Tetraoninae

Ce titre intriguant, explicité dès le premier paragraphe ci-dessous, m’a été inspiré par la présentation générale des tétras, gélinottes et lagopèdes dans l’ouvrage de B. Leclercq (voir la présentation dans le dernier paragraphe) qui vient de paraître sur le Grand Tétras ou grand coq de bruyère (1). Représentée en France par quatre espèces dont le Grand Tétras, la sous-famille des Tétraoninés regroupe de gros oiseaux qui, en Eurasie peuplent les forêts boréales, les toundras arctiques et les hautes montagnes ; on les trouve aussi dans de tels milieux en Amérique du nord avec, en plus, des espèces habitant les grandes prairies (ou ce qu’il en reste) ou des steppes désertiques. Nous allons explorer ce petit groupe d’oiseaux très spécialisés et nous intéresser à leur histoire évolutive en lien avec un changement climatique majeur qui a marqué la fin de l’ère tertiaire.

Equipements neige et froid

Tétras, gélinottes et lagopèdes vivent dans leur grande majorité sous un climat froid à très froid avec un fort enneigement hivernal. Compte tenu de leurs capacités voilières n’autorisant pas des déplacements à grande distance, ils affrontent l’hiver sur place dans des conditions souvent extrêmes. Pour cela, ils disposent comme annoncé dans le titre, d’un certain nombre « d’équipements » leur permettant de supporter le double challenge de la neige et du froid (1).

Leur plumage se compose de plumes doubles typiques de la famille des phasianidés à laquelle ils appartiennent : à la base de chaque plume de couverture ou tectrice se trouve une seconde petite plume duveteuse ou hyporachis qui renforce ainsi l’isolation thermique et fonctionne comme un duvet de campeur. Plus l’oiseau est petit, plus la masse totale de plumage augmente car les déperditions de chaleur sont plus grandes (rapport volume/surface). Ainsi, chez la gélinotte des bois (300-450gr), la masse du plumage représente 22% du poids total alors qu’elle n’est que de 10% pour le grand tétras (plusieurs kg).

De fines plumes recouvrent l’ouverture des narines, empêchant l’entrée directe de l’air glacial dans les voies respiratoires. Tous ont des tarses (la « jambe » au-dessus des doigts qui s’appuient au sol) emplumés comme des chaussettes. Les lagopèdes, champions des conditions extrêmes car vivant à des altitudes ou latitudes avec un très fort enneigement, ont même les doigts eux aussi couverts de plumes duveteuses fonctionnant comme des gants (lagopède signifie « patte de lièvre »). Chez les tétras et les gélinottes, les doigts portent à partir de l’automne des peignes faits de barbules cornées qui élargissent la surface portante des doigts au sol : en cas de neige, ces peignes agissent comme des raquettes !

Les tétraoninés occupent donc clairement une niche écologique spécialisée : les milieux boréaux, d’altitude ou très continentaux de l’Hémisphère nord.

Sous-famille très diversifiée

Ce groupe d’oiseaux étroitement apparentés s’insère au sein d’une grande famille, les Phasianidés, très diversifiée avec 51 genres et 187 espèces dans le monde. Elle fait elle-même partie de l’ensemble des Galliformes (les gallinacés au sens populaire), proche parent des canards et des oies (ansériformes) : voir la chronique consacrée à ce groupe des gallo-Ansérés.

Dans la famille des Phasianidés (4 ; 5) on trouve de nombreux oiseaux exotiques mais souvent présentés dans les parcs zoologiques ou élevés en captivité : les paons, les argus, les cailles, les perdrix, les francolins, les lophophores, les tragopans, les faisans, les dindons, sans oublier l’espèce la plus connue, … la poule domestique dont l’ancêtre sauvage vit dans les forêts asiatiques. Les tétraoninés s’insèrent au milieu de tout ce beau monde d’où leur statut de sous-famille ; pendant longtemps on les a considérés comme une famille à part car on les croyait plus éloignés en termes de parentés des autres phasianidés. Ils ont comme plus proche parent au sein de la famille des oiseaux américains qui nous sont très familiers, les dindons.

Toutes les données génétiques moléculaires confirment que tétras, lagopèdes et gélinottes partagent un ancêtre commun et forment donc bien un groupe de parentés (un clade). En dépit de leur grande disparité en termes de taille, de coloration de plumage, de comportements de parades (voir ci-dessous), ils n’en ont pas moins une « allure commune » et les anglo-saxons les englobent tous sous le même nom populaire de grouse (qui désigne aussi spécifiquement le lagopède des saules écossais).

