Face au déclin accéléré de la biodiversité notamment dans les milieux agricoles tels que les prairies de fauche (pour récolter du foin), une des solutions envisagées est la restauration : il s’agit de tenter de reconstituer des milieux favorables à la biodiversité animale et végétale en partant de milieux dégradés par des décennies de pratiques intensives. Mais cela ne suffit pas pour que les espèces disparues reviennent et colonisent ces milieux restaurés : encore faut-il que dans l’environnement plus ou moins proche, il existe encore des populations prospères des espèces attendues dans des milieux non dégradés ou de substitution et que ces espèces puissent atteindre naturellement via notamment des corridors de circulation les zones restaurées. Face à ces difficultés, il reste la solution des réintroductions en capturant des individus dans des zones où ils abondent encore et en les relâchant sur les sites restaurés et en espérant qu’ils vont s’y acclimater et faire souche. Une expérience menée en Suisse (1) sur des prairies de fauche où on a tenté de réintroduire deux espèces de criquets disparues montre que cette solution qui paraît simple et facile de premier abord se heurte à diverses difficultés ; elle éclaire aussi la complexité des protocoles à mettre en place pour réaliser de telles opérations dans un cadre rigoureux.

Prairies restaurées

En Suisse (tout comme en France de plus en plus), l’intensification des pratiques agricoles dans la production de foin pour l’élevage laitier a entraîné un déclin drastique de la biodiversité globale de ces milieux pourtant riches autrefois d’une très forte diversité comme en témoigne le spectacle des prairies fleuries non transformées en fin de printemps : les couleurs parlent d’elles mêmes !

Un programme national y a été mis en œuvre qui consiste à soutenir des actions visant à restaurer certaines de ces prairies très endommagées. Les contrats aidés financièrement sur six ans visent à réduire l’apport de fertilisants (un sol riche favorise quelques espèces banales qui dominent le milieu), à ne faucher qu’après le 15 juin (ou plus tard en altitude) pour laisser le temps aux fleurs et aux animaux de se reproduire. On attend de ces mesures qu’elles permettent le retour des espèces chassées par l’intensification à partir du stock régional ou local encore présent dans l’environnement proche. Effectivement, sur de telles prairies restaurées, la richesse en plantes et arthropodes (insectes, araignées, …) réaugmente significativement mais en restant bien en deçà du potentiel qui était hébergé autrefois dans ces milieux. De plus, d’une espèce à l’autre et d’une région à l’autre, les effets bénéfiques restent très variables.

Indicateurs

Criquet des roseaux : une des nombreuses espèces de criquets hôtes des milieux herbacés

Le cas des criquets est particulièrement frappant car ces espèces abondent dans les milieux herbacés non ou peu perturbés par les activités humaines ; ils constituent de véritable s indicateurs écologiques de bonne santé de ces milieux prairiaux. Ainsi, en Suisse, on a constaté depuis la mise en route de ce programme que les prairies situées dans des régions disposant encore d’un stock important de milieux « réserves » encore riches en espèces de criquets voient leur richesse (nombre espèces) augmenter bien plus vite et plus fortement que celles situées dans des zones très modifiées, ne disposant plus de stock significatif. Clairement, le contexte local influe fortement la capacité de recolonisation de ces insectes aux capacités de déplacements plus ou moins limitées selon les espèces. D’où l’idée d’expérimenter une opération de réintroduction et d’évaluer son impact en termes de réimplantation ou pas des espèces ciblées.

Dans le canton de Lucerne à 700m d’altitude (1), les chercheurs ont donc sélectionné quatorze sites de prairies par paires : deux prairies proches sur le même sol et sous le même climat, l’une « classique » subissant le mode intensif (apport d’intrants, fauche non contrôlée) et l’autre ayant suivi une restauration depuis sept ans (deux fauches par an et pas d’intrants). Les premières servent de témoins dans cette expérimentation grandeur nature.

Le choix des espèces

Deux espèces ont été retenues à cause de leur disparition depuis l’intensification agricole et, de plus, absentes de l’environnement proche des prairies retenues pour l’étude : le criquet des genévriers (Euthystira brachyptera) et le criquet des roseaux (Mecostethus parapleurus). Tous les deux fréquentent les prés secs à humides et se comportent, comme une majorité de criquets, en généralistes en termes de consommation de végétaux, consommant surtout des graminées. Tous les deux connaissent une forte régression dans les prairies à gestion intensive. Leur biologie respective présente aussi un intérêt au regard de cette expérimentation. Le criquet des genévriers, espèce de petite taille, possède des ailes très réduites, encore plus chez les femelles que les mâles, (d’où l’épithète latin brachyptera, ailes courtes) et donc une capacité de déplacement très limitée (même s’il existe de rares individus possédant des ailes complètes). Son mode de ponte reste particulier pour un criquet : il dépose ses paquets d’œufs dans des feuilles repliées de 20 à 50cm au-dessus du sol, ce qui le rend très sensible à la fauche des herbes. Le criquet des roseaux, plus grand, peut quant à lui voler mais dans des rayons assez limités mais pond dans le sol. Son nom populaire fait allusion aux roseaux qu’il affectionne mais dont il n’est pas pour autant dépendant.

