Trifolium fragiferum

29/08/2021 La flore française compte pas moins de 53 espèces différentes de trèfles (Trifolium), un genre bien connu du grand public pour leur nom « transparent » (trifolium = 3 feuilles) : leurs feuilles sont effectivement composées de trois folioles (et parfois, quatre pour les chanceux !) ; par ailleurs, comme la majorité des fabacées ou papilionacées, leur famille de rattachement, ils ont des fleurs irrégulières « en forme de papillon » et des fruits secs, des gousses très courtes. A l’échelle mondiale, on dénombre autour de 240 espèces pour ce seul genre : la très forte diversité s’exprime autant dans les couleurs des fleurs (jaunes, blanches, rose ou rouges), dans les ports et dans les tailles allant de plantes naines à des plantes vigoureuses en touffes. Les botanistes, devant une telle diversité, ont divisé ce genre en sous-ensembles ou sections dont une nommée Vesicaria : elle retient l’attention par la singularité de ses fruits ou plutôt de ses faux-fruits dont l’ensemble serré en une tête globuleuse fait penser à … une fraise ! Cette section compte trois espèces en France et nous allons nous intéresser à la plus répandue des trois. 

Porte-fraise 

Trèfle porte-fraise ou trèfle fraise (strawberry clover en anglais) : tel est le nom populaire de cette espèce répandue dans tout notre pays jusqu’à 1200m d’altitude mais rarement commun et, surtout, passant très facilement inaperçu en dépit de son nom intriguant. L’épithète latin du nom d’espèce fragiferum dit la même chose : fraga pour la fraise et fero pour porter. Effectivement, à maturité ce trèfle arbore des têtes fructifiées sous forme de boules rosées duveteuses, compactes, d’apparence faussement charnue ; en fait, elles font plus penser à des framboises qu’à des fraises à cause de leur structure composée de plusieurs éléments comme les drupéoles des framboises (voir la chronique sur les fruits charnus des Rosacées). 

Pour comprendre la vraie nature de cette pseudo-fraise, il faut en séparer les différents éléments serrés qui la composent ; chacun d’eux correspond en fait à une fleur transformée en fruit enfermé dans une poche renflée membraneuse (vésiculeuse disent les botanistes), velue, presque transparente avec un réseau de nervures très saillantes formant un motif grillagé. Cette poche, presque refermée, correspond au calice persistant qui s’est profondément transformé après la fécondation de la fleur ; il renferme le vrai fruit, une petite gousse courte (moins de 2mm de long !) qui ne s’ouvre pas (indéhiscente) et contenant en général deux graines ou une seule (voir la chronique sur la gousse, fruit des fabacées). 

Tendance de fond 

Ce calice ballonné procure sans doute plusieurs avantages pour le fruit qu’il entoure : il protège le fruit et ses graines, l’avenir de de la plante, des attaques directes d’herbivores (chenilles, coléoptères, limaces, …) ou des insectes suceurs (punaises notamment) ; peut-être qu’il entretient aussi une atmosphère protégée en conservant une couche d’air autour du fruit ; peut-être qu’il facilite la dispersion des fruits individuels quand ils finissent à se détacher les uns des autres en s’accrochant au pelage (ou aux vêtements) de mammifères de passage ; … Il faudrait réaliser des batteries d’expériences pour tester chacune de ces hypothèses mais, très souvent de telles innovations évolutives remplissent plusieurs fonctions même si, initialement, elles ont été sélectionnées pour un seul de ces rôles. A noter que des acariens minuscules élisent souvent domicile dans ces calices renflés leur servant d’abri ! 

Deux autres espèces de trèfle de cette section Vesicaria vivent en France : le trèfle tomenteux, méditerranéen et le trèfle renversé, belle espèce des prés humides surtout dans les régions littorales ; les « fausses-fraises » de ce dernier se trouvent au ras du sol et sont nettement plus velues que celles du trèfle porte-fraise qui le côtoie souvent dans les milieux humides et salés. 