Liste des genres et espèces de Tétraoninés dans le monde ; les quatre espèces en bleu sont présentes en France

Si les termes populaires de gélinottes et lagopèdes correspondent bien à des genres au sens scientifique, celui de tétras recouvre en fait tout un ensemble de genres bien distincts présentés succinctement dans le tableau ci-dessous. On remarque que ces oiseaux se répartissent entre l’Eurasie (zone paléarctique) et l’Amérique du nord (zone néarctique) ; certains genres sont endémiques de l’une des deux zones mais d’autres ont des espèces des deux côtés. Tout ceci laisse pressentir une histoire passée assez complexe avec des échanges.

Proches mais différents

On dispose maintenant de plusieurs études moléculaires (comparaison de certains gènes) qui permettent d’avoir une vision assez précise de l’arbre de parentés au sein de la sous-famille (2). Les gélinottes (Bonasa) représentent la lignée la plus ancienne qui s’est détachée de l’ancêtre commun du groupe. Rapidement, cette lignée s’est scindée en deux : une qui a colonisé l’Eurasie jusqu’en Chine et une autre en Amérique du nord. Elles habitent des forêts mixtes où les feuillus dominent avec, aux hautes latitudes, une prédilection pour les bords de cours d’eau.

Arbre de parentés des Tétraoninés

Viennent ensuite les trois lagopèdes (Lagopus) adaptés à la vie en milieu arctique et/ou aux tondras montagneuses ; deux d’entre elles se rencontrent sur l’ensemble de l’Hémisphère nord (espèces holarctiques) et la troisième localisée à l’Ouest de l’Amérique du nord ; chacune d’elles s’est spécialisée dans une gamme de toundras différente ou de son équivalent à très haute altitude comme pour le lagopède alpin.

On a ensuite deux clades frères : l’un entièrement nord-américain qui s’est développé soit dans les steppes et prairies continentales d’Amérique du nord (Centrocercus ; Tympanuchus) soit dans les forêts claires (Dendragapus) ; l’autre holarctique qui a colonisé les forets résineuses boréales : Falcipennis et les Tétras lyres (Lyrurus) et Grands Tétras (Tetrao).

Les espèces à très large répartition ont de plus connu une certaine différenciation locale avec une multitude de variétés ou sous-espèces reconnues, plus ou moins clairement délimitées : 13 pour le Grand tétras ou, le record absolu, 31 pour le lagopède alpin !

On remarque une curieuse tendance (voir la liste des espèces ci-dessus) : la plupart des genres ne compte que deux à quatre espèces très proches, écologiquement similaires et qui, soit habitent les mêmes zones géographiques très étendues, ou soit avec une espèce plutôt dans la moitié nord et l’autre plutôt dans la moitié sud de la zone globale de répartition. Ce patron de répartition suggère une histoire évolutive liée au climat.

Fils de la glace

Sur la base de cet arbre de parentés bien établi et en utilisant des fossiles bien datés, on peut appliquer une horloge moléculaire et dégager un scénario évolutif pour ce groupe (3). Il apparaît clairement que, contrairement à ce que l’on croyait dans les années 1980-1990, les tétraoninés ont connu une diversification principale récente au cours du Pliocène – 5,3 à – 2,5Ma) en lien avec un changement climatique majeur : un refroidissement général avec de fortes oscillations climatiques et qui allaient culminer au Pléistocène avec les derniers maximums glaciaires. Ceci a ouvert une nouvelle niche écologique : l’expansion de forêts boréales dominées par des résineux et de milieux ouverts tels que les toundras ou les steppes froides.

L’ancêtre commun des Tétraoninés aurait donc émergé au sein des Phasianidés (voir ci-dessus) un peu avant le début du Pliocène il y a 6,3Ma et « l’explosion » du groupe aurait commencé au milieu du Pliocène vers 3,2Ma avec l’émergence des gélinottes (voir arbre ci-dessus). Cette date coïncide avec le début d’une série d’oscillations climatiques (alternance de périodes froides et de périodes plus douces) évoluant dans le sens d’un refroidissement global. Les premières masses glaciaires arctiques datent de cette époque. Ensuite, la diversification s’est accélérée avec les lagopèdes puis les six genres de tétras au cours de la seconde moitié du Pliocène et le début du Pléistocène. Les glaciations quaternaires ont vu se différencier les nombreuses sous-espèces issues de la fragmentation des populations suite à la progression des masses glaciaires continentales.

Dans cette histoire, les lignées ayant émergé en Amérique du nord au milieu du Pliocène ont joué un rôle majeur en colonisant à trois reprises et de manière indépendante l’Eurasie probablement via le détroit de Behring ; il y a eu aussi une colonisation inverse depuis l’Eurasie. La différenciation des nouvelles espèces s’est faite avant tout sur le mode dit péripatrique : des petites populations se sont retrouvées isolées et ont évolué ensuite indépendamment ce qui explique le patron de répartition observé ci-dessus.

