Ficopomatus enigmaticus

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En 1921, dans le nord de la France, Pierre Fauvel, zoologiste qui a été professeur à l’Université catholique d’Angers, observe un ver visiblement d’origine exotique mais inconnu du monde scientifique ; ce spécialiste des Vers Annélides et auteur de plusieurs tomes de la Faune de France publiée aux éditions Lechevalier (dont le premier tome sur les Polychètes Errantes en 1923) décrit cette nouvelle espèce qu’il observe d’ailleurs de nouveau deux ans plus tard dans le canal de Caen menant à la mer ; il la nomme Ficopomatus enigmaticus. Une autre chronique consacrée à ce ver, nommé cascail en langage populaire, décrit ses caractéristiques et sa faculté étonnante de bâtir des récifs en milieu côtier marin.

A partir de cette date, dans de nombreux pays, on va commencer à observer cette espèce coloniale qui va connaître une expansion mondiale et entrer donc dans la longue liste des espèces invasives. Comment expliquer cette expansion et quelles sont les raisons d’un tel succès ? Quelles sont les conséquences de cette invasion sur les milieux marins ?

Vous avez dit enigmaticus ?

Le choix de cet épithète latin pour nommer ce ver traduit bien la surprise de notre spécialiste des Annélides Polychètes (dont fait partie le cascail) : impossible de trouver trace dans les publications scientifiques à l’échelle mondiale de cet animal qui, pourtant, ne passe pas inaperçu ! Et l’énigme perdure toujours puisqu’on ne sait toujours pas son aire d’origine originelle : à l’époque de P. Fauvel, on avait évoqué avec insistance les eaux côtières de l’Australie ; mais les scientifiques australiens le considèrent comme introduit chez eux ! Donc, on peut simplement dire qu’il provient sans doute des eaux pacifiques de l’Hémisphère Sud, ce qui laisse de la marge quant à sa localisation initiale ! et, désormais, on ne saura sans doute jamais où se situait son berceau originel car le cascail a depuis conquis presque toutes les côtes aux eaux tempérées ou subtropicales et il est donc impossible de savoir où il est autochtone ou introduit au moins pour l’Hémisphère sud.

Une brusque apparition

A peine P. Fauvel avait-il signalé cette découverte que d’autres observations surgirent littéralement un peu partout. La même année de sa découverte en 1921, il est mentionné dans la baie de San Francisco. En1922, il est observé pour la première fois sur les docks de Londres (estuaire de la Thamise). Et rapidement, il est noté dans tous les grands ports de l’Europe occidentale.

Depuis, il a gagné les côtes d’Australie (si on considère qu’il n’en est pas originaire !), d’Afrique du sud, des îles Hawaïi, de la Nouvelle-Zélande (où il apparaît brusquement en 1967 avant de se répandre très rapidement), au Japon, en Amérique centrale et du sud jusque dans la grande lagune salée de Mar Chiquita au centre de l’Argentine.

En Europe, il a colonisé toutes les côtes atlantiques depuis l’Espagne et la France jusque dans le sud de l’Angleterre où il semble atteindre sa limite nord sauf à la faveur de rejets d’eau chaude par des centrales nucléaires plus au nord. En Mer du nord, il a gagné la Belgique et les Pays-Bas ; il atteint le Danemark mais ne s’y maintient pas, les eaux trop froides ne lui permettant de se reproduire. La Méditerranée n’a pas échappé à notre super-conquérant et de là, il a gagné la Mer Noire et la Caspienne.

En dépit de cette vaste expansion qui se poursuit, il reste néanmoins réparti souvent de manière discontinue en partie à cause de ses exigences d’eaux saumâtres peu profondes, pas trop agitées et dont la température moyenne dépasse 18°C en été (voir la chronique « un ver bâtisseur de récifs).

Des larves voyageuses ?

Une telle explosion géographique laisse perplexe quant à sa soudaineté et sa quasi simultanéité ; il faut donc interroger les moyens de dispersion naturelle de cette espèce pour comprendre.

Le cascail se reproduit de manière sexuée ; il ya des vers mâles et des vers femelles vivant individuellement dans des tubes séparés. En Bretagne, on a constaté qu’une petite partie (3%) des individus mâles changeaient de sexe en vieillissant (protandrie). A maturité sexuelle, les mâles libèrent le sperme dans l’eau en même temps que les femelles lâchent leurs ovules au moment du frai coordonné : la fécondation a lieu dans l’eau autour des tubes où vivent ces animaux. Les œufs éclosent pour donner des larves typiques des Annélides Polychètes dites trochophores (« qui porte des roues ») capables de nager grâce à une touffe de cils apicaux et des couronnes de cils transversales. La larve mène ainsi une vie planctonique en flottant dans l’eau pendant 20 à 25 jours avant de se fixer sur un support et de se métamorphoser et commencer à secréter un tube. On se dit aussitôt que voilà la réponse à la question de l’expansion planétaire : les larves dérivent avec les courants qui les emportent sur des milliers de kilomètres …. Sauf que ce n’est pas le cas : le cascail habite d’une part très souvent des milieux côtiers relativement fermés et peu agités et d’autre part, on a observé que les larves s’éloignent en fait très peu des lieux de naissance. Elles tendent à s’installer au plus près, souvent sur les récifs ou blocs déjà construits. Ce comportement participe à au renforcement des récifs fragiles (voie l’autre chronique) et permet de compenser les pertes brutales en cas d’effondrement d’une partie du récif.

