Equus

… pour qu’ils aient acquis ces fameuses rayures si énigmatiques ? Nous avons déjà abordé deux grandes questions à ce propos : dans la chronique « une question à ne pas poser », celle du zèbre rayé de noir sur blanc ou vice versa et dans la chronique « les rayures sèment la zizanie » l’hypothèse du camouflage anti grands prédateurs comme fonction principale de ce motif rayé. Nous avons vu à propos de cette dernière hypothèse qu’elle restait assez controversée et n’était sans doute pas celle qui avait imposé une forte pression de sélection en faveur de l’apparition d’un motif aussi contrasté et aussi particulier. Il reste une dernière hypothèse sur la fonction des zébrures, assez ancienne mais restée longtemps ignorée, et qui a fini par s’imposer progressivement au cours des deux dernières décennies.

Harcèlement

Dès les années 1930, on évoque une fonction « répulsive » du motif rayé des zèbres envers diverses espèces de « mouches piqueuses » ; celles qu’on appelle biting flies en anglais (elles mordent plus qu’elles ne piquent) prélèvent du sang (diptères hématophages) avec leurs pièces buccales transformées en aiguillons. Trois grands types se partagent le marché du sang des grands animaux dont les zèbres !

Les glossines ou mouches tsétsé forment une famille à part et sont tristement connues comme vecteur biologique de maladies appelées trypanosomiases : la maladie du sommeil chez l’homme et ses équivalents chez les mammifères dont le nagana. Ces maladies affaiblissent considérablement les animaux atteints, les rendent léthargiques et peuvent être mortelles

Les mouches charbonneuses (genre Stomoxys) sont de petites mouches de la famille des Muscidés (les mouches « classiques ») qui se démarquent par leur régime hématophage ; le genre compte dix huit espèces dont une répandue en France et connue pour ses piqûres désagréables, la mouche des étables (S. calcitrans). Elles harcèlent les grands animaux et les stressent par leurs piqûres, occasionnent des lésions de la peau, prélèvent des quantités de sang non négligeables (de 0,5 à 1l/jour sur des vaches !) ce qui affaiblit les animaux et transmettent elles aussi des agents pathogènes dont un virus responsable de l’anémie équine infectieuse.

Les Tabanidés ou taons sont connus outre-Atlantique sous le surnom évocateur de horse-flies (mouches des chevaux). Avec près de 3500 espèces, on les trouve un peu partout ; seules les femelles piquent pour prélever le repas de sang nécessaire pour produire leurs œufs ; avec leurs pièces buccales, elles entament la peau et provoquent un saignement (d’où la sensation très douloureuse de leur « morsure »). A la campagne, on les connaît pour leur capacité à harceler le bétail dont les chevaux (mais aussi les humains !) ; elles laissent des traces de sang qui attirent de plus les autres mouches qui achèvent d’importuner les animaux. Chez les équidés, les taons peuvent transmettre des leucoses et certains virus.

Taon européen

Si on ajoute que ces insectes prospèrent dans les milieux chauds, on aura compris qu’ils représentent un cocktail très handicapant pour des animaux sauvages comme les zèbres. A ce titre, les mouches piqueuses exercent une pression de sélection considérable de part leur impact sanitaire et comportemental.

Accumulation d’indices

A partir des années 1980, une série d’études va préciser cette vertu protectrice des zébrures envers ces diverses mouches.

Waage en 1981 (1) expérimente avec des modèles rayés en noir et blanc testés sur le terrain et montre qu’ils attirent moins de mouches tsétsé qu’ils soient immobiles ou en mouvement, comparés à des modèles unis. Il avance l’idée que l’impact visuel se ferait en modifiant la perception de la silhouette et agirait surtout lors de la phase de recherche plutôt qu’au moment de l’atterrissage, une fois la « proie » identifiée.

En 1988 (2), on étend les expériences aux mouches charbonneuses : si on augmente le nombre et la finesse des rayures, le nombre d’atterrissages de glossines et de mouches charbonneuses diminue.

En 1992, Gibson démontre (3) que des rayures horizontales de 5cm de large sont évitées par les glossines et que des rayures verticales s’avèrent bien moins attractives que des surfaces unies noires ou blanches. Or, sur le corps des zèbres, les rayures sont orientées perpendiculairement à l’axe du corps (sauf sur le front) ; les glossines auraient du mal à percevoir ces surfaces rayées.