Sélection sexuelle

La diversité au sein de ce groupe s’exprime très fortement au niveau des éléments morphologiques et comportementaux mis en jeu lors des parades (6 et 7) : gonflement de sacs de peau colorés au niveau de la gorge servant de caisses de résonnance pour des sons de basse fréquence (Tympanuchus) ; longs vols de parade avec bruits d’ailes (Lagopèdes) ; plumes de la queue allongées (Centrocercus) ; « barbichette » des grands tétras ; paupières gonflées colorées de rouge (tétras lyres) ; plumage de la gorge en forme de collier blanc (Falcipennis) ; torsions de la tête lors des parades (Gélinottes) et bien d’autres dont le chant si particulier du Grand Tétras (voir le livre de B. Leclercq). Une telle débauche d’ornements ou de comportements suggère une forte pression de la sélection sexuelle qui a conduit à une rapide divergence. Il faut ajouter à cela une autre divergence entre les espèces monogames et les espèces polygynes (un mâle s’accouple avec plusieurs femelles) dont les parades ont lieu sur des arènes collectives ou leks. Le succès des mâles dans de telles configurations dépend fortement de leur capacité à afficher leur bonne santé via des ornements ou des comportements. Cette évolution a aussi joué sur le dimorphisme sexuel avec une taille plus grande des mâles chez les espèces polygynes. Les femelles par contre peuvent soutenir des vols plus longs, moins coûteux en énergie que ceux des mâles.

Grand Coq

Pour découvrir ce monde fascinant des Tétras, nous vous conseillons vivement de lire l’ouvrage publié récemment aux éditions Biotope (1) sur le grand Tétras, celui qu’on surnomme entre naturalistes « le grand coq ». Superbement illustré de nombreuses photos inédites réalisées en milieu naturel, ce livre est la synthèse de dizaines d’années de recherches sur le terrain dans le Jura et dans les Pyrénées, les deux derniers bastions de cette espèce emblématique des vieilles forêts montagnardes. Il décrit dans les moindres détails toute la biologie, l’histoire et les liens culturels avec l’Homme de cet oiseau fascinant et remarquable.

J’ai eu la grande chance dans les années 1980 de participer très modestement à ce programme de recherche dans le Jura piloté par B. Leclercq, l’un des deux auteurs, en tant que « rabatteur » lors de battues très pacifiques qui consistent à parcourir les superbes forêts jurassiennes en lignes serrées pour lever ces oiseaux et les dénombrer. Très beaux souvenirs d’envols fracassants de grand coq au petit jour entre les épicéas ou de poule piétant au sol pour nous éloigner de sa couvée proche ! En témoignage, je joins ces six exemples d’indices de présence indirecte de cet oiseau photographiés lors de ces battues dans la forêt du Risoux (Jura).

BIBLIOGRAPHIE

  1. Le grand Tétras. B. Leclercq ; E. Ménoni. Ed. Biotope.2018
  2. Molecular Phylogeny of Grouse: Individual and Combined Performance of W-Linked, Autosomal, and Mitochondrial Loci. SERGEI V. DROVETSKI . Syst. Biol. 51(6):930–945, 2002
  3. Plio-Pleistocene climatic oscilations, Holarctic biogeography and speciation in an avian subfamily. Sergei V. Drovetski. Journal of Biogeography, 30, 1173–1181. 2003
  4. Assessing Phylogenetic Relationships among Galliformes: A Multigene Phylogeny with Expanded Taxon Sampling in Phasianidae. Wang N, Kimball RT, Braun EL, Liang B, Zhang Z (2013) PLoS ONE 8(5): e64312.
  5. HBW and BirdLife International Illustrated checklist of the birds of the world. Vol.1 : non-passerines. Del Hoyo J. ; Collar N.J. Lynx ed. 2014
  6. Rapid courtship evolution in grouse (Tetraonidae): contrasting patterns of acceleration between the Eurasian and North American polygynous clades. Allen Spaulding. Proc. R. Soc. B (2007) 274, 1079–1086
  7. Role of sexual and natural selection in evolution of body size and shape: a phylogenetic study of morphological radiation in grouse. S. V. DROVETSKI, S. ROHWER & N. A. MODE. EUROPEAN SOCIETY FOR EVOLUTIONARY BIOLOGY. 19 (2006) 1083–1091

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les Tétraoninés
Page(s) : 262-265 Le Guide Des Oiseaux De France