A première vue, on pourrait penser que cette évolution a quelque chose « d’extraordinaire » au sein du genre trèfle ; mais, en parcourant les autres espèces, on y découvre des évolutions allant presque dans le même sens. Déjà, le genre dans sa globalité se distingue par la forte réduction des gousses et leur caractère indéhiscent (voir ci-dessus) qui ne contiennent plus qu’une ou deux graines ; cette tendance se retrouve néanmoins dans d’autres genres comme les trigonelles ou mélilots où la gousse se réduit à une seule graine. Mais, dans la majorité des trèfles, on note une autre tendance forte : la conservation et la persistance du calice (qualifié d’accrescent) et même de la corolle fanée autour de la petite gousse. Ainsi, chez le trèfle blanc ou trèfle rampant, hyper commun, les fleurs fécondées fanent et leurs pédoncules se penchent donnant une tête fructifiée brunâtre dérivée de la tête fleurie blanche. Chez plusieurs espèces, la corolle fanée prend une consistance membraneuse, comme du papier : le trèfle des champs en est un bon exemple ; chez le trèfle bai, espèce montagnarde, la corolle fanée se teinte de plus en brun foncé du plus bel effet. Peut-être que cette « enveloppe » aide ensuite à une certaine dispersion par le vent ? Chez le trèfle des champs, très commun lui aussi, le calice aux longues dents et couvert de poils plumeux persiste autour de la corolle sèche et du fruit : ceci lui vaut le surnom bien mérité de pied-de-lièvre. A maturité, ces faux-fruits qui se détachent peuvent s’accrocher via leurs dents et leurs poils à des animaux de passage ou être emportés par le vent, tout en protégeant la gousse et ses graines. On voit donc qu’en fait, dans cette lignée générale des trèfles, le calice est soumis à une certaine pression de sélection propice à son évolution vers de nouvelles formes innovantes comme celle du porte-fraise. Par sa structure, ce calice ballonné se rapproche de la lanterne japonaise des coquerets ou amours en cage ou le calice renflé du « poc-poc » (voir la chronique) mais par convergence dans une toute autre lignée évolutive, celle de la famille des Solanacées. 

Trèfle mignon 

Remontons le temps dans la saison pour découvrir la floraison très attractive de ce petit trèfle : il est un de nos trèfles les plus tardifs avec un pic de floraison en plein été jusqu’en septembre, même s’il peut fleurir dès mai. Comme les autres trèfles, ses fleurs sont serrées en boules compactes comptant plusieurs dizaines de petites fleurs de 5 à 7mm de long. Chaque boule fleurie atteint 1 à 1,6cm de diamètre et attire l’œil par la belle teinte rose délicat à blanc rosé de ses fleurs.

La corolle de chacune d’elle comporte les cinq éléments typiques des fleurs des Fabacées ou Papilionacées mais en version petite et serrée : l’étendard supérieur plié, les deux ailes latérales et la carène ventrale formée de deux pétales soudés. Cette tête fleurie repose sur une couronne de petites feuilles (bractées) soudées : comme les fleurs individuelles sont quasiment sessiles (sans pédoncule) on peut assimiler cette tête fleurie au capitule typique des composées ou astéracées (comme le pissenlit par exemple) avec son involucre de bractées vertes en dessous. L’ensemble est porté haut sur un pédoncule dressé de 1 à 2cm de haut qui permet à l’inflorescence d’émerger le plus souvent de la végétation herbacée qui l’entoure. 

Ces fleurs assez voyantes attirent abeilles et petits bourdons par leur nectar abondant ce qui en fait une bonne plante mellifère comme les autres trèfles très appréciés des pollinisateurs. Cependant, il semble que selon les populations, cette espèce pratique beaucoup l’autofécondation (autogamie) sans avoir besoin des visites d’insectes. 

Rampant 

Si le trèfle porte-fraise est facile à repérer quand il est fructifié, il s’avère bien plus délicat de le trouver dans son milieu herbacé tant qu’il n’est pas fleuri car il ressemble alors à plusieurs autres espèces de trèfles bas, vivaces et au port rampant comme lui ; parmi ses « sosies » figure le trèfle blanc ou trèfle rampant, sans doute l’espèce de trèfle de loin la plus commune et très cultivée par ailleurs. 

Le trèfle porte-fraise forme des touffes pérennes étalées au sol sur un diamètre de 10 à 30cm avec des tiges couchées, rampantes, peu ramifiées à la base et tendant à s’enraciner aux nœuds : on parle donc de stolons aériens comme chez le fraisier (voir la chronique).

Tiges étalées au sol difficiles à voir car souvent cachées par la végétation et le feuillage

Ces tiges durcies persistent longtemps et portent des feuilles de trèfle classiques : trois folioles avec chacune un micro-pétiole (pétiolule) rattachées sur un long pétiole velu souvent dressé (voir ci-dessous). Les folioles presque ovales portent tout autour des dents très fines à peine visibles à l’œil nu (sauf avec une loupe) ; elles ont des nervures très saillantes (donc très visibles), épaissies et qui se recourbent vers l’extérieur quand elles atteignent le bord externe. A la base du long pétiole de chaque feuille composée, on trouve deux mini-feuilles transformées, typiques de nombreux genres de la famille des fabacées : des stipules. Au printemps, le feuillage neuf présente une belle teinte verte lumineuse puis vire au vert sombre. Le tableau ci-joint et les illustrations résument les critères qui permettent alors de le distinguer du trèfle blanc. 

