De nombreuses fleurs changent de couleur au cours de leur brève (le plus souvent) existence à cause du vieillissement et de la fanaison. Mais chez diverses espèces, on observe un « virage » coloré très marqué en cours de floraison sans que la fleur ne soit entrée en phase de sénescence. Dans notre flore, les pulmonaires (Pulmonaria) constituent un exemple iconique très facilement observable au moment de la floraison printanière de ces fleurs communes : les jeunes fleurs rose à rouge à l’éclosion virent au bleu à maturité. Que signifie ce changement de couleur ? 

Herbes aux poumons 

Le genre Pulmonaire compte près de 18 espèces en Europe dont huit en France ; leur identification s’avère très compliquée vu leur forte ressemblance générale ; les deux plus communes sont la pulmonaire à larges feuilles et la pulmonaire à feuilles longues. Dans la suite de cette chronique, nous ne spécifierons pas les espèces précises et nous parlerons donc des pulmonaires sachant que le changement de couleur des fleurs, thème principal ici, concerne de la même manière (a priori) toutes ces espèces. 

Les pulmonaires sont des plantes vivaces formant des touffes avec une rosette de feuilles basales. Celles-ci bien formées au printemps subissent après la floraison un très fort accroissement qui les transforment quelque peu : on parle donc de feuilles d’été versus feuilles de printemps ; justement, pour identifier les espèces il faut disposer à la fois de critères sur les fleurs printanières et sur ces feuilles d’été : autrement dit, le grand écart temporel ! Ces feuilles basales pétiolées autant que celles des tiges sans pétiole (sessiles) ont un toucher à la fois velouté et rugueux du à une pilosité importante, rude (hispide disent les botanistes), une signature de la famille des Borraginacées comme les bouraches, les myosotis, les consoudes, les vipérines, les buglosses et les cynoglosses entre autres. 

Chez la plupart des espèces, les feuilles attirent l’attention par leurs marbrures blanc verdâtre sur le fond vert foncé du limbe : il s’agit de taches liées à la présence d’air dans des espaces intercellulaires (lacunes) qui renvoient une partie de la lumière, comme des mini fenêtres. Ces taches ont évoqué chez les Anciens l’image d’un poumon malade ou des alvéoles pulmonaires : d’où, en vertu de la théorie des signatures, l’association avec les poumons sous les appellations de herbe aux poumons (lungwort en anglais). Il se trouve que la richesse de cette plante en mucilages lui confère effectivement des propriétés anti tussives (expectorantes) ainsi que son contenu élevé en silice qui favoriserait la cicatrisation des poumons après une tuberculose. On a aussi associé ces taches claires à la mythologie du lait et de la Vierge comme chez le chardon-marie (voir la chronique sur ce « drôle de zèbre ») avec les noms populaires de lait de Marie ou de herbe au lait de Notre Dame. 

Coucou bleu

La floraison précoce, souvent dès février et désormais de plus en plus tôt, associée à la forme générale des fleurs, la font ressembler fortement à une primevère : d’où le surnom populaire de coucou bleu. Comme les primevères, les fleurs des pulmonaires possèdent un calice soudé en cloche (mais très foncé et couvert de « verrues ») et une corolle en entonnoir à 5 lobes portée sur un long tube engoncé dans le calice. Plus étonnant encore, elles partagent avec les primevères une caractéristique peu courante, la distylie. En effet, il existe deux sortes de plantes selon la structure interne des fleurs : certaines ont des fleurs dites « en épingle » avec un long style (terminé par le stigmate capteur de pollen) qui dépasse nettement de la gorge et des étamines basses insérées dans le tube ; d’autres ont des fleurs dites « en étoupe » avec le style très court non visible de l’extérieur, en dessous du cercle des cinq étamines qui sont alors insérées en haut du tube. Ce dispositif s’oppose à l’autopollinisation en éloignant le stigmate et les étamines et en favorisant les échanges croisés de pollen transporté par les pollinisateurs (abeilles, bourdons, quelques papillons dont les citrons) entre fleurs de « styles ( !) » différents. 

Et pourtant, comme indiqué ci-dessus, les pulmonaires n’appartiennent pas du tout à la famille des primevères ou Primulacées (voir les chroniques sur cette famille) pas du tout étroitement apparentée aux Borraginacées. Il s’agit là d’un exemple de convergence ; par ailleurs, il existe aussi de nombreuses dissemblances comme les inflorescences en cymes scorpioïdes des pulmonaires (versus en sub-ombelles des primevères) ou les fruits qui sont des akènes durs groupés par quatre au fond du calice versus une capsule sèche pleine de graines nombreuses ! 

