Meles meles

Au cours des dernières décennies, on a progressivement pris conscience de l’importance  des micro-perturbations (à toute petite échelle) dans les écosystèmes : par leur nombre souvent élevé et leur permanence, elles peuvent avoir un impact non négligeable sur la composition des communautés animales et végétales ainsi que sur le fonctionnement des écosystèmes concernés. Dans une autre chronique, nous avons abordé l’exemple des taupinières dans les prairies et leur impact sur la reproduction de certaines espèces de papillons de jour. Elles entrent dans une catégorie de perturbations au nom improbable : la biopédoturbation, autrement dit le retournement (turbation) du sol (pédo)  par des êtres vivants (bio) ! De nombreux organismes participent à ce processus en retournant le sol pour y chercher leur nourriture ou en creusant des terriers pour s’y abriter et/ou s’y reproduire. On pense bien sûr aux vers de terre (voir la chronique sur les lombrics dans les cimetières) ou aux sangliers qui retournent le sol (boutis) ou aux petits rongeurs et leurs galeries. Mais on oublie presque toujours dans ce groupe les carnivores de taille moyenne qui creusent des terriers : il est vrai qu’ils sont relativement peu nombreux et très dispersés dans les paysages, n’agissant qu’à une échelle hyper ponctuelle. C’est le cas du blaireau, le plus gros de nos mustélidés terrestres que nous allons étudier ici à travers son impact sur le milieu forestier où il pratique son activité de fouissage. Nous le comparerons par ailleurs avec son compère le renard, l’autre terrassier des milieux boisés.

Blaireau(x) 

Pour le zoologiste, si à l’échelle mondiale les sept espèces de blaireaux (badgers en anglais) se classent bien dans la même famille des Mustélidés qui inclut par ailleurs les belettes, hermines, visons, fouines, martres ou loutres, elles correspondent en fait à trois lignées différente. Le mot blaireau désigne en fait une forme écologique (écomorphe) de mustélidé fouisseur qui a évolué à plusieurs reprises de manière indépendante donnant quatre sous-familles au sein des Mustélidés : les  Mélinés avec notre blaireau européen (Meles meles) et le blaireau-cochon à gorge blanche asiatique (Arctonyx) ; les Mellivorinés avec le ratel ou zorille africain (Mellivora) célèbre pour son association avec une espèce oiseau, un indicateur, pour la recherche des ruchers sauvages qu’il exploite ; les Taxidiinés avec le blaireau américain (Taxidea) typique de la Grande Prairie nord-américaine (ce qu’il en reste !) qui ressemble au blaireau européen mais en est en fait bien différent ; enfin les Hellictidinés avec les trois espèces asiatiques de blaireaux-furets (ce dernier étant un mustélidé aussi) (Melogale). Tous partagent à des degrés divers le même mode de vie fouisseur, i.e. la capacité à creuser le sol pour y installer des terriers, lieux de vie, ce qui explique la convergence de leur aspect extérieur. 

Comme tous les animaux fouisseurs, leur squelette possède un ensemble de caractéristiques propres dont  : une large omoplate sur laquelle se fixent de puissants muscles, un humérus robuste, un radius raccourci et des os des mains (carpe, métacarpes et phalanges) trapus, pourvus de longues griffes qui permettent de creuser un sol compact. Tout ceci conduit à un développement plus prononcé des membres antérieurs impliqués. 

Tanière 

Le blaireau européen (que nous appellerons maintenant blaireau tout court) vit en groupes sociaux assez importants qui logent dans une véritable citadelle de galeries, la tanière. Même si ce terme s’emploie pour de nombreuses bêtes sauvages dont les ours, ce mot est historiquement lié au blaireau. En effet, d’après le Robert, tanière apparaît au 16ème à partir de l’ancien français taisnière usité au début du 12ème siècle et dérivé du nom ancien du blaireau : taisson (toujours utilisé localement). Ce dernier provient du bas latin taxo ou taxonis (5èmesiècle) d’origine germanique, ce qui explique le nom latin du blaireau américain Taxidea. Le Robert ajoute : « le mot tesson est resté dans des noms de lieudits comme Tessonnière ou Tissonnière ». 

