Epacromius tergestinus

Mâle de criquet des salines dans son décor végétal de pré salé

Observer le criquet des salines reste un privilège car cette espèce se mérite à plusieurs titres. D’abord, il s’agit d’une espèce rare localisée sur le littoral atlantique entre l’estuaire de la Loire et le bassin d’Arcachon ; ensuite, il habite un milieu très spécifique, les prés salés ou marais salants où il semble en déclin, ce qui en fait une espèce patrimoniale remarquable de notre faune. Enfin, problème récurrent avec la plupart des criquets, il faut savoir le reconnaître et le distinguer d’autres espèces habitant les mêmes milieux (même si elles sont très peu nombreuses) ce qui le réserve en pratique aux naturalistes passionnés de criquets et sauterelles (orthoptéristes). Son étude a révélé récemment des traits de vie surprenants liés à son milieu de vie très contraignant, soumis aux effets du sel, du vent, de la vase et aux allées et venues quotidiennes des marées. Découvrons donc ce criquet surprenant et méconnu.

Wanted

Son apparence générale reste assez banale ; c’est un criquet (antennes courtes par rapport aux sauterelles aux antennes longues) de taille moyenne (20mm pour les mâles et 30mm pour les femelles), avec des ailes supérieures (élytres ou tegminas) bien développées recouvrant au repos la totalité de l’abdomen, finement tachées et dépourvues de bandes ou de taches sombres. Les mâles, plus petits donc, affichent une coloration brun grisâtre terne avec les « cuisses » des pattes postérieures (celles servant à sauter) marquées de taches brunes et des genoux noirs ; les « jambes » ne portent jamais de rouge. Les femelles plus grandes et fortes existent sous deux formes colorées distinctes (morphes) : brun-gris comme les mâles ou presque entièrement vert clair. Cette variabilité n’a rien d’exceptionnel chez des criquets (voir le cas de l’oedipode turquoise). D’un site à l’autre, la proportion des deux morphes colorés varie beaucoup : à Moëze, sur le continent en face l’île d’Oléron, la forme verte prédomine à 90% alors que sur l’île même, c’est la forme brune.

Ce portrait seul peut laisser l’impression que « c’est facile de le reconnaître ». Sauf que chez les criquets, rien n’est simple et les espèces se ressemblent beaucoup entre elles surtout compte tenu de leurs variations respectives. Dans son milieu ou plutôt en bordure, il côtoie (de loin car les deux espèces semblent s’exclure mutuellement sur le terrain) une autre espèce bien plus répandue, l’oedipode émeraudine (Aiolopus thalassinus) qui fréquente divers milieux humides dont ceux du littoral et est coutumière de déplacements à grande échelle. Elle aussi possède des pattes tachées de sombre et les mâles notamment peuvent être confondus ; ils se démarquent par la présence de bandes sombres sur les élytres. Le détail le plus fiable (mais il faut le tenir en mai et donc l’avoir capturé), ce sont deux petites dépressions enfoncées dans la carapace juste au dessus des antennes, les fovéoles : elles sont triangulaires chez le criquet des salines et trapézoïdales chez l’oedipode émeraudine ! On vous disait bien que çà se méritait d’identifier ce criquet !

Hôte du schorre

Paysage de pré salé habité par le criquet des salines ; au premier plan, le sentier qui longe la dune et au fond le chenal de la rivière qui rejoint la mer à cet endroit

Pour découvrir notre criquet, il importe de bien connaître son milieu de vie très précis en dehors duquel on n’a pratiquement aucune chance de le trouver (hormis quelques individus erratiques mais ce n’est pas dans ses habitudes !). Il habite donc ce qu’on appelle en jargon scientifique le schorre (ou pré-salé en terme populaire !), la partie haute des vasières maritimes installées dans les estuaires et les baies du littoral, colonisée par une végétation herbacée et arbustive basse de plantes dites halophytes (supportant la présence du sel) telles que les salicornes, les soudes, les obiones, les saladelles ou lavandes de mer et l’aster maritime (voir la chronique sur cette espèce). Cette zone est parcourue régulièrement par les marées mais compte tenu de sa situation en « hauteur » (toute relative !) ne se trouve complètement submergée que quelques jours par an lors des grandes marées d’équinoxe avec les plus forts coefficients. Il ne faut pas confondre avec la partie basse de la vasière presque nue (ou avec des plaques éparses de végétation), la slikke recouverte pratiquement à toutes les marées.

