Dans la chronique « les rapaces ne sont plus ce qu’ils étaient », nous avons vu que le terme de rapaces, tel qu’il est utilisé en langage courant, ne recouvre aucune réalité évolutive : dit autrement, les rapaces ne forment pas un groupe de parentés qui partagerait un ancêtre commun. Au cours de l’évolution, à au moins trois reprises ont émergé indépendamment des lignées d’oiseaux prédateurs qui, par convergence sous la pression de sélection, ont acquis des caractères communs mais acquis de manière différente. Parmi ces caractères communs à tous les rapaces, outre le bec crochu, il y a la présence de pattes dotées de griffes crochues, plus connues sous le nom de serres.

Des griffes qui serrent

Depuis longtemps, les hommes ont repéré que les griffes des rapaces étaient bien différentes de celles des autres oiseaux, notamment avec le développement de la fauconnerie. En Français, le terme de serre, le plus souvent utilisé au pluriel, remonte au moins au 16ème siècle et dérive, de manière assez transparente, du verbe serrer pour « une chose qui serre ». Outre-Manche, c’est un tout autre mot qui désigne ces griffes : talons (prononcer « teilons ») ; ce terme qui remonte au 15ème siècle dérive du vieux français talon qui désigne comme chacun le sait la partie arrière du pied et s’est trouvé appliqué aux rapaces !

Deux stratégies

Chez les rapaces, les serres peuvent avoir en fait plusieurs fonctions dans le cadre de la prédation :

– saisir et immobiliser la proie et la rendre rapidement hors de capacité de s’échapper ou de se défendre : même un rongeur peut infliger de vilaines morsures avec ses incisives !

– éventuellement l’achever et la tuer avant de la dépecer ou de l’avaler avec le bec.

D’emblée, sur la base de cette distinction, on voit émerger deux stratégies bien différentes dans l’usage des serres chez les rapaces diurnes entre les falconidés d’une part et les accipitridés d’autre part, rien qu’en observant leur mode opératoire.

Les faucons, pour la plupart, chassent en vol et fondent en piqué sur leur proie qu’ils frappent en plein vol ; le choc initial suffit souvent à assommer ou tuer la proie qu’ils saisissent avec les serres ; les doigts serrent alors de manière constante ce qui comprime la cage thoracique et asphyxie progressivement l’animal. Une fois posé, ou même encore en vol, le faucon attaque le cou de sa victime avec son bec doté d’une dent latérale de manière à le briser ou le cisailler ce qui paralyse la proie.

Chez les accipitridés tels que les éperviers ou les autours, la proie est saisie au sol ou près du sol, les serres projetées en avant pour l’envelopper avec les doigts de manière à la contraindre et empêcher toute fuite. Les doigts serrent alors de manière intermittente et non pas continue ce qui à chaque fois fait pénétrer en avant les serres crochues qui pénètrent dans la chair et peuvent percer ainsi un organe vital, ce qui accélère la mort. Mais, assez souvent, ils commencent à manger la proie alors qu’elle est encore vivante mais bien « en main » : ils attaquent à coups de bec la tête et la poitrine en arrachant des paquets de chair ce qui hâte évidemment la mort de la proie ! Cette différence majeure de stratégie de capture souligne le non apparentement direct entre les faucons et les autres rapaces diurnes.

Toutes les mêmes ?

Pour aller plus loin, il faut comparer les serres dans les différents groupes de rapaces afin de repérer des différences qui doivent forcément exister, compte tenu de leur histoire divergente au moins entre les Falconiformes (faucons et caracaras), les Accipitriformes (les « autres » rapaces diurnes) et les Strigiformes (les rapaces nocturnes).

Une équipe américaine (1) a donc entrepris de mesurer de manière ultra précise les dimensions des serres de divers rapaces en prenant soin de choisir des espèces réparties dans des groupes différents ainsi que des oiseaux non rapaces. Sur 1244 spécimens naturalisés ils ont ainsi, sur une des deux pattes, mesuré la longueur et la courbure de chacune des quatre serres ainsi que la longueur et l’épaisseur des doigts qui les portent. Pour chaque spécimen, le protocole très rigoureux de ces mesures leur demandait quand même 20 minutes ! Le traitement statistique de cette énorme base de données a permis aux chercheurs de dégager des tendances. Le schéma ci-joint rappelle le mode de numérotation des doigts avec l’exemple de la patte droite.

D’abord, ils notent que les rapaces (pris donc au sens très large) se distinguent des oiseaux non rapaces (à l’exception du balbuzard !) par la griffe du doigt n°2 plus grande que celle du doigt n°3 ; ce caractère commun a du être acquis indépendamment dans les trois grands groupes.

Par contre, ils obtiennent surtout quatre groupes statistiques bien différenciés quant à la morphologie précise des serres et des doigts et ces groupes coïncident avec les quatre grandes familles de rapaces : accipitridés, strigidés, falconidés et pandionidés (balbuzard). Voilà qui conforte la phylogénie construite avec les données moléculaires et lui donne tout son sens. Voyons ces quatre « signatures » et leur signification en lien avec la biologie de ces oiseaux. Le cas du balbuzard (famille des Pandionidés) ne sera pas développé ici puisqu’il a déjà fait l’objet d’une chronique où la morphologie des serres est explicitée.

