Jeunes frênes et érable sycomore colonisant un pré non pâturé

Les successions secondaires, i.e. la reconquête par la végétation  herbacée puis rapidement ligneuse (arbres et arbustes) de terres cultivées abandonnées ou de zones boisées détruites par une forte perturbation, fascine les écologistes qui cherchent à comprendre quels assemblages d’espèces (communautés) et quelles interactions entre elles permettent cette reconquête. De là est d’ailleurs née au début su siècle dernier la théorie du climax, l’idée d’une évolution inéluctable vers un stade final déterminé, théorie désormais largement obsolète et abandonnée. Ce processus de réinstallation d’arbres et arbustes et d’une évolution vers un milieu boisé fermé se montre souvent rapide ce qui ne manque pas de surprendre toujours les non-initiés : l’idée que la nature reprenne aussi vite ses droits dérange quelque peu ! Cependant, depuis longtemps, on a remarqué que selon les régions et notamment selon la latitude (nord/sud), la vitesse de reconquête variait sensiblement : ceci conduit à faire un lien avec le climat et à se poser l’incontournable question actuelle : quel va être l’impact du réchauffement global sur ce processus. Une étude expérimentale menée dans l’Est des Etats-Unis apporte des pistes de réponses à cette interrogation et à ses conséquences possibles en zone tempérée. 

Ce processus concerne aussi les bâtiments abandonnés !

Hypothèses 

Dans l’Est des USA, on a donc observé que les champs abandonnés du piémont sud ou des zones côtières étaient colonisés par les arbres en une dizaine d’années alors qu’au nord ils restaient à un stade herbacé sur plusieurs décades avant l’installation de la forêt.  Pour expliquer une telle différence selon la latitude, on peut invoquer trois hypothèses plus ou moins intriquées.

La première, évidente même pour un novice, serait un impact du climat plus chaud au sud qu’au nord et qui faciliterait l’installation et la croissance des arbres et arbustes. Une seconde hypothèse, nettement plus subtile, repose sur une histoire ancienne différente selon la latitude : les territoires du nord ont été plus longtemps impactés par la période glaciaire qui a affecté largement l’Amérique du nord et des effets à long terme du climat pourraient avoir induit des sols différents quant à leur fertilité. Les terres nordiques seraient ainsi plus fertiles et permettraient le développement de grandes espèces herbacées vivaces, très conquérantes et gourmandes en nutriments telles que les grandes verges d’or typiques de ces milieux, créant un tapis herbacé dense et continu, défavorable à l’installation des jeunes arbres. Plus au sud, on observe effectivement une végétation herbacée différente à base de graminées formant des touffes mais laissant entre elles des espaces nus plus favorables à la colonisation et notamment la phase de germination des graines dispersées. 

Enfin, une troisième hypothèse s’appuie sur la nature des espèces d’arbres pionniers qui colonisent les premiers stades de ces successions secondaires avant de céder la place à d’autres espèces. Ainsi, dans le sud des USA, on trouve surtout parmi ces essences pionnières des conifères dont diverses espèces de pins ; comme ils allouent moins de ressources à lutter contre les effets du froid, ils auraient une vitesse de croissance et un potentiel de colonisation plus grands. Plus au nord, on trouve surtout des feuillus à bois dur comme les liquidambars. 

Ancien pré abandonné et colonisé spontanément par de jeunes frênes

Du Nord au Sud 

En France, la grande verge d’or se comporte comme une invasive formant des colonies exclusives

Pour démêler ces différentes hypothèses et évaluer l’impact potentiel du réchauffement global en cours, six sites ont été retenus, étalés sur 13° de latitude du nord au sud avec des températures moyennes de saison de croissance variant de 18° à 25° C. Sur chaque site, des parcelles ont été aménagées de manière à faire varier divers facteurs dont la fertilité du sol (en ajoutant plus ou moins de sable) et la couverture herbacée de départ ; on a ainsi recréé soit la version nordique i.e. des champs dominés par des colonies de grande verge d’or (Solidago canadensis), ou soit la version méridionale sous forme de champs avec des graminées en touffes.

On laisse cette végétation herbacée s’installer pendant deux ans avant de semer un mélange de graines de quatre espèces d’arbres pionniers : deux conifères plutôt méridionaux, le genévrier de Virginie et le pin à torches (Pinus taeda) et deux feuillus plutôt nordiques, le liquidambar occidental (bien connu comme arbre ornemental en Europe) et le cerisier tardif connu comme espèce invasive en France dans les clairières forestières. 

On suit ensuite sur deux ans l’évolution de ces semis en fonction des conditions de chaque station et de sa localisation. L’indicateur retenu pour évaluer la capacité de recrutement des arbres sur ces milieux ouverts est la biomasse de plantules d’arbres installés par unité de surface ; cette mesure globalise en fait plusieurs étapes clés : la germination des graines ; leur taux de survie ; leur taux de croissance et les différences entre ces quatre espèces. Des analyses statistiques et des modélisations permettent ensuite de déceler la part d’influence respective des différents facteurs potentiellement capables d’intervenir. 

