26/12/2021 Dans la chronique sur les fourches des arbres, nous avons évoqué longuement la structure et le mode de fonctionnement des fourches des arbres qui participent à l’élaboration de sa couronne de l’arbre et de sa forme définitive au stade adulte. Nous avons vu à cette occasion l’extrême importance du bois axillaire très particulier qui se forme dans le creux de la fourche et assure sa solidité, contrairement à l’idée reçue qui a longtemps prévalue faisant des fourches des structures faibles. A l’issue de cette chronique, nous avions laissé un suspens un « petit détail » (seulement en apparence) : un bourrelet d’écorce qui se forme le plus souvent dans l’angle de ces jonctions et correspond à une inclusion d’écorce lors de la mise en place de la structure. Cette inclusion peut induire dans certains cas un risque de rupture de la jonction très dommageable pour la survie de l’arbre. La recherche des circonstances dans lesquelles ces inclusions deviennent un talon d’Achille pour l’arbre amène à explorer un processus naturel très surprenant, largement méconnu : les renforts ou entretoises entre troncs et branches d’un même arbre ou d’arbres différents. Ce talon d’Achille nous permettra d’ouvrir une boîte de Pandore fabuleuse avec son lot de « paysages internes d’arbres » très photogéniques et intrigants. 

Entretoise naturelle entre une branche d’un tronc et un tronc « jumeau » issu d’une fourche à la base d’une cépée

Jonctions 

Les fourches ne sont en fait qu’une variante des multiples jonctions tige/tige ou tige/branches qui façonnent la silhouette d’un arbre.  Globalement, ces jonctions peuvent être ramenées à des bifurcations où deux éléments se séparent : deux branches, deux tiges ou une branche d’une tige. Il existe un continuum entre ces différentes jonctions selon l’angle d’insertion de l’une par rapport à l’autre et surtout selon les diamètres respectifs des deux juste au-dessus de la bifurcation. 

Si l’une des deux est beaucoup plus grosse que l’autre de plus de 70% (une petite branche par rapport à un tronc), la force de la jonction s’en trouvera diminuée mécaniquement de moitié. Dans ce cas, les tissus conducteurs de la petite branche se retrouvent inclus dans ceux de la tige (ou d’une grosse branche). Dans ce cas, on trouve un nœud (partie très dure et dense) qui provient de l’enfouissement de la base de la branche (en forme de cône d’insertion) qui, avec la croissance se retrouve enterrée dans le tronc. Ce nœud n’est visible qu’en coupe.

Par contre, quand les deux éléments sont de taille équivalente (deux tiges ou deux grosses branches), chacune conserve ses tissus conducteurs qui ne se mêlent pas. On peut parler alors de fourche ou de deux tiges codominantes, car chacune d’elles conserve sa dominance apicale et poursuit sa croissance. Dans ce cas, il n’y aura pas de nœud apportant un renfort mécanique car aucune des deux tiges ne s’implante dans l’autre par un cône. Par contre, il se forme un épais noyau dense de bois axillaire au centre de la fourche qui assure la solidité (voir la chronique sur les fourches).

En cela, les fourches diffèrent radicalement des autres jonctions et méritaient bien une chronique à part. Les fourches varient par leur angle d’inclinaison, un élément décisif par rapport aux forces de cisaillement du vent susceptibles de « déchirer » la fourche. D’ailleurs, plus les deux tiges de la fourche s’écartent de la verticale, plus elles tendent à adopter une forme elliptique en section dans le plan vertical ce qui augmente la force de la bifurcation et leur résistance à la pliure ou à la rupture. 

Action-Réaction  

La formation du bois axillaire et des nœuds s’inscrit dans un processus d’auto-renforcement interne de l’arbre soumis en permanence aux forces imposées par la gravité (le poids du tronc et des branches) et des mouvements intermittents dus au vent. Si médiatiquement on retient surtout les arbres qui cassent ou sont déracinés lors de coups de vents, on oublie que l’écrasante majorité (sauf lors des tempêtes exceptionnelles) d’entre eux soutiennent des vents violents et puissants sans subir de dégâts : les branches de la couronne agissent comme des amortisseurs de masse qui empêchent le tronc d’entrer en résonnance ce qui serait fatal (comme pour les ponts). Pour que ça marche, les branches principales doivent pouvoir bouger librement, indépendamment les unes des autres, tout en se renforçant. 