Du rouge au bleu 

Venons en donc au sujet central : le virage coloré des fleurs. Les boutons floraux ainsi que les jeunes fleurs fraîchement écloses arborent une belle coloration allant d’un vieux rose au rouge ; puis, au bout de quelques jours, ces mêmes fleurs virent assez rapidement au bleu intense et vont rester ainsi sur une période prolongée. Ce changement de couleur s’explique en interne par une évolution de l’acidité relative (pH) des contenus cellulaires qui va agir sur les pigments anthocyaniques : d’abord acide dans le bouton floral, puis neutre (fleur rouge), le contenu cellulaire devient légèrement basique (fleur bleue). Comme toutes les fleurs d’une plante donnée s’ouvrent de manière progressive, une inflorescence porte donc en même temps des fleurs rouges et des fleurs bleues en proportions variables ; seulement en toute fin de floraison, on n’observe plus que des fleurs bleues, signe annonciateur de la fanaison généralisée. 

Ce virage rouge/bleu se retrouve chez diverses autres borraginacées comme la cynoglosse officinale (voir la chronique sur cette espèce), le grémil bleu-pourpre (voir la chronique sur les grémils), les vipérines, certaines buglosses, … En fait, on connaît un processus de changement de couleur des fleurs dans plus de 80 familles de plantes à fleurs avec plus de 250 genres concernés : le virage bleu/rouge se retrouve ainsi chez des convolvulacées dont  les ipomées bien connues comme plantes décoratives ou une partie des Fabacées comme chez certaines gesses ou vesces. L’apparition récurrente et de manière indépendante dans de nombreuses lignées de plantes à fleurs d’un tel processus indique d’emblée qu’il doit apporter certains avantages dans le contexte de la reproduction des fleurs et tout particulièrement de l’attraction visuelle des pollinisateurs. 

Double signal

Afin de bien comprendre, entrons dans la tête d’un insecte pollinisateur en recherche de nourriture. Il se trouve confronté à une obligation d’efficacité s’il veut survivre ; pas question d’aller visiter toutes les fleurs qu’il croise sans discernement. Il y a autant de chances de trouver une bonne récompense (du pollen et/ou du nectar) que de ne rien trouver parce qu’il s’agit d’une espèce de fleur sans récompense, ou avec une récompense difficile d’accès et « réservée » aux insectes dotés de certains types de pièces buccales ou dont la récompense a disparu parce qu’elle vient d’être visitée ou qu’elle est en fin de floraison. Le pollinisateur en vol doit se décide donc en deux temps : d’abord de loin, il choisit quelle plante doit être a priori intéressante (et cela signifie qu’il y a une part d’apprentissage importante et avérée) et mérite d’être approchée. Là, au plus près, un second choix s’impose : quelle inflorescence et quelles fleurs butiner et lesquelles éviter pour ne pas perdre de temps. Donc l’approche combine deux étapes : la plante fleurie entière de loin et les fleurs individuelles de près. 

Touffes fraîchement écloses aux fleurs presque toutes rouges

Du côté de la plante, attirer le plus possible de pollinisateurs et les plus efficaces pour assurer le transfert du pollen représente un enjeu essentiel non pas pour sa survie immédiate mais pour son succès reproductif et le maintien de son espèce. Elle doit donc pouvoir offrir un double signal : un pour l’attraction de loin et un autre pour celle rapprochée. On sait que le nombre total de fleurs ouvertes, ce qu’on pourrait appeler « l’étalage floral », représente un facteur clé décisif aussi bien de loin que de près ; par contre, la présence ou pas d’une récompense dans chaque fleur devient capitale. 

Une plante fleurie avec un « grand étalage floral » attirera de loin beaucoup de pollinisateurs et augmentera ainsi ses chances de réaliser des fécondations croisées (pollinisation par du pollen venant d’une autre plante ; de près, ce même étalage va inciter les visiteurs à rester et visiter un maximum de fleurs : ceci devient un inconvénient car le transfert de pollen entre fleurs de la même plante va se trouver renforcé (géitonogamie) ce qui se rapproche beaucoup de l’autofécondation. Autrement dit, les plantes à fleurs se trouvent prises au cœur d’un dilemme : attirer de nombreux pollinisateurs mais faire en sorte que chacun d’eux ne visite qu’un nombre restreint de fleurs de la même plante ! La vie des plantes à fleurs n’est pas que « fleur bleue » ! 

