouvrages

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