Entomophtora muscae

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Mouche domestique momifiée et ayant libéré son halo de spores blanches depuis les petits organes blancs sortis entre les segments de l’abdomen (conidiophores)

Le champignon Entomophtora muscae parasite les mouches et provoque une maladie mortelle qui les « momifient » ; du cadavre figé s’échappe ensuite un halo blanc de spores qui peuvent contaminer d’autres mouches. Les détails du cycle de vie de ce champignon entomophage ont été présentés dans la chronique « Le champignon mangeur de mouches ». Ici, nous allons nous intéresser aux liens étranges qui unissent les mouches et ce champignon tueur.

Des mouches et des champignons

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Petite espèce de syrphe, diptère de la famille des Syrphidés : Melanostoma sp.

Si la mouche domestique est l’espèce la plus citée comme victime, c’est parce qu’elle est une des plus communes et très proche de nous (trop !) si bien que les infections sur cette espèce restent les plus visibles ; pour autant, on peut aussi l’observer sur de nombreuses autres espèces appartenant à des familles différentes. Ainsi, les syrphes, ces mouches colorées qui se reconnaissent à leur habitude de faire du vol sur place (hoverfly des anglais) subissent aussi des attaques régulières de ce parasite aussi bien sur de petites que des grandes espèces : les Melanostoma, très communes et souvent en populations denses là où elles trouvent du miellat, en sont régulièrement victimes.

Une telle gamme d’hôtes aussi disparate laisse penser que la réalité doit être plus complexe. En fait, l’espèce E. muscae a été décrite en 1855 sur la mouche domestique et, par la suite, on a appliqué ce nom à tous les champignons de même apparence s’attaquant à d’autres mouches. Des analyses cytologiques plus approfondies (contenu et nombre de noyaux) ont ainsi révélé à partir des années 1980 l’existence d’au moins six espèces réunies sous le nom collectif de E. muscae sensu lato, autrement dit un complexe d’espèces cryptiques (1). Certaines se distinguent par des spores un peu différentes mais d’autres sont indiscernables morphologiquement et il faut recourir aux analyses génétiques pour les différencier. L’une d’elles au moins, E. scatophagae serait spécifique de la mouche du fumier (plus prosaïquement connue sous le vocable de « mouche à merde »), très fréquente à la campagne sur les bouses de vache. Les syrphes mentionnés ci-dessus sont parasités par E. grandis et E. syrphi.

Une posture favorable

Comme la majorité des parasites, au cours de la longue coévolution hôte/parasite, des relations complexes se sont mises en place entre les protagonistes notamment à propos de l’étape clé de la transmission.

Nous avons vu (voir l’autre chronique) que les mouches infectées adoptaient un comportement particulier qui consiste à monter le plus haut possible sur une tige ou un support quand elles agonisent avant de se figer dans une posture étrange : trompe étirée et collée ; pattes étendues, abdomen redressé et ailes relevées au-dessus du thorax. Des enregistrements vidéo de mouches « en phase terminale » (2) montrent que le comportement final est très stéréotypé avec toujours la même séquence chronologique selon un timing régulier: arrêt des mouvements des pattes ; extension de la trompe ; relèvement des ailes ; arrêt du mouvement des ailes. En plus, une majorité de mouches se figent en fin de journée, dans les cinq dernières heures avant la tombée de la nuit. Tout semble donc indiquer l’existence d’une sorte d’horloge biologique probablement pilotée par le parasite qui a investi tout le corps de la mouche, dont le cerveau (à partir duquel il sort par la trompe pour la fixation).

Le soulèvement de l’abdomen et des ailes favorise forcément la dispersion des spores projetées de manière explosive ; si l’abdomen restait proche du support, une majorité de spores atterrirait sur le support et s’y collerait aussitôt, les rendant indisponibles ensuite. Ces indices orientent donc vers une certaine manipulation du comportement des mouches par le parasite, en sa faveur. Attention, ce terme de manipulation ne signifie aucunement qu’il y ait un calcul ou une intention ; il s’agit « simplement » du résultat d’un processus évolutif sous la pression sélective sévère.

Leurrer les mâles : facile !

Mais pour que la projection des spores aboutisse à une infection, encore faut-il que celles-ci atterrissent sur une autre mouche ! Une étude remarquable par ses expérimentations (3) a étudié ce point clé à partir d’observations surprenantes de mâles de mouches en train de parader et de tenter de s’accoupler avec … des cadavres de femelles infectées ! Ce faisant, ils ont de très fortes chances de récolter des spores sur leur cuticule et d’être infectés à leur tour. Des test avec des cadavres de mouches infectées versus non infectées montrent que dans 80 à 100% des cas, les mâles se dirigent vers les femelles mortes infectées. J’entends déjà certains esprits (féminins ?) dire que c’est logique, les mâles n’étant pas bien futés mais il doit y avoir une cause plus scientifique à cette attraction fatale.

Outre la posture raide, la mort s’accompagne d’un gonflement significatif (évalué à près de 30%) de l’abdomen distendu et devenant blanchâtre (voir l’autre chronique) ; or, on sait que chez les mouches, lors des parades, la taille de l’abdomen des femelles constitue un signal visuel fort : un gros abdomen signifie beaucoup d’ovules à féconder et donc une meilleure chance d’avoir une descendance si on réussit à s’accoupler. Autrement dit, le champignon détournerait le comportement sexuel stéréotypé des mouches à son avantage.