Des serres de …. passereaux !

Les faucons se distinguent par leurs serres plus petites en moyenne (proportionnellement à leur corps) et pratiquement de taille égale sur les quatre doigts ; les doigts n°3 est légèrement plus long (comme chez les autres rapaces) mais pas sa griffe. Leurs doigts sont de plus relativement plus « fins » que ceux des autres rapaces. Autrement dit, leurs serres apparaissent assez peu « spécialisées ». Nous avons vu que la technique de chasse des faucons différait notablement par le recours au « choc en plein vol » ce qui rend l’usage des serres moins prédominant. Par contre, une autre étude (2) montre que leur force de « serrage » avec le bec est nettement plus grande que celle des autres rapaces ce qui correspond à l’usage de cet organe comme arme de mise à mort et que leurs tarses (utilisés lors de la frappe) sont aussi plus robustes.

Les chercheurs soulignent un fait troublant : dans leur analyse comparative où figuraient aussi des pattes de non rapaces dont des passereaux, il leur est impossible de discerner les pattes des faucons de celles des passereaux si ils ne prennent en compte que la taille seule ! Pour les distinguer, il faut inclure la courbure et les longueurs relatives des doigts n°3 et n°2. Voilà qui nous ramène vers les parentés dévoilées par l’ADN : les faucons appartiennent à la même lignée que les perroquets et les … passereaux !

Les rapaces nocturnes

Chouettes et hiboux se caractérisent par des serres presque toutes égales mais de grande taille ; leurs doigts robustes sont plus courts que ceux des autres rapaces, surtout les doigts n°3 et 4. La différence la plus significative concerne la courbure interne des serres qui est la plus basse de tous les rapaces. Enfin, le doigt n°4 peut pivoter vers l’arrière ce qui donne deux doigts en avant et deux en arrière, disposition semi-zygodactyle, assurant une prise en croix que l’on retrouve chez le balbuzard (voir la chronique).

On interprète ces caractéristiques différenciées chez les serres des rapaces nocturnes comme une spécialisation générale dans ce groupe vers la capture de petites proies (proportionnellement à leur taille) comme des rongeurs ou des petits oiseaux. Dans cette « filière » évolutive, la pression sélective aurait maximisé la force pour agripper, serrer au plus près une petite proie avec des doigts courts mais des serres longues et relativement aplaties. En plus, ils ont développé un système très perfectionné de tendons associé au pied zygodactyle qui renforce encore plus cette capacité à serrer fort.

Deux grands doigts

Les « autres rapaces diurnes » de la famille des accipitridés se distinguent par des serres très différentes selon les doigts avec celles des doigts n° 1 et 2 nettement plus longues. Au sein du groupe, les éperviers et autours, chasseurs d’oiseaux, se démarquent encore plus avec leurs doigts étroits et allongés, ce qui les rapproche sur ce point des faucons.

Cette lignée de rapaces a développé des serres adaptées à la capture de proies assez grandes par rapport à leur propre taille. Les deux serres et doigts plus longs permettent au rapace de mieux se positionner sur la proie qui est souvent trop grande pour être complètement enserrée dans les doigts. Les deux doigts n° 2 des deux pattes « s’allongent » sur la proie tandis que les trois autres écartés la plaquent au sol. Le rapace tenant ainsi sa proie bien en main peut mieux la retenir et va pouvoir amener tout le poids de son corps par dessus (une fois posé au sol) pour commencer à piocher des morceaux de chair de sa proie souvent encore vivante !

Ainsi, si la présence de serres pourrait laisser croire que les rapaces forment un groupe de parenté, de subtiles différences confirment les divergences entre les trois grandes lignées (avec en plus, au sein des accipitriformes, la divergence des balbuzards hautement spécialisés dans la capture des poissons). Dans chaque lignée, la spécialisation relative sur des tailles de proies différentes a conduit à une évolution différenciée des doigts et des griffes vers une meilleure capacité de d’immobilisation des proies.

serres-gpepervier

Serres d’épervier (trouvé mort)

BIBLIOGRAPHIE

  1. Predatory Functional Morphology in Raptors: Interdigital Variation in Talon Size Is Related to Prey Restraint and Immobilisation Technique. PLoS ONE 4(11). Fowler DW, Freedman EA, Scannella JB (2009)
  2. Musculoskeletal underpinnings to differences in killing behavior between North American accipiters (Falconiformes: Accipitridae) and falcons (Falconidae). D. Sustaita. Journal of Morphology Volume 269. 2008.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les Accipitriformes de France
Page(s) : 218-240 Le Guide Des Oiseaux De France
Retrouvez les Falconiformes de France
Page(s) : 241-249 Le Guide Des Oiseaux De France
Retrouvez les Strigiformes de France
Page(s) : 250-259 Le Guide Des Oiseaux De France