Ce tronc mort tombé s’est encastré dans une fourche de noisetier qu’il va bloquer et immobiliser le temps qu’il persistera

Dans les années 70, des expériences consistant à toucher régulièrement des tiges de plantes herbacées en pleine croissance avaient montré qu’elles deviennent alors plus grosses et plus courtes. Autrement dit, les tiges des plantes réagissent aux stimulations extérieures de type tactile en modifiant la forme, la répartition et la qualité des tissus qu’elles sont alors en train d’élaborer pour leur croissance. On parle de thigmomorphogénèse (thigmo = toucher ; morpho = forme ; genesis = formation). Et ce processus désormais bien caractérisé et quantifiable concerne très largement les arbres et arbustes sensibles au « toucher » du vent sur leur couronne et tout particulièrement les jonctions branches/troncs les plus sollicitées. Ainsi, l’arbre s’adapte progressivement (au pas lent de leur temps de vie !) aux conditions météorologiques prédominantes là où il se trouve en distribuant ses tissus de soutien aux endroits clés et en les renforçant là où s’exercent les plus fortes pressions. Inversement, si de manière « artificielle », l’arbre se trouve immobilisé, il n’enregistre plus ces pressions et cesse de réagir en conséquence : c’est la loi du moindre coût qui prévaut alors car fabriquer des tissus de soutien requiert des dépenses énergétiques et de ressources nutritives supplémentaires. Par contre, si ultérieurement la barrière artificielle vient à disparaître, alors l’arbre « paresseux » va se trouver en situation critique au premier coup de vent car non préparé ! C’est là que les fameuses inclusions d’écorce annoncées dans la chronique sur les fourches et ci-dessus vont interférer de manière déterminante. 

Au milieu de cette cépée de noisetier, la fourche est bloquée par cette branche morte

Écorce incluse 

Grosse branche arrachée du tronc d’un vieux châtaignier par la tempête : la cassure suit le plan de l’inclusion d’écorce

Quelle que soit la jonction, au moment de sa mise en place, l’écorce des faces internes des deux éléments en vis-à-vis peut se développer et occuper cet espace ; elles se retrouvent progressivement « avalées » mais émergent en surface sous la forme d’un bourrelet ou d’une crête liégeuse le plus souvent nettement visible. On parle alors de jonction à écorce incluse ou inclusion d’écorce. 

Dans le cas des fourches, plus cette écorce incluse va être enfouie (occlusion) par la croissance du nouveau bois autour, plus la jonction sera forte ; par contre, si une partie de l’inclusion reste non fermée, alors la fourche deviendra plus faible et plus à risque de rupture. D. Slater, chercheur écossais spécialisé en arboriculture et en foresterie urbaine, a étudié les conséquences de ces inclusions en soumettant des fourches de noisetiers de diverses formes et avec plus ou moins d’écorce incluse à des tests de rupture.

La forme de la fourche est déterminante sur le devenir de cette écorce incluse selon la place disponible pour le développement du bois axillaire et du bois de croissance. Si la fourche est en plutôt forme de U, le nouveau bois déborde facilement sur les côtés et surmonte l’inclusion qui se retrouve nettement fermée. De telles fourches sont en moyenne 20% plus faibles que des fourches sans aucune inclusion d’écorce (tests effectués sur des fourches de noisetiers).

Par contre, si la fourche est en V étroit très serré, le nouveau bois ne va pas pouvoir dépasser et surmonter latéralement l’inclusion ; il va avoir tendance à épaissir les deux côtés en dessous de la bifurcation, donnant un renflement typique. De telles fourches sont 42% plus faibles que des fourches sans aucune inclusion, soit deux fois plus que les précédentes. En cas de rupture, les deux moitiés qui se séparent présentent alors une apparence bien typique « avec de grandes oreilles » ! Les élagueurs qui grimpent dans les arbres connaissent bien ces jonctions dangereuses dans la cime car à même de rompre ; les anglo-saxons les surnomment de manière très imagée les « killers V » (V pour la forme en V).

Fourche en U

Une fois que l’on a appris à repérer ce détail, on se rend compte que l’on peut ainsi évaluer peu ou prou la solidité d’une fourche donnée selon l’épaisseur du renflement d’écorce, la forme de la fourche et la présence ou pas d’un renflement en contrebas. Cela change radicalement la manière de regarder la structure d’un arbre car ce détail guide le regard et amène à circuler ainsi dans la charpente de l’arbre. A cette occasion, on découvre souvent un second détail encore plus surprenant : la présence plus ou moins haut au-dessus des fourches de renforts ou entretoises naturelles entre branches et troncs. 

