Talpa

Nous avons vu dans une autre chronique que, à leur échelle relative, les taupinières agissaient dans les prairies et pelouses comme des sources de perturbation importantes qui engendrent une hétérogénéité du milieu : la flore et la structure de la végétation s’en trouvent changées dans leur composition et leur évolution dans le temps. De ce fait, on se doute qu’une telle influence doit avoir des conséquences sur la faune associée à ces milieux : le groupe des papillons de jour, particulièrement sensible aux facteurs écologiques, constitue à cet égard un bon indicateur pour apprécier l’impact de ces taupinières perturbantes. L’interaction taupinières/papillons de jour se joue en fait à deux niveaux bien différents : pour les larves (les chenilles) en termes de présence des bonnes plantes nourricières et de conditions microclimatiques favorables à leur développement ; pour les adultes (les papillons) en termes de postes de repos ou de défense de territoire. Trois études de cas illustrent bien ces étroites interactions et nous rappellent que dans notre environnement, même les éléments les plus banals en apparence (en l’occurrence des monticules de terre !) n’ont rien d’anodin. 

Prairies et pelouses 

En Europe tempérée, les prairies et pelouses semi-naturelles constituent des milieux terrestres particulièrement riches en biodiversité tant floristique que faunistique. Or, elles connaissent un très fort déclin, prises en étau entre une série de grands bouleversements : le changement climatique global, le dépôt atmosphérique d’azote qui enrichit les sols (eutrophisation), la fragmentation en parcelles de plus en plus isolées les unes des autres, l’intensification des pratiques  agricoles (amendements, épandages de fumier ou lisier, fauches répétées, ensilage, surpâturage, usage d’herbicides sélectifs, …) ou à l’inverse l’abandon des pratiques telles que le pâturage modéré. 

Dans ce contexte, ces milieux herbacés connaissent de profonds changements dans la composition de leur flore : les plantes très compétitives, plus grandes et rudérales (amateurs d’azote), prennent le dessus et tendent à éliminer progressivement les espèces plus basses, moins compétitives et associées à des sols pauvres en nutriments. On assiste ainsi à une homogénéisation de la végétation qui induit de fortes pertes en biodiversité. Cette densification modifie la structure de l’environnement en supprimant notamment les microsites tels que de petites plages de sol nu, essentielles pour la survie ou l’installation de nombreuses espèces. Des perturbations ponctuelles mais éparses deviennent capitales pour créer des microhabitats favorables à la biodiversité, dont les papillons qui en dépendent pour diverses raisons (voir la suite). Celles ci peuvent être crées soit par le passage du bétail via les traces pas ou les tas d’excréments ou les bouses, le retournement local par les sangliers (boutis) mais aussi par l’activité de terrassement des taupes et la fabrication des taupinières. 

Oseilles et cuivré

Le cuivré commun (Lycaena phlaeas), petit papillon répandu en Europe dans de nombreux milieux ouverts, secs ou humides ; typique des prairies maigres à végétation basse et ouverte avec une certaine quantité de sol nu, il subit de plein fouet les conséquences de l’intensification agricole.  Le cuivré commun peut faire jusqu’à quatre générations par an entre mars et novembre ; les œufs sont pondus directement sur les deux plantes hôtes principales : la grande oseille (Rumex acetosa) et la petite oseille (R. acetosella) ; les chenilles en consomment le feuillage. La dernière génération hiberne au stade chrysalide et éclot au tout début du printemps. 

En Allemagne où l’espèce connaît un certain déclin, une étude approfondie a concerné les sites de ponte (oviposition) des femelles de cuivrés dans des prairies semi-naturelles sur des sols pauvres en nutriments, exploitées de manière très extensive. L’étude a consisté à localiser les pontes de la dernière génération de fin d’été en notant précisément l’environnement immédiat et la structure de la végétation. Une grosse majorité de pontes (78%) ont été déposées sur des grandes oseilles. Alors qu’on le dit généraliste, l’étude montre que les sites de ponte ne sont pas choisis au hasard en dehors de la présence de la plante hôte : une forte majorité des pontes concerne des pieds d’oseille poussant sur des taupinières, là où la structure de la végétation montre un faciès différent (voir la chronique sur taupinières et végétation) ; ces sites de pontes réunissent plusieurs caractéristiques par rapport à la prairie immédiatement autour : une forte proportion de sol nu, un moindre couvert herbacé et une végétation moins dense à croissance lente. Pourquoi de tels choix ?

Thermophile 

Une taupinière, à l’échelle de hauteur de la végétation d’un pré maigre, ressemble ni plus ni moins à un volcan de sol nu, une mini montagne émergeant de la végétation : de ce fait, elle créé un microclimat chaud par son exposition surélevée et sec par la pente et la couleur foncée. La végétation clairsemée (si la taupinière est récente) et plus basse accentue ces conditions en induisant des températures plus fortes au niveau du sol et une forte insolation par rapport à la végétation environnante dense et haute. Les jeunes chenilles trouvent donc là la chaleur dont elles ont besoin pour leur développement, caractère connu chez de nombreuses espèces de papillons de jour ; dans le reste de la prairie, surtout si elle est humide, règne plutôt l’ombre et la fraîcheur. 

D’autre part, les deux oseilles hôtes des chenilles fréquentent volontiers ces taupinières : la petite oseille comme colonisatrice des sables dénudés et la grande oseille via sa capacité de repousser même un peu enterrée, à la manière des pissenlits (voir l’autre chronique). Ainsi, les chenilles disposeront d’assez de nourriture pour leur développement. Ce critère entre dans les choix des femelles pour pondre : on sait que, instinctivement, elles choisissent des plantes hautes qui dépassent de la végétation ambiante, signes de nourriture en quantité suffisante pour leur descendance. Les oseilles poussant sur les taupinières se trouvent ainsi mises en avant et attirent encore plus les femelles, notamment pour la petite oseille de taille naturellement réduite. 