Enfin, en 2012, Egri confirme (4) la moindre attractivité de modèles rayés par rapport à des modèles noirs, bruns, gris ou blancs. Ils démontrent la forte sensibilité des taons à la lumière polarisée : or, les bandes noires et blanches du zèbre reflètent des lumières polarisées différentes d’une manière qui perturbe l’attractivité. Plus les bandes sont étroites, moins le pelage est attractif ; les motifs des zèbres s’inscrivent dans la gamme de largeur la plus efficace dans cet effet répulsif.

Le faisceau de preuves ainsi réuni parle de lui-même : clairement la piste des mouches piqueuses est capitale pour comprendre la fonction des zébrures.

Preuves indirectes

Des observations viennent corroborer ces résultats expérimentaux. On note que les rayures les plus proches du sol, celles sur les pattes et la tête (baissée quand l’animal pâture) sont justement parmi les plus fines ; or, ces insectes patrouillent souvent à faible hauteur (vers 30cm) et préfèrent atterrir en bas des pattes, dans l’ombre avec cependant des nuances selon les espèces ; les tsétsé se posent plutôt sur les jarrets alors que les mouches charbonneuses se concentrent sur la bas du corps.

Quand on analyse les repas de sang des glossines, on ne trouve qu’une proportion assez faible de sang de zèbre même dans les environnements où ils sont très présents. La trypanosomiase véhiculée par les mouches tsétsé reste à un niveau assez bas chez les zèbres alors que les chevaux domestiques non rayés en souffrent fortement en Afrique.

Au delà de l’impact sanitaire, il y a aussi l’impact comportemental : le harcèlement incessant de ces hordes d’insectes (notamment les taons), s’il n’était pas freiné quelque part, réduirait considérablement le temps consacré au pâturage qui est décisif pour la survie de ces animaux.

Les mouches et les taons harcèlent le bétail qui cherche souvent à leur échapper

Susceptibilité

Si les zèbres ont développé un tel système anti-mouches, cela signifie qu’ils seraient particulièrement sensibles à leur impact ? si on compare le pelage des zèbres avec celui d’autres ongulés qui vivent avec eux, on remarque qu’il est bien plus court et ras en moyenne : il serait ainsi plus facile pour un insecte piqueur de traverser la couche de poils pour atteindre la peau surtout compte tenu de la longueur des pièces buccales des mouches incriminées. Par rapport aux ânes asiatiques proches parents et aux chevaux de Prezwalski non rayés, on note aussi que ces derniers possèdent une fourrure hivernale plus dense absente chez les zèbres. Ainsi, naturellement, les zèbres seraient plus exposés à ces insectes.

On ne sait pas si les zèbres sont plus sensibles aux pertes de sang occasionnées par les repas de ces insectes qu’aux maladies qu’ils véhiculent (voir ci-dessus) ; si on raisonne par rapport aux chevaux européens non rayés et non concernés par ces maladies, on peut penser que l’affaiblissement engendré par les prises de sang répétées serait un inconvénient majeur pour les zèbres.

Corrélation

En 2014, T. Caro, auteur par ailleurs d’un livre sur les rayures des zèbres, publie les résultats d’une étude synthétique incluant tous les équidés actuels de manière à comparer les rayés avec les non rayés (au niveau des espèces et des sous-espèces) et analysant les corrélations éventuelles avec toute une batterie de critères en lien avec les différentes hypothèses émises sur la fonction des zébrures. Un facteur se détache nettement dans leur analyse comme étant le plus significatif pour expliquer la présence de rayures : les mouches piqueuses ! Et ce avec des corrélations significatives à trois niveaux :

– la présence de rayures est corrélée positivement avec la répartition des mouches tsétsé et la présence sur 5 à 11 mois consécutifs de taons dans l’environnement

– l’aspect des rayures (largeur, densité, orientation) de la face, du cou, des flancs et de l’arrière train est corrélé avec la présence de taons sur 6 à 9 mois de l’année

– le nombre de rayures sur le ventre associé à la répartition des mouches tsétsé.

Ainsi, se trouverait confirmée cette hypothèse déjà bien étayée en ajoutant la dimension phylogénétique (différentes espèces) et environnementale.