Faiblesses 

En pratique, ces inclusions d’écorce se forment presque toujours quand la jonction concernée, pour diverses raisons, n’est pas soumise à des contraintes répétées et n’enregistre donc pas de stimulations tactiles suscitant des réactions internes (voir ci-dessus). Un premier cas de figure classique concerne les fourches qui émergent presque à la verticale dans la cime à l’aplomb du tronc principal. Ces deux grosses branches se trouvent alors alignées verticalement avec le tronc : de ce fait, même par temps calme, elles n’exercent aucune contrainte liée à leur poids sur la jonction. Celle-ci tend donc à moins se renforcer que celles plus ouvertes ou sur les côtés, soumises en permanence a minima à la pression de la gravité. L’arbre ne fabrique pas de bois axillaire dans cette fourche.

Le tuteurage rapproché avec des points de fixation serrés fragilise l’avenir des arbres : effet typiquement contre-intuitif !

Chez les arbres plantés, on sait bien maintenant qu’un tuteurage étroit avec des points d’attache a des effets très défavorables quand l’arbre arrive au stade adulte et qu’on enlève le tuteur : il se retrouve brusquement soumis à une situation à laquelle il n’est pas du tout préparé puisque qu’il a grandi sans stimulation tactile l’incitant à se renforcer ! Désormais, on préconise de rattacher l’arbre assez bas au tuteur et avec une attache laissant un certain degré de liberté pour laisser opérer les contraintes du vent sur le tronc. 

Superbe entretoise entre deux hêtres : des années de rapprochement !

Mais dans la nature, il existe un type d’élément inattendu qui « endort » au moins partiellement les arbres : les renforts ou entretoises naturelles. Ce sont des connexions physiques entre deux troncs ou deux branches ou une branche et un tronc qui conduisent à leur immobilisation relative ; les anglo-saxons qualifient ces interactions de natural bracing, un mot clé à connaître si vous faites des recherches sur internet. On peut le traduire par le terme un peu technique (mais plus rigoureux) d’entretoisement, i.e. un système de consolidation en ajoutant une barre pour former un X ou H. Il s’agit de tiges/branches étroitement accolées voire finissant par se souder durablement et verrouiller ainsi tout mouvement au niveau de la jonction qui se trouve en dessous. Ce renfort peut se trouver tout près comme à plusieurs mètres au-dessus de la jonction : qu’importe la distance, s’il est assez puissant, il va bloquer la jonction en dessous qui ne sera plus (ou beaucoup moins) sollicitée lors des mouvements imposés par le vent. Celle-ci va alors limiter la formation de tissus de renfort habituellement mis en place sous le renflement d’écorce marquant cette jonction ; l’inclusion d’écorce va se développer non soumise à un écrasement. Les jonctions ainsi « neutralisées » et affaiblies se repèrent à l’absence de renflement associé juste en-dessous (voir ci-dessus) ce qui signifie qu’elles ne fabriquent pas de bois axillaire de renforcement. Ainsi, sur un peuplement de feuillus étudié, on observe une corrélation à près de 94% entre les jonctions sans renflement et la présence d’un ou plusieurs renforts au-dessus. Inversement, la corrélation est de 93% entre un gros renflement et l’absence de renforts. 

La fascination des renforts 

Personnellement, j’ai découvert cette notion de renforts récemment et quand j’ai lu la première fois cette histoire, j’ai cru que c’était exceptionnel. Mais pas du tout : très rapidement, avec l’apprentissage du regard, je me suis rendu compte que c’était fréquent, voire très fréquent pour certaines essences comme les noisetiers (justement étudiés par D. Slater !), les houx, les aubépines ou les hêtres, dans certaines situations comme les cépées ou arbres ayant subi des tailles à un moment de leur vie et dans certains environnements comme les forêts alluviales ou les forêts sur des sites rocheux.

Depuis, j’ai accumulé des milliers de photos et je ne me lasse plus de les traquer et, à chaque fois, d’essayer de comprendre les conséquences sur l’architecture de l’arbre. Cela suppose de regarder en hauteur en suivant le tronc et les grandes charpentières et de tourner autour de chaque arbre. Mon regard sur les arbres s’en est trouvé profondément changé car cette approche amène à les considérer chacun comme un individu différent avec son histoire de vie propre et c’est passionnant ! L’hiver reste la saison idéale pour les détecter et pour les photographier correctement. Vraiment, je vous souhaite de devenir comme moi « accro à la recherche des renforts » car c’est une source de plaisir inépuisable. 

