Tetranychus lintearius

Ajonc en Vendée recouvert de la toile collective de l’acarien de l’ajonc

La première fois que j’ai vu ces immenses toiles enveloppant des touffes entières d’ajoncs en Vendée, je suis resté perplexe : qui pouvait faire de telles toiles aussi vastes et denses ? Evidemment, j’ai pensé à des araignées mais en y regardant de plus près je ne voyais aucune araignée et mes recherches intensives sur internet n’aboutirent pas. Récemment, en Auvergne, de nouveau, je suis tombé bouché bée devant un énorme pied d’ajonc complètement enveloppé de haut en bas et toujours aucune trace d’araignée. Nouvelles recherches sur Internet et là, enfin, je débouche sur la solution inattendue : ce sont des acariens minuscules mais innombrables qui tissent ces toiles géantes !! Incroyable ! Donc, je ne peux que vous faire partager mes découvertes suite à ces recherches sur ce Minuscule (allusion à la superbe série de dessins animés), auteur d’œuvres éphémères dignes des empaquetages de l’artiste Christo : l’acarien de l’ajonc (Tetranychus lintearius).

Super-structure

Toiles d’araignées : même si elles sont nombreuses, elles ne recouvrent jamais entièrement les plantes ; de plus, on ne les voit bien comme ici que parce qu’il y a de la rosée ou de la brume alors que celles des acariens sont visibles en permanence !

D’emblée, il convient de ne pas confondre ces « super-toiles » avec les innombrables modèles dont sont coutumières une foule d’espèces d’araignées ; on peut observer des « grandes » toiles d’araignées soit en forme de nappes horizontales, soit en forme de « roue » comme celles des orbitèles, soit en forme de hamac et bien d’autres mais aucune (au moins sous nos climats) ne prend de telles proportions et surtout ne recouvre entièrement et étroitement sa plante hôte. Autre trait singulier : ces toiles enveloppent étroitement comme des manchons les moindres rameaux de l’arbuste. Selon le développement des colonies, elles peuvent envelopper tout l’arbuste de la tête au pied ou au contraire seulement une partie mais toujours avec ce côté « collé aux rameaux ».

Dernier signe distinctif majeur : cet acarien ne développe ses emballages géants que sur une seule espèce de plante, l’ajonc d’Europe, cet arbuste épineux auquel nous avons déjà consacré une chronique (« La floraison désordonnée de l’ajonc »). On ne les observe donc que là où il vit l’ajonc soit la moitié Ouest de la France mais ces toiles sont loin d’être présentes partout ; je n’ai pas pu trouver d’informations sur l’abondance et la répartition fine de cet acarien en France par rapport à celle de l’ajonc-hôte.

Ces toiles géantes s’observent surtout pendant les mois chauds en plein été et en début d’automne. Les fortes pluies orageuses peuvent détruire ces toiles qui s’écroulent alors sous le poids de l’eau qu’elles interceptent mécaniquement !

Lande à ajonc sur la côte vendéenne

Acarien

Pour le grand public, acarien signifie souvent « être microscopique invisible responsable d’allergies et qui vit dans la poussière de nos maisons ». Mais ceux-ci ne représentent en fait qu’une petite partie de l’immense diversité du groupe des Acariens. Ces animaux aux pattes articulées (Arthropodes) appartiennent au vaste ensemble des Arachnides (Araignées, Opilions, Scorpions, … ) possèdent donc comme tous les autres quatre paires de pattes. Leur capacité à tisser des fils de soie se comprend donc aisément dans ce contexte de parenté. Ils se nourrissent à l’aide de leurs chélicères, ces « pinces » que l’on retrouve chez les araignées sous forme de crochets à venin, avec lesquels ils peuvent percer et absorber leur nourriture.

Leur taille varie de l’ordre de quelques dizaines de micromètres ou microns (millièmes de mm) à quelques cm maximum. Parmi les plus de 50 000 espèces connues actuellement, on trouve une grande diversité de modes de vie et d’habitats : des parasites (comme les tiques hématophages ou les sarcoptes responsables de la gale), des mangeurs de poussières (les acariens allergènes), des prédateurs ou décomposeurs de la faune du sol (litière de feuilles mortes), des formes aquatiques y compris en milieu marin et des formes libres « aériennes » qui vivent sur les plantes, prédatrices ou se nourrissant aux dépens des végétaux (phytophages).