Feu rouge 

Venons donc maintenant au cas particulier des pulmonaires en appliquant les principes généraux énoncés ci-dessus et les résultats des expérimentations et observations conduites sur ces espèces. Celles-ci démontrent que, de loin les fleurs bleues ou rouges ont le même effet sur le nombre d’approches vers la plante testée ; par contre, de près, les jeunes fleurs rouges reçoivent plus d’approches et de visites successives que les bleues plus âgées. Les différences vont au delà si on s’intéresse au niveau des récompenses offertes. A partir du virage coloré, on constate une baisse de production du nectar (produit au fond du tube floral, autour de l’ovaire) : les fleurs bleues en offrent donc très peu par rapport aux rouges alors qu’elles persistent sur une période relativement longue. Quant au pollen mathématiquement, il diminue dans les fleurs âgées puisque, contrairement au nectar, la plante ne peut pas ajuster sa production : chaque visite d’insecte enlève un peu de pollen et plus la fleur vieillira plus elle aura de « chances » d’avoir déjà été visitée et donc délestée de son pollen. Donc, pour les pollinisateurs peuvent rapidement apprendre (notamment les bourdons) que la couleur rouge est associée à une bien meilleure récompense, aussi bien en nectar qu’en pollen, tous les deux récoltés par les abeilles et bourdons visiteurs. A l’inverse, la couleur bleue va devenir un signal de « non-intéressante », une sorte de panneau stop ! 

Mais alors pourquoi garder (et assez longtemps en plus) des fleurs bleues signalées comme « à éviter » ? De loin, l’étalage floral de toutes les fleurs garde son attractivité puisque, là, la  couleur ne change rien : c’est le nombre qui compte et de loin l’ensemble des fleurs forme un bloc, une « méga-fleur » plus ou moins grande pour les insectes ! Donc garder des fleurs « périmées » bleues augmente les approches et donc les chances d’être butinées. Ensuite, de près, les rouges guident les visiteurs : leur nombre va alors déterminer la durée des épisodes de collecte. Les visiteurs, via ce système à deux signaux différenciés y trouvent de leur côté un gros avantage : une efficacité accrue dans leur recherche de ressources ; ils ne perdent aps de temps à visiter des fleurs devenues peu intéressantes. En retour, la plante y gagne aussi en fidélisant ainsi sa clientèle qui apprend vite que « les pulmonaires sont un bon plan, une table bien garnie où l’on ne perd pas de temps ».  Par ailleurs, ce dispositif évite la dispersion des visiteurs sur les inflorescences et la dispersion de pollen en interne. Les pulmonaires réussissent ainsi à résoudre la fameux dilemme évoqué ci-dessus ! 

Point de vue 

Reste un point important sur le plan scientifique : vérifier que ces signaux colorés sont effectivement perçus par les insectes pollinisateurs dont le système visuel diffère radicalement du nôtre. Les principaux pollinisateurs sont des hyménoptères dont les bourdons et certaines abeilles solitaires telle que l’anthophore à pattes poilues. Or, on sait que ces insectes ont un pic de discrimination des couleur juste dans la zone où a lieu le virage coloré (autour de la longueur d’onde 515 nanom.) : ils sont donc capables de discriminer ces deux couleurs. On sait aussi que notamment les bourdons se montrent capables d’apprendre très vite (en quelques visites) à associer une couleur avec une récompense et comme ces insectes ont une durée de vie assez longue et une vie sociale, ils peuvent orienter rapidement les préférences colorées de leurs congénères. 

Par contre, pourquoi la discrimination rouge/bleu n’opère vraiment que de près ? On pense que les bourdons seraient incapables de repérer et différencier les couleurs au delà de 20 à 70cm de distance à cause de la faible résolution spatiale générale pour les yeux à facettes des insectes. De loin, la plante fleurie doit leur sembler être une seule unité avec plus ou moins d’éléments colorés. Les fleurs individuelles ne deviennent visibles que de près. 

Fleurs rouges en train de virer au bleu à divers degrés

Des études montrent que le changement de couleur, contrairement à ce qui a pu être démontré pour d’autres plantes, ne dépend ni de la fécondation, ni du dépôt du pollen ou des visites des pollinisateurs qui manipulent les fleurs. Ainsi des fleurs emballées inaccessibles aux insectes virent de couleur assez rapidement sans avoir reçu de visites. Le changement se produit au bout de deux ou trois jours et serait donc uniquement contrôlé par le temps écoulé. 

Bibliographie 

Biological Flora of the British Isles: Pulmonaria officinalis Sofie Meeus
 et al. Journal of Ecology 2013, 101, 1353–1368 

Floral color change and the attraction of insect pollinators in lungwort (Pulmonaria sp.)  Reik Oberrath Katrin Bohning-Gaese ; Oecologia (1999) 121:383-391 

Triggering and ecological significance of floral color change in Lungwort (Pulmonaria spec.) REIK OBERRATH, CHRISTOPH ZANKE, KATRIN BOHNING-GAESE Flora (1995) 190 155 -159 

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les pulmonaires
Page(s) : 110-111 Guide des Fleurs des Fôrets
Retrouvez les pulmonaires
Page(s) : 436-437 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages