Salicaceae

Les rivières et fleuves soumises à un régime de crues majeures plus ou moins régulières génèrent des perturbations répétées et importantes accompagnées de processus érosifs (déplacements et dépôts de sédiments) qui rendent les conditions environnementales souvent extrêmes dans l’espace du lit majeur. Ces perturbations agissent fortement sur la végétation du lit majeur et notamment celle des rives souvent colonisées par des peuplements forestiers très particuliers, des ripisylves. Nous avons consacré une chronique à la présentation de ces forêts riveraines ou ripariales du lit majeur des rivières actives. Les arbres qui peuplent ces ripisylves se trouvent en première ligne face à ces aléas et adversités répétées et agissent en retour sur l’évolution de la rivière dans son lit. Une famille d’arbres et arbustes domine largement ces peuplements forestiers : les salicacées qui regroupent saules et peupliers, les principaux représentants des bois tendres (voir la chronique sur les ripisylves). Cette dominance d’une famille particulière interroge sur l’origine de ce « monopole » biologique et sa mise en place. Nous allons consacrer une première chronique à cette « saga  des salicacées » qui va s’intéresser au début du cycle de vie, de la floraison à la libération des graines.

Face à la rivière, un jeune saule solitaire a réussi à s’implanter

Adeptes de la perturbation 

Une grève alluviale fraîchement découverte : un milieu idéal à conquérir … quand les conditions le permettent !

Saules et peupliers sauvages dominent la partie active du corridor fluvial, celle soumise à  des crues répétées et importantes et où se déposent régulièrement des sédiments frais (alluvions transportées par la rivière) formant des bancs ou des îles. Ceux-ci se forment à la faveur d’un gros arbre déraciné sur les berges, transporté vers l’aval et échoué sur un haut fonds dans le lit : des débris et des sédiments fins s’accumulent en amont et ébauchent un ilot qui, s’il n’est pas détruit à la crue suivante, va s’agrandir ; plusieurs d’entre eux peuvent s’agréger progressivement et former une île.

Cet arbre mort échoué sur un haut-fonds peut devenir le point de départ de la formation d’un nouvel ilot en favorisant d’abord l’accumulation de sédiments en amont.

C’est sur ces dépôts frais et récents que se trouve le domaine de prédilection des saules et peupliers qui vont y imposer rapidement leur loi. Comme par hasard, l’arbre échoué à l’origine d’une île est très souvent un peuplier géant, bel exemple du rétrocontrôle positif qu’exercent ces arbres sur leur environnement : même morts, ils facilitent l’installation de leurs congénères ! Sur les terrasses stabilisées et rehaussées au fil du temps, les perturbations vont avoir moins d’impact : saules et peupliers vont assez rapidement céder à la place à d’autres essences, des bois durs, qui finiront par les éliminer (voir la chronique sur les ripisylves).

Selon le régime hydraulique de la rivière, les crues restent plus ou moins prévisibles comme celles liées à la fonte des neiges mais, dans l’ensemble, l’aléatoire domine tant au niveau des périodes que des durées et des intensités de ces crues. On peut avoir de très fortes pluies au printemps qui engendrent des crues tardives alors que la végétation se trouve en pleine croissance et la crise climatique en cours ne fait qu’accentuer cet aspect imprévisible avec une « escalade de  la violence » de plus en plus perceptible. Ce régime détermine aussi l’aspect du lit de la rivière : soit des tresses et des anastomoses délimitées par des chenaux multiples et des barres d’alluvions, soit de grands méandres avec une rive concave creusée face à une rive convexe où s’étalent de vastes dépôts de sables, graviers et galets.

Gros arbre mort échoué sur une grande île entre un bras secondaire et le chenal principal (non visible) : à la prochaine crue, des sédiments vont s’y accumuler et renforcer le processus

Deux facteurs clés contrôlent ce milieu des dépôts frais colonisés par saules et peupliers : l’eau et la nature des sédiments. L’humidité des dépôts est capitale pour la germination des graines de ces arbres ainsi que la présence d’une nappe souterraine rapidement accessible aux jeunes racines qui s’enfoncent. La texture des sédiments déposés va déterminer justement leur capacité à retenir de l’eau : vases et limons retiennent plus d’eau en surface mais les graviers et galets forment comme une couche de paillage qui réduit l’évaporation. La stabilité relative de ces dépôts a aussi son importance : se fixer dans du sable fin mobile relève de l’exploit alors que des galets enterrés dans le sédiment peuvent servir de points d’ancrage. 