L’acarien de l’ajonc appartient à ce tout dernier groupe des végétariens libres et on connaît de nombreuses autres espèces dans ce même genre Tetranychus (étymologiquement : « qui a quatre griffes ») : plusieurs sont très connues sous le surnom d’araignées rouges comme ravageurs des cultures (dont T. urticae). Lintearius signifie quant à lui « relatif au linge » et traduit bien la ressemblance de ses toiles avec des nappes de tissu.

Communautaire

Cet acarien se situe en taille entre les invisibles microscopiques et les bien visibles : les mâles presque invisibles mesurent 360 micromètres (soit 0,36mm) de long alors que les femelles atteignent les frontières du visible à l’œil nu avec 560 micromètres (0,56mm), soit la taille d’une tête d’épingle. De fait, sur les toiles, ce sont les femelles que l’on voit : de petits points rouge brique qui grouillent au sommet des rameaux enveloppés, formant presque des nappes toutes rouges de milliers d’individus.

En fait, on les observe pas systématiquement sur les toiles même en pleine saison ; d’une part, elles peuvent être brutalement désertées (voir la suite) ; d’autre part, leur présence dépend surtout de la météorologie : ces acariens demandent de la chaleur et par temps frais ou froid, ils tendent à se regrouper au centre de la toile (devenant alors invisibles sous le feutrage épais de toiles) à l’abri du vent ou de la pluie.

Il s’agit donc d’une espèce communautaire qui se réfugie sous ces toiles communes hautement protectrices au minimum contre les éléments climatiques et sans doute aussi envers une partie des prédateurs. Là aussi, je n’ai rien trouvé dans la bibliographie sur le tissage des toiles : qui les tissent (les femelles seulement ?) et comment çà se passe dans le détail quant à la coordination pour construire un tel édifice aussi complexe et élaboré.

Acariens au milieu de la forêt des poils qui recouvrent les tiges et feuilles des ajoncs !

Arrhénotoque !

Cette communauté grouillante et innombrable se reproduit très vite : le temps de génération (de l’éclosion d’un œuf à la ponte à la génération suivante) varie de moins de trois semaines à 25°C à sept semaines à 15°C. Au cœur de l’été, en plein soleil (l’ajonc étant une espèce héliophile qui recherche des sites ensoleillés et chauds), la colonie s’accroît à toute vitesse, ce qui permet l’extension de la toile communautaire au fur et à mesure. En fait, la reproduction se fait essentiellement par la voie de la parthénogénèse ou reproduction à partir d’œufs non fécondés, un mode qui permet d’accélérer le rythme de reproduction. Chaque femelle pond une quarantaine d’œufs au rythme d’un à quatre par jour qu’elle colle sur les tiges de l’ajonc emballé ; quinze jours plus tard, ces œufs éclosent et ne donnent que des mâles au cœur de l’été (on parle de parthénogénèse arrhénotoque : « qui engendre des mâles ») comme pour la production des mâles ou faux bourdons chez les abeilles. Ces mâles sont haploïdes : ils n’ont que la moitié des chromosomes (un par paire) normalement présents du fait de l’absence de fécondation des ovules. Ces nouveaux « nés » vont subir six mues successives avant d’atteindre le stade mature. Ce développement requiert une température minimale de 13°C. Ils se dispersent sous la tente communautaire à la recherche de nourriture ou bien vont s’expatrier (voir ci-dessous).

A d’autres époques de l’année, il doit y avoir des accouplements avec production d’œufs fécondés, sans doute ceux qui passeront l’hiver et donneront la première génération printanière.

Parasite

Pour se nourrir, cet acarien perce les cellules de la plante et en aspire tout le contenu ce qui tue les cellules ; à hautes doses, cette « prédation » va donc avoir des conséquences sur la physiologie de la plante hôte et se manifester notamment par l’apparition de taches claires sur les tiges et les « feuilles » de l’ajonc. La croissance de la plante s’en trouve plus ou moins affectée avec des pousses individuelles qui peuvent mourir ; l’attaque en début de saison réduit aussi l’intensité de la floraison et donc la fructification. Si une colonie attaque un buisson donné seulement pendant un an, il va devenir un peu rabougri cette année-là puis reprendre le dessus l’année suivante en l’absence des parasites. Si l’attaque dure plus d’un an, alors des pousses meurent et l’arbuste a du mal à se régénérer. Une étude sur deux années successives d’attaque montre que même si extérieurement le buisson semble non affecté, sa biomasse diminue quand même en moyenne de 20% : le prélèvement des minuscules n’est donc pas négligeable pour la plante.