Le hameau de Tissonnières sur la commune de Teilhède (63) non loin de ma commune de résidence se situe sur le vallon du ruisseau des Fourneaux où se trouvent plusieurs belles tanières de blaireaux !

Cette tanière est occupée une bonne partie de l’année et sert à se reposer, à dormir une partie de l’hiver et à s’y reproduire en y élevant les petits. Elle se compose d’un réseau complexe de tunnels et de chambres descendant souvent à plusieurs mètres sous terre, élargies année après année, régulièrement nettoyées. Plusieurs entrées ou bouches y donnent accès, marquées chacune par un tas de déblai en contrebas et une gouttière creusée lors des sorties de matériaux. L’ensemble peut être utilisé pendant des décennies, voire des siècles. Souvent situé en haut d’une pente boisée, il finit par former un grand monticule qui se stabilise et devient ainsi un véritable relief naturel. En Angleterre, sur un site boisé très étudié couvrant 420 hectares, on a évalué la quantité de terre déplacée lors de l’excavation de 64 tanières entre 300 et 600m3, soit un taux annuel de 7 à 20m3 de terre remuée ! Ces chiffres soulignent bien l’importance a priori de ces travaux de terrassement compte tenu de leur quasi-permanence … tout au moins tant que des « chasseurs-protecteurs de la nature » n’interviennent pas pour détruire ces animaux, un véritable scandale écologique. 

A ces activités de terrassier, il faut ajouter un second aspect qui concerne « l’hygiène » du blaireau et impacte aussi l’environnement immédiat. Il sort régulièrement de sa tanière des amas de paille sèche qu’il renouvelle. Pour ses besoins naturels, il tend à les déposer non loin de sa tanière ce qui sert aussi de marquage de territoire : l’urine et surtout les excréments abondants qu’il dépose soigneusement dans des trous peu profonds creusés dans le sol, des latrines très typiques. Elles peuvent aussi se trouver plus loin des tanières, le long des pistes au sol piétiné que le blaireau parcourt méthodiquement chaque nuit, en rayonnant assez loin de sa tanière : encore une autre forme de micro-perturbation ! 

Préférences 

Des chercheurs polonais ont suivi sur deux années des tanières de blaireaux dans des boisements mixtes de pins et de feuillus ou des pinèdes pures ainsi que des terriers de renards pour comparaison, dans un immense complexe forestier la forêt de Kampinos. Il ressort de cette étude que les blaireaux préfèrent installer leurs tanières sur des sites forestiers avec des sols plus fertiles supportant une diversité en arbres, arbustes et plantes herbacées assez élevée. Cette préférence peut s’expliquer par le lien avec la recherche de nourriture qui se compose de nombreux insectes et vers vivant pour la plupart sous la litière de feuilles mortes des bois de feuillus ; vu que les blaireaux rayonnent pratiquement toute l’année depuis leur tanière, ils recherchent donc des sites où ils vont pouvoir trouver leur pitance depuis leur « maison ». 

Excrément de blaireau truffé de restes de scarabées

Il faut ajouter aussi des besoins spécifiques quant à la nature du sol pour y creuser leur tanière de grande taille prévue pour durer dans le temps : ils ont donc besoin de sols riches en argile et limon plus compacts et cohérents que des sols sableux par exemple. 

Renard à la chasse aux rongeurs sur une prairie récemment fauchée

Les renards s’avèrent moins liés à ce genre de sites pour deux raisons opposées : ils chassent surtout des rongeurs hors des bois et la fertilité des sols forestiers leur importe donc peu ; de plus, ils changent régulièrement de terriers, qu’ils n’occupent qu’une partie de l’année seulement et sont de moindre taille : ils n’ont donc pas spécialement besoin de sols compacts. Notons que parfois, les deux espèces cohabitent sur un même site amis il s’agit alors plutôt d’une occupation transitoire des renards sur une partie de la tanière des blaireaux. 