Opération criquets

En 2004, l’opération « lâcher de criquets » a donc pris place dans ce cadre délimité et avec toute la précision suisse. 1400 individus de chacune des deux espèces furent capturés au filet dans des milieux où ils abondent encore (le milieu favorable le plus proche était à 15 km pour le criquet des genévriers) et mis individuellement dans des tubes. Sur chacune des 14 prairies, 100 individus (à part égale de mâles et de femelles) furent relâchés en espaçant les points de lâcher de dix mètres au sein d’une parcelle donnée. Dans certaines des prairies, des cages de suivi furent installées avec des individus des deux espèces pour évaluer leur survie (notamment au stress de la capture) et leur reproduction : les œufs pondus ont été prélevés, placés en conditions recréant l’environnement naturel jusqu’à leur éclosion au printemps suivant ; ces cages ont montré que les criquets introduits conservaient leur capacité de reproduction et que leurs pontes produisaient normalement des descendants.

L’année suivante, sur chaque prairie, des recensements par transects (parcourir une distance et observer sur un mètre de large) ont permis de recenser les espèces présentes et leurs effectifs.

Fiasco prévisible ?

Les résultats sont impitoyables : l’année suivante, trois espèces de criquets sont bien trouvées dans les prairies restaurées contre deux en moyenne dans les prairies intensives mais aucun criquet des genévriers n’est retrouve et un seul criquet des roseaux est observé sur l’ensemble des quatorze sites ! Comment expliquer cet échec retentissant ?

On peut invoquer le nombre d’individus introduits (100/parcelle) mais il reste élevé ; la prédation ne semble pas plus forte dans ces milieux d’introduction que dans les milieux de capture : araignées, lézards et oiseaux y sont « également présents. On pense à la compétition éventuelle avec d’autres espèces : ici, deux autres espèces « banales » sont présentes en nombre (le criquet marginé et le criquet des pâtures) mais tous partagent un caractère très généraliste vis-à-vis de la nourriture disponible en très grande quantité. Il faut donc se tourner vers la qualité des milieux et plus particulièrement la qualité des sites de ponte : or, les prairies restaurées subissent deux fauches par an (le programme ne prévoit pas de limitation à une fauche ni de contrainte sur la hauteur de coupe) ce qui doit éliminer de facto les pontes du criquet des genévriers ; le criquet des roseaux n’est aps affecté mais les pontes dans le sol voient leur environnement immédiat brusquement modifié par la fauche (ensoleillement, accès des prédateurs, …).

Conclusions des auteurs de cette étude : la technique de transplantation n’est pas aussi simple qu’il y paraît ; il faudrait laisser sur chaque parcelle de petites parties au moins non fauchées pour espérer une implantation durable (mais cela suppose des dédommagements financiers !).

Cette bande semi-naturelle (un talus herbeux) constitue un refuge idéal pour assurer la survie des espèces qui se reproduisent sur les herbes.

Généralisable ?

Mais il semble bien que selon les espèces, les possibilités de réussite soient bien différentes. En témoignent deux autres expériences antérieures sur d’autres espèces.

En Suède (2), une expérience de réintroduction de decticelle bariolée (Roseliana roeselii), petite sauterelle des milieux herbacés, a été menée en 1994-95 sur 70 sites encore favorables d’où l’espèce avait disparu. il s’agissait de pelouses non pâturées semi-naturelles de quelques centaines à quelques milliers de mètres carrés, isolés comme des ilots au milieu de cultures. Cinq ans plus tard, l’opération se solde par un succès avec une recolonisation des sites choisis ; l’étude montre l’importance des corridors fonctionnels entre ces ilots (chemins, haies, …) permettant la circulation inter-ilots. Elle prouve aussi que le nombre d’individus introduits n’est pas un facteur décisif contrairement à ce qu’on aurait pu penser.

En Allemagne, en 1994, une opération de réintroduction l’oedipode rouge (Oedipoda germanica), un criquet gris à ailes rouges des milieux secs et rocailleux menacé d’extinction sur un site en réserve naturelle, a consisté à relâcher 32 individus prélevés sur un site de substitution pour l’espèce, une ancienne carrière de calcaire. L’année du lâcher, 50 à 70% des individus relâchés (marqués individuellement) sont observés dans un rayon de 20 à 150m autour du point de lâcher. Les deux années suivantes, seulement 7 puis 3 individus (que des femelles) sont observés ; en 1997, la population introduite avait disparu. Les causes possibles de cet échec semblent tenir à la courte durée de vie des adultes relâchés (26 jours environ) et une forte prédation ; la seconde année, les conditions météorologiques froides ont défavorisé la reproduction.

Oedipode turquoise (ailes bleues non visibles au repos), un très proche parent de l’Oedipode rouge (ailes rouges) ; ces gros criquets aux colorations très cryptiques affectionnent les milieux secs et rocailleux

Tous ces exemples montrent que rien n’est simple ni généralisable et que le recours aux translocations ne sont pas forcément une panacée : mieux vaut encore, autant que possible, conserve des milieux favorables et des connexions entre ces habitats.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Impact of Regional Species Pool on Grasshopper Restoration in Hay Meadows.Eva Knop, Bernhard Schmid, and Felix Herzog. Restoration Ecology Vol.16,No.1,pp.34–38 ; 2008
  2. The effect of landscape composition on colonization success, growth rate and dispersal in introduced bush-crickets Metrioptera roeseli. Å. BERGGREN, A. CARLSON and O. KINDVALL Journal of Animal Ecology 2001
 70, 663–670
  3. An experiment to re-establish the red-winged grasshopper, Oedipoda germanica (Latr.) (Caelifera: Acrididae), threatened with extinction in Germany. Wagner et al. Journal for Nature Conservation ; Volume 13, Issue 4 72 , Pages 257-266