Sous la couche de galets, il y a du sable, de la vase et la nappe souterraine permettant l’installation

Famille compliquée 

Peuplement installé de saules pourpres ; noter au tout premier plan de jeunes peupliers noirs de l’année

Dans nos régions tempérées, la famille des salicacées est représentée par deux genres, les saules (Salix) et les peupliers (Populus). La situation se complique dès que l’on passe au niveau des espèces ; ainsi, selon les botanistes, le nombre d’espèces de peupliers connues dans le monde varie de 22 à … 85 et pour les saules de 350 à 500 ! Cette incertitude tient à la très grande variabilité de nombreuses espèces qui en plus occupent de très vastes aires de répartition ce qui augmente le potentiel de variations. Pour les peupliers, on distingue six sous-groupes (sections) dont deux renferment des espèces liées aux ripisylves. Chez les saules, on distingue deux grands ensembles biologiques : les espèces dites ripariales qui vont nous concerner et les autres, non-ripariales qui peuplent des forêts, des zones rocheuses, des marécages ou les toundras et pelouses arctiques ou alpines. Les saules ripariaux sont surtout des arbres et arbustes vigoureux, élevés aux feuilles étroites et très souvent aux tiges très souples : ils renferment dans leurs rangs les diverses espèces exploitées pour la vannerie et connues sous l’appellation collective d’osiers. 

L’origine de ces arbres remonte pour les peupliers au Paléocène, juste après la crise du crétacé vers – 58Ma : les fossiles connus se trouvent dans des roches qui témoignent d’une environnement riparial et ressemblent déjà beaucoup aux espèces actuelles des lits majeurs des rivières. Les saules apparaissent un peu plus tard à l’Eocène et là aussi les premières espèces fossiles étaient ripariales. Autrement dit, le mode de vie riparial, sur les berges des rivières, serait ancestral ; plus tard, certaines lignées auraient évolué dans d’autres milieux comme les saules nains des toundras et milieux alpins. Ceci conforte l’idée qu’on a bien là un groupe intimement lié aux berges des rivières actives et qui y a évolué donc depuis plus de 50 millions d’années : çà créé des liens ! 

Saules et peupliers ripariaux (et les autres aussi) partagent un trait original : une très grande propension à s’hybrider entre espèces proches ou plus distantes au sein des deux genres. Sur le terrain, on trouve souvent des foules d’hybrides intermédiaires très difficiles à démêler concrètement ce qui explique aussi la difficulté à délimiter clairement le nombre d’espèces. Mais ceci varie très fortement selon les espèces, et pour une espèce donnée selon les populations et les environnements ! on pense que l’hybridation a constitué et constitue un moteur de formation d’espèces nouvelles (spéciation) dans ces deux genres. Ces hybrides peuvent présenter des caractères défavorables comme une moindre capacité à produire des graines mais ils réussissent souvent à se maintenir longtemps par multiplication végétative. On a aussi observé localement que les hybrides avaient des défenses anti-champignons pathogènes amoindries par rapport aux  parents. Ces hybridations maintiennent donc en permanence une autre source de variations dont certaines peuvent au hasard devenir localement ou ponctuellement favorables. 

Cette grève en fin d’été n’a pas été colonisée par de jeunes saules ou peupliers sans doute parce qu’elle ne s’est découverte que tardivement, après la dispersion des graines

Chatons 

Ces saules et peupliers ripariaux partagent en commun de nombreux traits d’histoire de vie qui interviennent tout au long de leur cycle de vie ; leur examen détaillé ne peut se faire qu’au regard des particularités de leur milieu de vie pour en mesurer la valeur adaptative éventuelle : en quoi facilitent ils le succès reproductif de ces espèces ? 

Toutes les salicacées sont dioïques, i.e. avec des pieds mâles et des pieds femelles séparés (voir la chronique sur le saule marsault), et produisent des fleurs mâles (productrices de pollen) et femelles (productrices d’ovules, futures graines) regroupées en inflorescences allongées ou chatons (nom faisant allusion à la queue d’un chat !). Ces fleurs sont très réduites dans leur structure avec par exemple les fleurs mâles presque réduites aux seules étamines (voir l’exemple du saule marsault). Toutes les espèces ripariales fleurissent assez tôt au printemps souvent en même temps voire avant le débourrement des feuilles. Pour une espèce donnée, la période de floraison varie cependant très fortement d’un individu à l’autre ; ainsi, chez un peuplier américain du bassin du Mississipi, le suivi de 60 arbres marqués montre que chaque individu fleurit sur une période de deux semaines qui lui est propre alors qu’à l’échelle de toute la population suivie, la période globale s’étale sur … 2 mois ! Cette originalité traduit la diversité des génotypes individuels car la phénologie (le calendrier biologique) est inscrite dans le génome et héritable. 