Une autre étude parue en même temps (6) et déjà utilisée dans la chronique sur le camouflage apporte des éléments supplémentaires en confirmant que le motif zébré sur des individus en mouvement dans un troupeau et perçu par un insecte qui se déplace en tourbillonnant pouvait agir par l’effet de camouflage disruptif dit « dazzle » en créant des illusions d’optique perturbantes.

Quand un taon survole un troupeau de zèbres, il tend à tourner au-dessus ce qui change sans cesse la vision des rayures disposées en tous sens et en mouvement. Photo D. Bermudez (Kenya)

Coup de chaud !

Le motif rayé différent des pattes participerait à la circulation d’air autour du corps du zèbre

En 2015, une autre étude du même genre paraît : près de 30 variables environnementales ont été mises en parallèle avec la répartition des zèbres et les variations de leurs motifs rayés. Et là, patatras, le facteur le plus significatif pour expliquer la répartition des motifs des zèbres, c’est … la température ambiante ! Voilà d’un coup exhumée une vieille hypothèse qui avait été abandonnée : celle du rôle thermorégulateur. En effet, les rayures contrastées pourraient engendrer des courants de convection d’air qui produisent un effet rafraîchissant sur le corps de ces animaux exposés à de très fortes températures en plein soleil. Des mesures avec des capteurs infra-rouges indiquent que la surface du corps des zèbres est à 29,2°C au lieu de 32,5°C pour des ongulés herbivores de même taille pâturant à leurs côtés. On constate aussi des différences de comportement entre les zèbres de Grévy aux fines rayures et ceux des plaines aux larges rayures dans le recherche d’ombrage.

Les zèbres « chauffent » moins au soleil que leurs voisins comme les gnous ! Photo D. Bermudez (Kenya)

Leur étude ne révèle pas de lien avec les mouches tsétsé tout en reconnaissant que le facteur maladies transmises serait important et associé à de hautes températures, se retrouvant ainsi indirectement impliqué !

L’équipe de T. Caro n’a pas tardé à réagir (7) en soulignant certaines contradictions : les motifs rayés des pattes différents de ceux de l’avant du corps ne permettent pas d’expliquer la thermorégulation. Les ânes africains ont un peu de rayures sur la base des pattes et sont soumis eux aussi à la pression des mouches piqueuses ; il se pourrait qu’il y ait une corrélation génétique entre rayures des pattes et du reste du corps. Ils pointent aussi les liens entre température, humidité et répartition des mouches tsétsé pour conclure qu’il reste donc encore à réunir des preuves plus conséquentes pour confirmer la préséance de l’hypothèse des mouches. Bel exemple de science en marche où il faut se garder d’être trop affirmatif surtout dans des histoires avec de multiples facteurs plus ou moins liés entre eux. Décidément les zèbres cachent bien leur jeu évolutif avec leurs rayures !

BIBLIOGRAPHIE

  1. How the zebra got its stripes – biting flies as selective agents in the evolution of zebra colouration. 1. Waage, J. K. J. Entomol. Soc. South Afr. 44, 351–358 (1981).
  2. Landing responses of the tsetse fly Gossina morsitans morsitans Westwood and the stable fly Stomoxys calcitrans (L.) (Diptera: Gossinidae & Muscidae) to black-and-white patterns: a laboratory study. Brady, J. & Shereni, W. Bull. Ent. Res. 78, 301–311 (1988).
  3. Do tsetse flies ‘see’ zebras? A field study of the visual response of tsetse to striped targets. Gibson, G. Physiol. Entomol. 17, 141–147 (1992).
  4. Polarotactic tabanids find striped patterns with brightness and/or polarization modulation least attractive: an advantage of zebra stripes. Egri, A. et al. J. Exp. Biol. 215, 736–745 (2012).
  5. The function of zebra stripes. 
Tim Caro et al. NATURE COMMUNICATIONS. 5:3535 .2014
  6. Motion camouflage induced by zebra stripes. M.J. How et J. M. Zanker. Zoology. 2014
  7. How the zebra got its stripes: a problem with too many solutions. Larison B, Harrigan RJ, Thomassen HA, Rubenstein DI, Chan-Golston AM, Li E, Smith TB. 2015 R. Soc. open sci. 2: 140452.
  8. Concordance on zebra stripes: a comment on Larison et al. (2015). Caro T, Stankowich T. 2015 R. Soc. open sci. 2: 150323.