On peut le rencontrer plus rarement dans d’anciennes salines ou d’anciens parcs ostréicoles mais il s’agit soit d’individus égarés, soit de milieux qui subissent même de manière atténuée l’influence des marées. D’emblée, on comprend que de tels milieux ne sont pas présents tout le long du littoral, loin s’en faut et qu’ils subissent depuis plusieurs décennies les assauts des aménageurs et de l’urbanisation galopante sans parler des endiguements suite aux dernières grandes tempêtes qui coupent la circulation indispensable des marées. L’avenir du criquet des salines semble donc plutôt assombri si on ne prend pas plus en compte la biodiversité dans les choix d’aménagements.

Cycle court

Les adultes apparaissent début juillet et disparaissent fin septembre mais ceci est quasiment une norme chez une majorité de criquets. Ils se nourrissent des plantes du pré salé avec une préférence pour les lavandes de mer et les asters maritimes mais aussi diverses salicornes et des graminées comme les puccinellies. Ils évitent en général les peuplements avec une seule espèce végétale comme les herbiers à obione qui dominent parfois ces milieux et recherchent des peuplements en mosaïques avec de la diversité de des plages de vase nue. Celles ci servent à la fois de stations pour se réchauffer au soleil mais aussi de sites de reproduction.

Deux types d’accouplements ont été notés lors d’une étude sur le marais de Moëze (3) : de très brefs accouplements sur des plages de vase dégagées à l’occasion d’interactions entre plusieurs individus ; des accouplements longs où le couple se déplace en tandem, avec le mâle nettement plus petit souvent « traîné » par la femelle.

Les femelles pondent dans la vase nue en creusant avec leur abdomen (doté de deux valves au bout) qui s’enfonce ainsi ; le criquet ne ressort son abdomen qu’au bout de 25 minutes, laissant apparaître un peu de mousse rosée qui durcit ; elle lie les œufs entre eux formant une oothèque. Ensuite pendant dix minutes, elle tasse de la terre molle pour cacher l’ouverture du trou. Chaque ponte contient 18 à 33 œufs collés entre eux. Ces pontes vont donc passer tout l’automne et l’hiver, dans la vase régulièrement submergée par les marées, lesquelles doivent ainsi assurer le maintien d’une certaine hydratation nécessaire au développement ! L’éclosion a lieu durant le printemps et donnent des jeunes larves qui vont se transformer progressivement en adultes.

Et on s’accroche …

Comme il se nourrit le plus souvent dans la zone la plus basse du schorre, à la limite avec la slikke, son terrain de nourrissage se trouve régulièrement inondé par les marées même de coefficients modestes. On pourrait penser qu’à marée montante les criquets s’envolent pour rester au sec car ils volent très bien. En fait, leur comportement est bien différent : devant le flux montant, au lieu de fuir, ils se déplacent vaguement à pied ou bien grimpent aux arbustes présents comme les buissons de soude vraie qui leur servent de zones refuges le temps de la marée haute. La présence de tels buissons semble capitale dans le choix de ses milieux de vie et explique qu’il est loin d’être présent sur toute la surface d’un pré salé donné.

Lors des marées de vives eaux qui submergent tout y compris les grandes soudes plusieurs heures par jour pendant trois jours, il a été observé alors un comportement sidérant : les criquets grimpent un peu sur ces soudes et … se laissent submerger entièrement sans bouger ! Ils vont rester ainsi plusieurs heures sous l’eau : peut-être entrent-ils alors dans un état physiologique de coma sans oxygène comme cela a été démontré au moins chez une espèce d’araignée (Arctosa fulvolineata) qui habite les mêmes milieux (4) et est régulièrement inondée.

Une fois la marée redescendue, les criquets sèchent et reprennent progressivement leur activité comme si de rien n’était. Ce comportement est confirmé par des expériences d’adultes maintenus dans des bouteilles d’eau de mer et par le fait que lors des grandes marées, on ne trouve aucun individu réfugié sur les digues avoisinantes qu’il leur serait facile de rallier en vol.