Des expériences sur le terrain ont permis d’explorer la manière dont ce trèfle bas et rampant se comporte face au problème de la végétation environnante herbacée souvent plus haute que lui. Placé au cœur d’un tapis herbacé de 20cm de haut, le dépassant donc nettement et projetant sur ses feuillages un ombrage défavorable, le trèfle porte-fraise tend à produire moins de rameaux secondaires sur ses stolons rampants, à allonger les pétioles dressés de ses feuilles et à renforcer ses tiges primaires ; cet investissement orienté lui donne ainsi un meilleur accès à la lumière capitale pour se nourrir. Inversement, dans une végétation rase, tondue ou broutée, il tend au contraire à ramifier ses stolons qui restent de moindre taille. 

Dans un pré marécageux pâturé, desséché par une longue canicule, seule cette colonie de trèfle porte-fraise réussit à conserver une tache de verdure

Son port le rend très résilient par rapport au piétinement intensif du bétail ou au passage occasionnel de véhicules ; il résiste bien à la sécheresse et d’autant qu’il se trouve dans un milieu très ouvert et ras ; sinon, il perd une bonne partie de son feuillage et reverdit aux premières pluies d’automne. Ces qualités et son esthétisme (tant les fleurs que les « fraises ») en font un excellent couvre-sol utilisé par les paysagistes pour créer des pelouses semi-naturelles en l’associant avec des mélanges fleuris à base d’autres espèces résilientes comme l’achillée millefeuille, la brunelle vulgaire, le lotier corniculé, le trèfle blanc, la potentille printanière, la pimprenelle, … Il a de plus un avantage décisif : comme toutes les légumineuses, ses racines équipées de nodosités hébergeant des bactéries fixent l’azote de l’air et enrichissent le sol en azote minéral : pas besoin d’engrais pour entretenir de telles pelouses fleuries très attractives pour les insectes pollinisateurs ! On peut ainsi l’utiliser (à partir de jeunes plants élevés en godets) pour regarnir une vielle pelouse dégradée, sans avoir à la retourner. 

Si l’herbe reste rase, il devient dominant et s’impose par ses stolons plaqués

Exigences 

Habitat typique : chemin herbeux sur terrain marno-calcaire

On l’utilise aussi comme fourrage réputé dans certains pays (Australie, Nouvelle-Zélande, Californie) à cause de sa rusticité et sa capacité à s’accommoder de sols gorgés temporairement d’eau (dont des sols argileux ou tassés) et aussi des sols un peu salés. Il préfère nettement les terrains argileux et/ou calcaires, humides une partie de l’année et non acides. Il fréquente souvent en colonies étendues les prairies humides inondées en hiver ou au bord de pièces d’eau (mares, étangs) ; sa tolérance relative à la salinité fait qu’il abonde souvent dans les zones littorales (creux humides dans les dunes, prés et marais modérément salés). On le retrouve aussi en colonies dispersées sur les chemins herbeux y compris ceux subissant un piétinement important, sur des accotements, au bord des fossés, dans des friches humides et parfois dans des gazons urbains peu entretenus et non modifiés depuis un certain temps. On le retrouve ainsi assez répandu dans l’agglomération parisienne.

Dans une pelouse urbaine en compagnie de la potentielle rampante

Le pâturage semble le favoriser en maintenant un environnement herbeux ras et en éliminant des espèces compétitrices ; de plus, le bétail participe à la dispersion de ses fruits et de ses graines. Il tend à régresser localement suite à la mise en culture ou à l’engraissement des prairies : il se réfugie alors sur les chemins adjacents tant qu’ils ne sont pas eux aussi trop modifiés ou aspergés de pesticides depuis les cultures voisines. 

Son port bas ne lui permet pas de s’imposer dès que la végétation herbacée se densifie

Il résiste bien au froid hivernal : simplement, en cas d’épisodes très froids, il perd son feuillage mais renaît à partir de ses tiges. Il vit aussi en région méditerranéenne sur des milieux secs en été mais humidifiés lors des pluies d’hiver. 

Voilà donc une espèce de trèfle peu connue, originale et bien jolie qui mériterait d’être valorisée (sans utiliser de cultivars transformés !) dans les pelouses urbaines. 

Une belle pelouse fleurie, non ?

Bibliographie

Shade avoidance in the clonal herb Trifolium fragiferum : a field study with experimentally manipulated vegetation height. Heidrun Huber & Lars Wiggerman Plant Ecology 130: 53–62, 1997