Si la pollinisation des peupliers ne se fait que par le vent, celle des saules est assurée à la fois par le vent mais aussi par les insectes butineurs printaniers attirés par la production de nectar de ces fleurs. La phénologie de la floraison va s’avérer déterminante pour l’étape suivante, la production de fruits et la libération des graines.

Neige de graines 

Grappes de fruits de peuplier noir en train de s’ouvrir au cours du printemps

Les fleurs femelles fécondées voient leurs ovaires gonfler et se transformer en un fruit sec, une capsule qui s’ouvre à maturité en deux ou quatre valves et libère une myriade de petites graines cotonneuses. Pour un peuplier, la production de graines par arbre a été estimée à … 25 millions. La masse de ces graines varie de 0,1 à 3mg chez les peupliers et de 0,04 à 0,25 chez les saules. Chacune est équipée d’une touffe de poils blancs fixés sur la graine par une sorte d’anneau ; tant qu’ils sont secs, ces poils s’étalent et tendent à s’emmêler entre eux formant des masses cotonneuses que l’on retrouve au sol. Grâce à ce « parachute », ces graines très légères descendent très lentement quand elles sont libérées des capsules et le moindre souffle les soulève et les emporte, assurant ainsi la dispersion de type anémochore, i.e. par le vent (voir les chroniques sur ce thème). Elles peuvent aussi flotter sur l’eau et être donc transportées au fil du courant. Cependant, dès que les poils se mouillent, ils se décrochent de la graine. 

Les graines des saules et peupliers ont une particularité étonnante par rapport à la majorité des autres arbres : elles n’ont aucune dormance, i.e. que si elles ne germent pas tout de suite, ce qu’elles peuvent faire dans les 24 heures suivant leur libération, elles perdent leur viabilité. Leur « longévité » en conditions naturelles ne semble pas dépasser quelques jours à quelques semaines au grand maximum. Cette particularité étonnante leur permet de coloniser presque instantanément une surface de sédiments dénudés et humides en y germant massivement par milliers. Sauf que si une telle opportunité ne se trouve pas dans leur environnement immédiat ou dans un rayon de quelques centaines de mètres, tout est perdu pour cette cohorte de graines pour cette année-là ! D’où l’intérêt des périodes de floraison individuelles très variables (voir ci-dessus) qui mettent en circulation des graines sur une plus longue période en un lieu donné augmentant les chances que les conditions ad hoc soient réunies. 

La fenêtre de recrutement est donc très étroite et dépend très étroitement du régime de la rivière. L’épisode de perturbation idéal peut être une crue printanière juste avant la libération des graines qui dénude une grève ou créé une île de sédiments dans le lit de la rivière ; ce peut être aussi comme au printemps 2109 avec une sécheresse exceptionnelle une baisse précoce du niveau de la rivière qui, dès la phase de libération des graines, découvre des sédiments encore humides ; en temps normal cette baisse n’a lieu qu’au cœur de l’été mais les sédiments sont alors trop secs et il est trop tard pour les graines déjà hors course. La sécheresse réduit très fortement le taux de germination des graines échouées sur les sédiments.

Entre les différentes espèces de saules qui cohabitent le long des rivières, on observe par ailleurs une tendance à la floraison séquentielle (et donc à la libération des graines qui suit) avec certaines très précoces et d’autres plus tardives et peu de chevauchement entre elles dans le temps. Ceci expliquerait en partie la répartition en bandes sur le terrain de ces espèces (zonation) : elles s’installent à des périodes légèrement différentes qui suivent souvent la baisse progressive du niveau de la rivière quand la saison avance. 

Au premier plan, des saules pourpres et en arrière des saules blancs

Quand la fenêtre de recrutement est là, le résultat saute aux yeux très vite avec des dizaines de milliers de plantules en bataillons serrés ! C’est le début, peut-être, d’une nouvelle implantation victorieuse. Pour connaître la suite de la saga, rendez-vous dans une seconde chronique qui balayera la fin du cycle de vie depuis la germination jusqu’à l’âge adulte.

Jeunes peupliers noirs en été de leur première année ; noter que la rivière a baissé depuis leur germination

Bibliographie 

The life history of Salicaceae living in the active zone of floodplains. S. KARRENBERG, P. J. EDWARDS and J. KOLLMANN. Freshwater Biology (2002) 47, 733–748