La part de l’herbe 

Contrairement à ce que l’on aurait pu croire (moi le premier !), la nature des espèces dominantes dans la strate herbacée servant de base de départ à la colonisation par les arbres n’a que peu d’influence sur celle-ci. Pourtant, la grande verge d’or, espèce indigène aux USA mais introduite et nettement invasive chez nous, se distingue par sa clonalité importante, i.e. sa capacité à pratiquer la multiplication végétative via son appareil souterrain très développé (voir sur cette notion la chronique sur le muguet) : elle forme des colonies denses de hautes tiges atteignant un à deux mètres de hauteur ! Malgré cela, ans les expériences menées ici, elle n’a a plus impacté la recrutement des jeunes arbres que les graminées en touffes espacées. Sa biomasse de racines, considérable comparée à ces dernières, abaisse pourtant le taux de nutriments dans le sol mais sans avoir d’effet significatif sur la croissance des plantules !

Colonie de verge d’or du Canada en France

L’étude confirme que sous des climats plus chauds (au Sud donc), la biomasse herbacée diminue ce qui se traduit a contrario par la prédominance des prairies herbacées denses typiques des régions nordiques. Cette biomasse herbacée réagit plus fort aux facteurs climatiques locaux qu’à la fertilité du sol ou à la nature des espèces : ceci suggère que les herbacées doivent subir un certain stress lié à autre chose que la disponibilité en nutriments : peut-être la quantité d’eau du sol ou l’impact des herbivores. 

Par contre, les modélisations montrent que l’abondance des herbacées (donc indépendamment de leur nature) agit sur le recrutement des arbres en limitant la phase d’installation initiale ; ceci, combiné avec l’importance des températures pour la survie des plantules, serait un facteur clé qui explique que les champs abandonnés au Nord persistent plus longtemps au stade herbacé. 

Coup de chaud

L’ensemble des résultats pointe clairement vers un effet prépondérant des températures au cours de la saison de croissance (printemps/été en zone tempérée comme ici). Dans les parcelles situées dans le Sud, on observe que dès la deuxième année de reconquête, les nombreuses plantules d’arbres dépassent déjà en hauteur la strate herbacée : ceci tient à leur croissance rapide grâce à la chaleur en dépit de la compétition avec les graminées à croissance rapide elles aussi. Des méta-analyses confirment cet état de fait : un climat plus chaud a plus d’impact sur la croissance des espèces ligneuses que sur les herbacées. Ces données suggèrent que même de petites augmentations des températures pendant la belle saison et leur durée suffisent à accélérer nettement la reconquête forestière. 

Sous réserve d’absence d’effets secondaires négatifs comme les sécheresses estivales, des saisons de croissance rallongées et un taux d’assimilation augmenté du fait de températures plus élevées risquent donc fortement d’accélérer les stades ultérieurs de colonisation. Cette supposition renvoie au fait que dans cette étude on n’a exploré que les deux premières années mais comme celles ci sont capitales pour la suite, on peut donc extrapoler. 

Un autre effet des températures plus élevées concerne la survie hivernale des plantules, notamment pour les espèces méridionales plus sensibles, confirmée lors des expériences en implantant ces espèces dans des parcelles au Nord. Cela implique que ces espèces « frileuses », limitées dans leur expansion vers le Nord, vont pouvoir, à la faveur du réchauffement climatique, progresser vers le Nord et ainsi accélérer la reconquête pour laquelle ils se montrent plus efficaces (voir ci-dessus). Aux USA, les différentes (et nombreuses) espèces de pins locales risquent donc de voir leur part augmenter considérablement au cours des décennies à venir dans ces successions secondaires et ce, de plus en plus en progressant vers des latitudes septentrionales. (voir l’exemple en France des pins sylvestres et pins noirs)

L’étude suggère aussi que dans le Nord les colonies de verge d’or serviraient de « nounous » (voir la chronique sur cette notion), d’abri salutaire, qui facilitentl’installation des jeunes plantules, les protégeant à la fois du froid en hiver (par les tiges sèches persistantes) et en été en maintenant de l’humidité au sol par leur couvert. 

Boule de cristal 

Cette étude, comme de nombreuses autres (voir les chroniques autour du réchauffement climatique), nous fait appréhender la complexité des processus qu’engendre et va engendrer de plus en plus le réchauffement climatique global en cours. On pressent des effets inattendus dans toutes les directions, difficiles à évaluer dans leur intensité et leur impact. Tout ceci doit nous renforcer encore plus urgemment dans la nécessité d’agir pour de bon, en profondeur en changeant de logiciel et de braquet comme le dit N. Hulot.  En effet, ce qui se profile et se manifeste déjà, ressemble à un immense chambardement généralisé, un chaos écologique avec certes des effets « positifs » mais aussi des effets négatifs ; d’ailleurs ces qualificatifs ne veulent rien dire sauf au regard de l’espèce humaine pour qui le maintien des services écologiques des écosystèmes reste vital quant à sa survie à moyen terme. 

Dans le cas présent, on peut arguer qu’après tout, une reconquête forestière plus rapide, c’est « bien » puisque çà stocke du carbone plus vite mais quid des autres effets notamment sur la biodiversité et de toutes les conséquences indirectes que nous ne connaissons même pas encore ! 

Dès l’arrêt du pâturage, les prés non gérés sont colonisés comme ici par de jeunes chênes ; les glands sont transportés par les geais

Bibliographie 

Temperature accelerates the rate fields become forests.Jason D. Fridleyand Justin P. Wright. 4702–4706 ; PNAS ; 2018 ; vol. 115 ; no. 18