Expérimentalement, si on met côte à côte des mouches infectées et non infectées avec des abdomens de même taille, on constate que, malgré tout, les mâles continuent à aller préférentiellement vers les femelles infectées. Donc, outre la taille volumineuse de l’abdomen, il doit exister un autre signal.

Un signal chimique ?

On sait que les femelles de mouches domestiques émettent des phéromones sexuelles volatiles (comme une majorité d’insectes) pour attirer les mâles dont le composant principal est une substance appelée (Z)-9- tricosène. On pourrait donc penser que l’attraction se ferait par ce canal chimique. Dans une étude (4) sur l’analyse de ces phéromones chez des mouches infectées, il a été montré que les jeunes femelles (7 jours) infectées en produisaient moins et que chez les mouches plus âgées (18 jours), le taux ne changeait pas suite à l’infection. Donc, ce n’est pas en faisant augmenter la phéromone principale que le champignon réussit à attirer les mâles ; mais, comme en plus de cette phéromone principale, il existe tout un cocktail d’autres substances (n-tricosane ; n-pen-tacosane ; …), peut-être le levier se situe t’il sur l’une d’entre elles ?

Si la transmission des spores ne se faisait qu’au hasard, le champignon aurait bien peu de chances de survivre même à moyen terme en tant qu’espèce et on comprend mal comment il pourrait resurgir presque chaque année et provoquer des épidémies parfois de grande ampleur. Par contre, dans la course évolutive aux armements entre parasite et parasité, il semble surprenant que du côté des mouches la pression sélective n’ait pas favorisé de nouveaux comportements évitant la contamination. Comme le champignon ne se développe que tard en saison et que sous des conditions de densité et de climat particulières, la persistance du comportement des mâles (avantageux dans le cadre de la reproduction « normale ») ne représente sans doute pas un handicap majeur pour le succès reproductif ?

Encore plus manipulée

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Mouche jaune du fumier (Scatophaga stercoraria), associée aux troupeaux de bétail à la campagne.

Nous avons vu (premier paragraphe) que dans le complexe d’espèces, l’une d’entre elles s’attaquait spécifiquement à la mouche du fumier. L’observation fine des comportements de cette espèce sur le terrain (5) a montré que, dans son cas, la manipulation par le champignon était encore plus sophistiquée.

Une mouche du fumier infectée adopte une posture très particulière si on la compare avec son attitude ordinaire quand elle est saine. Les mouches infectées se fixent sous les feuilles au sommet de grandes plantes alors que les mouches saines ne se posent que sur la face supérieure des feuilles basses : elles ont donc toutes les chances de recevoir des spores lors de leur éjection des mouches infectées placées au-dessus ! La position sous la feuille abrite le champignon de la pluie et le maintient sous une atmosphère plus humide ; en plus, contrairement au cas de la mouche domestique, la mouche du fumier infectée n’est pas fixée par des rhizoïdes au support et risque de se détacher plus facilement !

Les mouches infectées s’orientent la tête vers l’intérieur de la plante et le plus souvent du côté au vent alors que les mouches saines se tournent vers l’extérieur (pour défendre leur territoire, voir venir les prédateurs et surveiller leurs proies ou les allées et venues des femelles) et sans préférence par rapport au vent. Cette tendance surprenante a été mise en évidence sur deux sites différents avec des régimes de vents différents.

Voilà donc un bel exemple de manipulation complexe d’un hôte par un parasite ; pour sidérant qu’il puisse paraître, il n’est pas extraordinaire car on connait beaucoup d’autres exemples chez des parasites mais entre espèces animales : ainsi, par exemple, la larve métacercaire de la petite douve infecte une fourmi et s’installe près du cerveau ; la fourmi parasitée monte sur une herbe et s’accroche au sommet par ses mandibules (comportement inhabituel) ce qui augmente fortement les chances qu’elle soit avalée par un mouton qui broute ; celui-ci sera ainsi contaminé (cycle avec deux hôtes). L’exemple exposé ici est un des rares cas connus de manipulation champignon/animal. Mais, n’oublions pas non plus que les champignons sont les plus proches parents des animaux (Métazoaires) !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Value of host range, morphological, and genetic characteristics within the Entomophthora muscae species complex. Annette Bruun JENSEN, Lene THOMSEN, Jørgen EILENBERG. Mycological research 110 (2006) 941–950
  2. Behavioral effects of the entomopathogenic fungus, Entomophthora muscae on its host Musca domestica: Postural changes in dying hosts and gated pattern of mortality. S.B. Krasnoff , D.W. Watson , D.M. Gibson, E.C. Kwan. Journal of Insect Physiology. Volume 41, Issue 10, October 1995, Pages 895-90
  3. A fungus infecting domestic flies manipulates sexual behaviour of its host. Anders Pape Moller. Behav. Ecol Sociobiol(1993) 33:403-407
  4. Effect of the entomopathogenic fungus, Entomophthora muscae (Zygomycetes: Entomophthoraceae), on sex pheromone and other cuticular hydrocarbons of the house fly, Musca domestica. Ludek Zurek, D. Wes Watson, Stuart B. Krasnoff, and Coby Schal. Journal of Invertebrate Pathology 80 (2002) 171–176
  5. A Parasitic Fungus Infecting Yellow Dungflies Manipulates Host Perching Behaviour. D. P. Maitland
. Proceedings: Biological Sciences, Vol. 258, No. 1352 (Nov. 22, 1994), pp. 187-193.