Impact sur les sols 

Le sol profond est ramené en surface par dessus le sol originel

Dans cette étude polonaise, la composition des sols autour des tanières/terriers a été comparée avec celle de l’environnement forestier dans lequel elles s’insèrent. Elle a mis en évidence plusieurs transformations du sol induites par le terrassement des blaireaux. Le pH du sol remué des tanières est plus élevé (moins acide ou plus alcalin) que celui des sols environnants : naturellement, dans de telles forêts mixtes avec des résineux, l’accumulation de litière en surface qui se décompose plus les secrétions des racines (exsudats) conduit à une acidification en surface (pH bas) pendant que le lessivage par l’infiltration de l’eau de pluie entraîne les ions alcalins en profondeur. En déplaçant en surface de grosses quantités de terre extirpée des couches profondes plus alcalines, les blaireaux renversent ce processus naturel : la terre remuée est plus riche en minéraux tels que calcium, potassium et magnésium, favorables à la nutrition d’une plus large gamme d’espèces végétales. 

Cette élévation superficielle induite du pH entraîne une plus forte disponibilité d’un élément minéral clé de la nutrition végétale : le phosphore. celle-ci atteint son maximum pour des pH peu acides à neutres entre 5,5 et 7. En deçà (sols très acides), le phosphore se lie avec l’aluminium et les phosphates de fer devenant indisponible pour les plantes ; au delà de cette fourchette, il s’associe aux phosphates calciques. Le travail des blaireaux génère un pH optimal pour la disponibilité du phosphore. 

Par contre, le retournement des couches opéré conduit à une baisse en surface des quantités de matière organique qui naturellement s’y accumule : azote et carbone deviennent moins disponibles dans la terre remuée autour des tanières. 

Paysagiste  

En modifiant la nature chimique du sol (voir ci-dessus) et en le perturbant, mettant du sol à nu et exposé brutalement à la lumière, les blaireaux modifient les communautés végétales installées au niveau des sites choisis pour installer leurs tanières. Ici, on note l’installation de plantes typiques des terres remuées, milieu très transitoire qu’elles savent exploiter très rapidement profitant de l’absence temporaire de compétition (terre nue) : la chélidoine, la grande ortie, la laitue des murailles et la benoîte urbaine. Les graines de ces plantes ne peuvent germer dans la litière épaisse et ombragée du sous-bois : elles ont besoin de telles micro-perturbations les exposant à la lumière pour germer très vite et s’installer. De plus, sur les sites étudiés, certains arbustes comme les bourdaines, communes en sous-bois se trouvent éliminées ce qui diminue encore plus la compétition pour la colonisation. 

Comme pratiquement toutes ces plantes dites « fugitives » sont aussi des rudérales nitrophiles, recherchant des sols riches en éléments nutritifs dont l’azote, on a longtemps avancé que leur apparition autour des tanières était liée aux déjections déposées par les blaireaux. Or, on a vu que le sol des tanières était au contraire appauvri en azote (voir ci-dessus) ; de plus, autour des latrines loin des tanières, on ne trouve pas de telles plantes nitrophiles : elles sont donc bien plus sensibles au retournement de la terre qu’à une supposée fertilisation par les déjections. Elles profitent par contre des quantités accrues de calcium, magnésium et potassium remontées des profondeurs. Ainsi les blaireaux créent des ilots différenciés dispersés au sein des massifs forestiers, assurant le maintien d’une hétérogénéité et de la diversité floristique. Ceci n’est pas sans rappeler l’impact à très long terme observé dans certaines vieilles forêts qui ont connu des implantations agricoles il y a plus de mille ans : voir la chronique sur la forêt de Tronçais

Effet mousse 

La même équipe de chercheurs polonais a réalisé plus récemment une seconde étude sur les mêmes sites en se concentrant sur les mousses, grandes oubliées de la biodiversité végétale.  Or, un certain nombre d’espèces de mousses dépendent pour leur implantation de perturbations du sol avec exposition à la lumière : elles doivent attendre le déracinement d’un arbre (chablis) suite à une tempête par exemple pour s’installer et se maintenir quelques années avant que la végétation ligneuse ne reprenne le dessus. Pour ces espèces dépendantes des perturbations, les tanières de blaireaux devraient constituer des bons refuges ? L’étude confirme cette supposition en analysant la diversité des mousses dans un rayon de 5-6m autour des tanières comparativement à des sites proches hors tanière : sur 55 espèces recensées, 26 n’ont été trouvées que sur les tanières avec une surreprésentation des espèces épiphytes croissant sur les écorces d’arbustes tels que des sureaux poussant sur les tanières (voir ci-dessous). Les blaireaux participent donc, « à l’insu de leur plein gré », au maintien d’une importante diversité floristique, surtout dans les massif forestiers exploités où le perturbations naturelles autres sont souvent gommées ou bloquées. 