Les dégâts infligés semblent dépendre de la qualité de la plante et notamment de sa richesse relative en azote ; au cours de l’année, le contenu en azote soluble circulant dans la plante atteint un pic juste après l’initiation des premières nouvelles pousses tôt au printemps puis descend en six semaines à un niveau bas qui va persister tout le reste de la saison. Comme les acariens ne se développent qu’en plein été, ils impactent assez peu la nutrition azotée de l’ajonc. D’ailleurs, on a montré que plus les pousses attaquées sont longues, plus les dégâts sont importants.

Agent biologique

L’ajonc d’Europe a été introduit dans divers pays hors de son berceau européen et est devenu localement une plante invasive considérable stérilisant des surfaces de pâturages envahis comme en Nouvelle-Zélande (où il avait été introduit comme fourrage par les colons), en Australie ou sur la côte ouest des U.S.A. Pour lutter contre cet envahisseur très encombrant et dommageable pour la biodiversité locale, on a cherché à identifier ses parasites et prédateurs indigènes pour en introduire certains dans ce nouveau contexte selon le principe de la lutte biologique. Ainsi, en 1989, on a réussi à naturaliser avec succès notre acarien depuis la Cornouaille anglaise avant de réaliser qu’il souffrait des précipitations abondantes (voir ci-dessus) ; d’autres souches issues d’Espagne et du Portugal, adaptées à des climats plus adéquats ont été ajoutées et ont prospéré ; cependant, la capacité attendue à freiner l’envahisseur semble peu à la hauteur des attentes ! De même en Oregon (U.S.A.) son introduction depuis 1994 n’a guère calmé l’expansion de l’ajonc : on invoque des problèmes de mortalité liés à la prédation par une coccinelle invasive introduite accidentellement et par un autre acarien prédateur introduit en lutte biologique sur les cultures. Ceci montre bien les limites et dangers de la pratique de la lutte biologique qui n’est pas « toute verte » comme son nom semble l’indiquer !

A cette occasion, on a longuement testé cette espèce quant à ses goûts alimentaires pour s’assurer qu’elle n’allait pas se reporter sur d’autres espèces dont des cultures, un des dangers des agents biologiques ! Plus de cent espèces de plantes ont été testées et il semble bien que cet acarien soit très sténophage, i.e. ne pouvant réaliser son cycle de vie que sur l’ajonc d’Europe. En laboratoire, on réussit à le nourrir sur du soja ou des haricots (plantes de la même famille que l’ajonc) mais il ne se reproduit pas

Vole au vent

On imagine bien que cette espèce doit être capable de se disperser sous peine d’épuiser sa ressource vu son mode de vie. La dispersion se fait soit sur le mode passif ou actif et semble dépendre de la température ambiante. Quand la colonie s’étend, les nouveaux individus tendent à bouger activement vers les pousses extérieures. Ils peuvent s’agglutiner en paquets qui finissent par former des chapelets pendants de toile (comme des stalactites) couverts d’acariens : par vent fort, ces amas pendants peuvent être entraînés et dispersés ainsi à plus ou moins grande distance. En fait, ces acariens imitent quelque part les fils de la vierge émis par nombre d’araignées en automne pour être entraînées à très longue distance par le vent. Ils peuvent aussi tomber au sol et ramper à la recherche de nouveaux pieds d’ajoncs non encore colonisés. Souvent aussi, quand la colonie atteint les plus hautes pousses d’une touffe d’ajonc, les acariens se placent tout en haut et s’offrent en quelque sorte au vent.

Une colonie prospère peut disparaître presque du jour au lendemain suite à un exode massif comme une sorte d’essaimage ; ce comportement serait induit par la taille de la colonie ou la réponse défensive de la plante.

BIBLIOGRAPHIE

  1. PROGRESS ON THE REARING, RELEASE AND ESTABLISHMENT OF THE GORSE SPIDER MITE, TETRANYCHUS LINTEARIUS , FOR THE BIOLOGICAL CONTROL OF GORSE IN AUSTRALIA. J.E. Ireson et al. Twelfth Australian Weeds Conference
  2. Effects of the Biological Control Agent, Tetranychus lintearius, on its Host, Ulex europaeus. Ben Rice for the degree of Master of Science in Forest Science presented on June 16/ 2004.