L’hespérie aussi

Hespérie des potentilles, une espèce très proche de l’hespérie de la mauve

Le cuivré ne semble pas être la seule espèce concernée par les taupinières par rapport aux pontes : une autre étude du même type, toujours en Allemagne, sur des pelouses calcaires pâturées extensivement par des ovins, démontre des faits proches concernant une autre espèce de petit papillon de jour, l’hespérie de la mauve (Pyrgus malvae). Cette espèce fait partie d’une famille de papillons de jour (Hespériidés) très riche en espèces se ressemblant énormément et délicates à identifier. L’hespérie de la mauve recherche les habitats avec une végétation basse alternant avec des zones plus hautes dont les pelouses sèches abritant les plantes nourricières de ses chenilles : essentiellement, pour la zone étudiée, la potentille printanière (Potentilla verna) et l’aigremoine eupatoire (Agrimonia eupatorium). L’étude démontre là aussi une nette préférence des femelles à pondre sur des plantes hôtes placées sur des taupinières ; elles choisissent même les taupinières ayant la plus forte couverture en ces plantes hôtes de manière à assurer suffisamment de nourriture pour leur descendance (voir ci-dessus). L’environnement immédiat est ici rocailleux et plutôt hostile avec un sol lacunaire alors que les taupinières offrent un sol plus profond, favorable au bon développement de ces plantes ! L’effet semble d’autant plus grand que ces pelouses n’offrent que très peu de sol nu vu leur pâturage très extensif et partiel. 

Ces deux exemples dans deux milieux différents laissent à penser que ces choix doivent concerner de nombreuses autres espèces de papillons de jour dont sans doute les nombreuses espèces de lycènes ou azurés et argus. 

Solarium

Vanesse Robert-le-Diable se chauffant au soleil sur un talus

Mais les chenilles en sont pas les seules concernées par les taupinières : les papillons adultes semblent bien aussi dépendre en partie de la présence de ces monticules dans les milieux ouverts et herbacés. Une étude minutieuse conduite en Angleterre sur deux ans a suivi à très petite échelle les allées et  venues de trois espèces de vanesses sur un site avec divers microhabitats dispersés dont des taupinières : le paon-du-jour (Inachis io) (voir les chroniques sur cette espèce), la Petite tortue (Aglais urticae) et le Robert-le-Diable (Polygonia C-album).

Les mâles de ces espèces qui émergent assez tôt au printemps défendent un territoire et pourchassent les autres mâles ; ils surveillent depuis des postes de guet. Le problème pour eux concerne la thermorégulation à une période de l’année (mars-avril) où les températures fluctuent beaucoup et, en plus, ils dépensent beaucoup d’énergie alors qu’ils sont ectothermes (« à sang froid »), réchauffant leur corps par l’énergie solaire. L’étude montre qu’à l’échelle globale de la parcelle, ces mâles choisissent des postes de repos et de surveillance en se basant sur les formes du paysage : une pente, une lisière de bois, un angle au sommet d’une pente exposée au sud, … autant de sites plus chauds et plus abrités des vents. Mais, à une échelle plus petite, les mâles montrent un biais prononcé pour se poster sur les taupinières, notamment celles avec un léger creux au sommet. Là, ils bénéficient d’un véritable solarium, surtout s’il y a un « cratère sommital » qui abrite. En plus, ils se trouvent un peu en hauteur pour voir venir les concurrents. Cependant, certaines zones riches en taupinières restent délaissées si elles ne se trouvent pas d’abord sur un site répondant au premier critère (forme dans le paysage). On pourrait penser que cela les expose plus aux prédateurs (dont les oiseaux) mais comme leur corps est chauffé, ils peuvent s’échapper plus facilement vu leurs capacités voilières élevées. 

Cette dépendance vis-à-vis du sol nu a aussi été démontré chez  d’autres espèces comme la mégère qui recherche les grattées de lapins sur les pentes sèches qu’elle habite. Le cuivré commun évoqué ci-dessus à propos de ses chenilles ne déroge pas à cette règle comme le décrit très bien T. Lafranchis (voir Bibliographie) :

« Le mâle défend un territoire qui inclut un « solarium » de terrain nu où il se réchauffe les ailes ouvertes à 90°, tournant sur lui-même quand il vient de se poser jusqu’à trouver le meilleur angle pour recevoir les rayons du soleil. Il poursuit d’un vol très rapide les petits papillons qui traversent sa chasse gardée. »

Clairement donc les taupinières constituent des microhabitats essentiels dans la vie de nombreuses espèces de papillons de jour ; les taupes méritent donc doublement leur titre d’ingénieur écologique (voir l’autre chronique) et probablement que cet effet s’applique à d’autres groupes auxquels on ne pense pas forcément comme les microarthropodes de la faune du sol ou les orthoptères pour les sites de ponte. 

BIBLIOGRAPHIE 

La vie des papillons.T. Lafranchis et al. 2015. Ed. DIATHEO

The role of a mound-building ecosystem engineer for a grassland butterfly.Merle Streitberger• Stefan Rose • Gabriel Hermann • Thomas Fartmann.  J Insect Conserv
. 2014

Molehills as important larval habitats for the grizzled skipper, Pyrgus malvae (Lepidoptera: Hesperiidae), in calcareous grasslands. MERLE STREITBERGER and THOMAS FARTMANN Eur. J. Entomol. 110(4): 643–648, 2013 

Landform resources for territorial nettle–feeding Nymphalid butterflies: biases at different spatial scales. R. L. H. Dennis Animal Biodiversity and Conservation 27.2 (2004)