Economie d’énergie

Mais pourquoi un tel comportement  aussi passif ? Ce criquet ne peut se nourrir qu’une partie de la journée, quand son milieu est exondé à marée basse ; il dispose de ce fait de moins de temps pour se nourrir. Il compense donc par des économies d’énergie en évitant de se déplacer à chaque marée. De plus, cela le met sans doute à l’abri des prédateurs terrestres (dont des oiseaux comme les limicoles : courlis, barges, …). On observe par ailleurs que même à sec, ces criquets restent très calmes, semblant « vivre au ralenti (2) ; il y a peu de frictions entre individus au moment des accouplements et quand ils sont dérangés, ils marchent ou volent sur de courtes distances. Rien à voir par exemple avec sa cousine, l’oedipode émeraudine qui effectue de longs vols à la moindre alerte et fuit devant la marée si elle se trouve dans une zone concernée !

Face au photographe, le criquet des salines préfère jouer à cache-cache que de s’enfuir en vol ; ou bien il cherche à se faufiler dans la végétation souvent dense

Tout ceci permet au criquet des salines d’éviter la compétition avec d’autres espèces incapables elles de se maintenir dans ce milieu aussi contraignant. Il compense en s’exposant le plus possible sur la vase nue pour se réchauffer pendant les phases exondées. La qualité nutritive des plantes consommées doit aussi jouer un rôle important dans sa survie ; on sait que les prés salés sont de remarquables herbages pour produire de savoureux agneaux ! Ces exigences et ces difficultés n’empêchent pas localement la présence de populations bien fournies : sur les 21 hectares du marais de Moëze (4) la population é été estimée à plus de 15 000 individus au cœur de l’été (vers début août, pic d’abondance).

Un frère montagnard

Dernière surprise avec cette espèce : au cœur des Alpes, on retrouve ce criquet sous une forme extrêmement proche qui ne diffère du criquet des salines que par des détails infimes (en dehors du milieu de vie !) dont la longueur relative des ailes par rapport à l’abdomen. On considère qu’il s’agit d’une sous-espèce (E. tergestinus subsp. ponticus), complétement séparée géographiquement et écologiquement de la sous-espèce type littorale (E. tergestinus subsp. tergestinus). Cette variante montagnarde habite les vastes grèves sableuses le long des grands cours d’eau des vallées alpines caractérisées par un lit très large avec des tresses et des chenaux dont celles de la Durance vers le barrage de Serre-Ponçon (1). Très menacé par les aménagements des cours d’eau, ce criquet des torrents se retrouve dans l’arc alpin en Suisse, Italie, Allemagne jusqu’en Autriche. Il partage avec le criquet des salines la vie dans un milieu très contraignant submergé une partie de l’année (crues hivernales).

Pourquoi ne considère t’on pas qu’il s’agit d’une espèce à part ? La raison tient à la répartition du criquet des salines présent donc en France (surtout en Vendée et Charente-Maritime) mais aussi dans le nord de l’Adriatique (l’épithète latin tergestinus vient de Trieste, la localité type) et sur la côte roumaine de la Mer noire ! On ne peut qu’être interloqué devant une répartition aussi « éclatée » et tout ceci laisse supposer que l’espèce devait avoir une répartition bien plus vaste qui aurait été fractionnée par les glaciations quaternaires, les populations littorales se spécialisant dans l’exploitation des prés salés. Mais ceci n’est qu’un scénario hypothétique !

Il n’en reste pas moins que ce criquet des salines a décidément de quoi surprendre sous sa tenue terne et passe-partout et son comportement zen !

Toutes les photos de cette chronique ont été prises en Vendée dans les environs de Jard-sur-Mer (estuaire du Payré et marais du Plumat).

BIBLIOGRAPHIE

  1. Faune de France 97 : Criquets de France (Orthoptera, Caelifera). Vol.1 ; fascicule b ; B. Defaut ; D. Morichon. Fédération Française des Sociétés de Sciences Naturelles. 2015
  2. Orthoptères et milieux littoraux. Influence de la gestion des habitats herbacés sur les ressources trophiques et enjeux pour la biodiversité. J. Barataud. BTS Gestion des Espaces Naturels Session 2003 – 2005
  3. Contribution à la connaissance de l’écologie d’Epacromius tergestinus tergestinus (Charpentier, 1825), le criquet des salines, sur les prés salés de la Réserve naturelle de Moëze-Oléron. Frédéric Robin , Émilie Bergue & Vincent Lelong. LIGUE POUR LA PROTECTION DES OISEAUX
  4. Hypoxic coma as a strategy to survive inundation
in a salt-marsh 
inhabiting spider. Julien Petillon, William Montaigne and David Renault. Biol. Lett. 5, 442–445 (2009)

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la flore des prés salés
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