Passager clandestin

Le fait que les grands ports soient conquis en premier et de manière erratique à l’échelle planétaire pointe évidemment un lien avec les activités maritimes humaines. Les vers adultes se fixent sur toutes sortes de supports dont les coques des bateaux ou les coquilles d’huîtres ; ainsi, ils peuvent voyager à grande échelle de port en port à la faveur des échanges commerciaux. Comme la majorité des grands ports se situent dans des estuaires, milieu préféré dub cascail pour s’implanter, la propagation s’en est trouvée facilitée. Pour les apparitions simultanées en Europe occidentale dans les années 1920, on invoque les navires militaires utilisés lors de la Première Guerre Mondiale qui auraient disséminés ce ver.

Toujours avec les bateaux, il existe un autre mode de dispersion : les eaux de ballasts prélevés dans un port de chargement et dont se délestent les bateaux après le déchargement de leur cargaison dans un autre port parfois à l’autre bout de la planète. Là, ce sont les fameuses larves trochophores qui peuvent être ainsi transportées, à l’abri en plus !

Success story

La dispersion est une chose mais encore faut-il que l’espèce soit ensuite capable de s’implanter là où elle débarque. Un certain nombre de caractéristiques biologiques du cascail permettent de comprendre les raisons de ce succès.

L’espèce possède un taux de reproduction élevé avec une longévité des adultes atteignant 4 à 8 ans et capables de se reproduire à plusieurs reprises. La retenue des larves autour des zones de vie (voir ci-dessus) entraîne une explosion démographique et la colonisation massive du milieu, nouvelle tête de pont pour une installation ailleurs. Sa croissance est très rapide (voir la chronique « un ver bâtisseur de récifs ») compte tenu de la structure assez fine de ses tubes.

Son milieu de vie préféré s’avère très contraint et sélectif avec les variations des niveaux d’eau et de salinité que lui supporte très bien ; il n’a donc que très peu de compétiteurs dans ces environnements (et en tout cas pas d’autres vers proches). Les estuaires et lagunes côtières sont des milieux à très forte productivité biologique avec les échanges continent/ fleuve/océan et donc source d’une alimentation quasi illimitée. L’absence de prédateurs adaptés à cette nouvelle espèce a sans doute joué aussi au moins dans un premier temps.

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Les lagunes fermées où s’installe le cascail sont souvent très pauvres en diversité du fait des conditions de vie très sélectives qui y règnent.

Terminons ce panorama avec un « nouveau » venu qui risque peut être d’accélérer l’expansion du cascail : le réchauffement des eaux. Si ce dernier se poursuit au rythme actuel, le ver va pouvoir conquérir des espaces jusque là incessibles de manière durable. A suivre ….

Le cascail est-il nuisible ….

Evidemment, dès lors qu’on est face à une espèce exotique envahissante, le nouveau réflexe tendance est de dire : aïe, danger absolu ! Effectivement, a priori, le cascail a tout de « l’espèce-ingénieur » qui modifie profondément son environnement : par ses récifs, il domine son milieu en modifiant la circulation de l’eau et en provoquant le dépôt de sédiments autour d’eux ; par son mode d’alimentation de filtreur, il appauvrit le milieu en ressources nutritives. Ainsi, en Afrique du sud, dans une marina fermée, on a calculé que les récifs de cascail filtraient la totalité de l’eau du bassin soit 25 millions de mètres cubes en …. 26 heures ! Ses récifs peuvent servir de base d’installation à d’autres espèces invasives comme certains crabes ou bryozoaires ou encore des algues. Enfin, il colonise toutes les surfaces dures disponibles provoquant du « biofouling » (des salissures) : il freine les bateaux en se fixant sur les coques ou bloque les vannes des bassins en colonisant les charnières. Il est clair que sa prolifération locale gène sérieusement les usagers maritimes. Mais, au delà, qu’en est-il pour la biodiversité ?

.. ou plutôt sympa ?

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Les gros blocs constituent des milieux de vie et des abris pour la faune des eaux saumâtres, voire même devenir des reposoirs pour oiseaux !

En fait, le cascail colonise des milieux tellement contraints qu’il ne concurrence pas beaucoup d’espèces : il occupe plutôt un espace presque « vide ». Dans un premier temps, par son pouvoir de filtration, il améliore considérablement la qualité des eaux, notamment dans les secteurs eutrophisés (pollués par les matières organiques) où il survit très bien. Son action améliore l’oxygénation de l’eau et élimine une partie des dépôts sur le fond favorisant la vie animale benthique (du fond). La microfaune augmente en sa présence. Mais à long terme, cependant, ses excréments finissent par s’accumuler et peuvent concentrer les polluants chimiques.

Ses récifs deviennent des milieux de vie très riches dans un environnement autrement dépourvu d’abris durs : on a noté par exemple la présence des civelles (jeunes anguilles) et toute une faune de crustacés, bryozoaires, hydraires, jeunes moules, gastéropodes, ….

Donc, une fois de plus, on voit que le portrait ultra négatif que l’on dresse presque systématiquement pour toute espèce invasive mérite d’être nuancé !

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BIBLIOGRAPHIE

  1. Ficopomatus enigmaticus Ecologie, répartition en Bretagne et en France, nuisances et moyens de lutte
sur le site atelier du port de Vannes. CAMUS Patrick et al. IFREMER 2000
  2. The Battle is not to the Strong: Serpulid Reefs in the Lagoon of Orbetello (Tuscany, Italy). C. N. Bianchi and C. Morri. Estuarine, Coastal and Shelf Science (2001) 53, 215–220
  3. Present-day serpulid reefs, with reference to an on- going research project on Ficopomatus enigmaticus. Publications du Service géologique du Luxembourg, 29: 61-65. Bianchi C. N., Aliani S. & Morri C., 1995.