Parcourons rapidement les trois grands types de renforts naturels pour s’en faire une idée. Le renfort le plus solide concerne une tige transversale qui se soude avec le tronc d’une fourche : la branche finit par être incorporée dans le tronc ce qui donne une liaison durable sur le long terme. On en trouve de très belles par exemple chez les hêtres et les érables sycomores. On peut aussi avoir des branches entrecroisées issues de deux troncs d’une fourche : elles peuvent simplement s’appuyer l’une sur l’autre ou se souder. Souvent, l’une des deux finira par mourir ce qui mettra fin au renfort. Enfin, un cas de figure très fréquent et facile à voir de loin s’observe chez les arbres ou arbustes à troncs multiples où les troncs en parallèle s’entrelacent et développent de l’un à l’autre des points de soudure, comme des cales qui les bloquent. Exceptionnellement, un tronc peut s’appuyer ou se souder à un élément extérieur de l’environnement comme un mur ou un rocher surélevé. 

Renforts passagers

Renfort latéral encore soudé mais sec et décomposé et qui s’est détaché du tronc de gauche

Quand le renfort se fait avec une branche, celle-ci pourra être amenée à disparaître au bout d’un certain temps par mort naturelle, notamment à cause de l’ombrage portée sur elle par la couronne qui se développe. Entre temps, la fourche qui était bloquée n’aura pas formé de bois axillaire ni de renflement. Brusquement, elle va se retrouver libérée et subir des contraintes. Si par chance, elle réussit à échapper à un épisode de vent violent ou un orage qui risque de la rompre, elle va commencer à former des renflements et fabriquer ainsi une jonction de compensation.

Pour déchiffrer de tels scénarios, il faut être très observateur et rechercher par exemple la trace laissée par la branche sur un des troncs au-dessus. Par ailleurs, ultérieurement, un nouveau renfort pourra de nouveau se former un peu plus haut ou en dessous ! 

Dans les cépées de noisetiers, les tiges multiples plus ou moins penchées et intriquées développent très facilement des renforts entre elles en tous sens : on peut sur une cépée donnée en trouver parfois plus d’une dizaine. Mais, ces tiges ont une durée de vie assez limitée et sont sans cesse renouvelées.

Multitude de « chancres » de frottement sur cette cépée de noisetiers dans un secteur venteux : les branches à l’origine ont disparu

Chaque tige qui meurt laisse ainsi sur ses voisines avec qui elle se « frottait » des traces de son passage pouvant aller jusqu’à des « creusements » marqués. L’alignement de plusieurs d’entre eux à l’échelle de la cépée permet d’imaginer la tige en oblique qui a dû les générer. 

Parfois, le frottement entre deux grosses branches peut détériorer l’écorce sur l’une des deux et engendrer un foyer de pourriture qui mettra un terme au renfort. Deux troncs dressés issus d’une fourche peuvent ou non fusionner partiellement au fil du temps sans que l’on puisse le prévoir. Parfois, ils se contentent de s’appuyer l’un sur l’autre sans se souder mais cela suffit à imposer une certaine limite dans la latitude de mouvement. Inversement, on peut avoir des troncs dressés rigoureusement parallèles, très proches qui ne développent aucune soudure latérale. Néanmoins, leur proximité extrême peut suffire à limiter un peu leurs mouvements et freiner les oscillations en cas de vent. 

Il y avait une branche en travers qui s’appuyait sur ces deux tiges dressées de noisetier : il n’en reste plus que sa trace en « fantôme »

Vous voilà donc armé du minimum pour apprendre à repérer ces renforts et leurs conséquences sur les fourches et jonctions et les inclusions d’écorce. Pour partager notre enthousiasme, nous vous proposons une troisième chronique qui présente la folle diversité de ces renforts à travers des études de cas. Mais attention à ne pas vous faire contaminer car, quand on y a goûté, on devient vite addict ! 

Un merle a installé son nid à l’aisselle d’une fourche bien verrouillée : sécurité maximale !

Bibliographie 

Demystifying Tree Forks : Vices and Virtues of Forks in Arboriculture. Drénou C, Restrepo D, Slater D (2020). J Bot Res 3(1):100-113 

The association between natural braces and the development of bark-included junctions in trees; Slater D (2018) Arboricultural Journal 40 (1), 16-38.

Natural bracing in trees: Management recommendations; Slater D (2018) Arboricultural Journal 40 (2), 106-133.

Assessment of Tree Forks: Course Notes Slater D (2016): published by the Arboricultural Association, Stroud, England.