Disperseur 

Les blaireaux ont un autre impact indirect sur la flore comme transporteurs de graines. En été et automne notamment, ils consomment des quantités importantes de fruits charnus dont les graines (noyaux, pépins) se retrouvent intactes dans les déjections déposées dans les latrines : ils participent donc l’endozoochorie, le transport « dans » les animaux (voir la chronique sur ce thème) et de manière biaisée puisque celles-ci sont souvent près des tanières.

Effectivement, les chercheurs polonais ont constaté une plus grande diversité des arbustes à fruits charnus autour et sur les tanières avec deux espèces dominantes : le sureau noir et le prunier myrobolan. Pour le second, on observe effectivement les gros noyaux de ces prunes dans les latrines confirmant donc le rôle direct des blaireaux ; par contre, pour le sureau, on ne trouve guère de pépins dans les latrines (fruits inaccessibles aux blaireaux et ne tombant guère au sol) ce qui laisse imaginer l’intervention d’oiseaux frugivores venant se poser à proximité de la tanière, un site différent d’aspect du reste de l’environnement.

Pour les poiriers sauvages, leur abondance ne diffère pas entre sites avec ou sans tanières alors qu’ils sont consommés par les blaireaux : soit ils déposent leurs déjections dans un large rayon par rapport à la tanière, soit les poiriers sont moins dépendants que les sureaux ou pruniers de la présence de terre remuée pour germer. 

Une autre forme de transport, non étudiée ici, pourrait être invoquée : le transport « sur » l’animal ou exozoochorie (voir la chronique sur ce thème), a priori facile vu la toison dense de cet animal. Ainsi, la benoîte urbaine citée ci-dessus comme espèce colonisatrice des tanières pourrait être véhiculée lors des allées et venues des blaireaux. De plus, à la manière des sangliers (voir la chronique sur ce sujet), le blaireau se frotte souvent sur des troncs d’arbres près de sa tanière : à cette occasion, les graines accrochées peuvent être détachées et atterrir sur le sol remué. 

Finalement, les blaireaux méritent bien leur titre d’ingénieurs de l’écosystème forestier qu’ils occupent avec leurs tanières : une raison supplémentaire, s’il en était besoin, de cesser enfin leur destruction imbécile et révoltante qui se poursuit, nonobstant tous les grands et beaux discours sur la sauvegarde de la biodiversité. « Rendez notre nature grande à nouveau » pour paraphraser une sentence ronflante récemment lancée sur la scène médiatique : alors, chiche, passons aux actes et classons définitivement le blaireau sur la liste des espèces intégralement protégées. 

Piège à blaireau tendu de jour et appâté avec des pommes près d’une tanière : illégal en plus !

NB : j’ai publié cette chronique le matin du 04/11/2019 ; or, ce même jour j’apprenais dans l’après-midi que Sylvain Tesson venait de recevoir le Prix Renaudot pour son roman La Panthère des Neiges ; fan absolu de cet auteur, j’ai aussitôt acheté l’ouvrage et en lisant les quatre pages de l’avant-propos, je découvre qu’il y parle du … blaireau et du lien avec son nom Tesson !!! A lire sans modération ce nouvel opus pour découvrir cet animal magique qu’est la panthère des neiges dans son milieu naturel !!

Panthère des neiges (Parc zoologique d’Ardes-sur-Couze)

Bibliographie 

Functional osteology of the forelimb digging apparatus of badgers. J. ROSE et al. Journal of Mammalogy, 95(3):543–558, 2014 

Burrowing by badgers (Meles meles) and foxes (Vulpes vulpes) changes soil conditions and vegetation in a European temperate forest. P. Kurek et al.  Ecol Res (2014) 29: 1–11

Population-level zoogeomorphology: the case of the Eurasian badger (Meles meles L.). Martin A. Coombes ; Heather A. Vilesa. Physical Geography Volume 36, 2015 – Issue 3: Biopedoturbation and Zoogeomorphology

Badger Meles meles setts and bryophyte diversity: A newly found role for the game animal in European temperate forests. Przemysław Kurek, Beata Cykowska-Marzencka.
 Forest Ecology and Management 372 (2016) 199–205