Viscum album

 

Tout le monde connaît le mode de vie parasite du gui sur les branches des arbres et arbustes. En dehors des problèmes physiologiques considérables que lui pose la recherche de nourriture en grande partie aux dépens de ses hôtes, le gui connaît aussi de très fortes contraintes quant à la dispersion de ses graines. Pour germer et donner un nouveau pied, une graine de gui doit en effet atterrir sur une branche mais pas de petite taille et vers son extrémité et plutôt par en dessous. Le gui requiert donc un mode de dispersion capable d’assurer une très grande précision dans la « livraison » des graines à bon port. Via ses fruits charnus, il a recours au transport par divers oiseaux frugivores dont aucun n’est son exclusif obligé : autrement dit, les oiseaux qui s’intéressent aux fruits du gui consomment aussi de nombreux autres fruits charnus présents dans leur environnement. On est donc loin du système mythique d’une interaction étroite et exclusive entre deux espèces. Mais alors comment une dispersion assurée par des « généralistes » peut-elle malgré tout être efficace au point de permettre à cette espèce de se propager facilement dans son environnement ?

Colle intégrée

Au premier coup d’œil sur les célébrissimes fruits de gui, on les qualifie sans hésiter de baies. Elles en ont a priori toutes les caractéristiques : une peau externe, une pulpe gluante et collante et au milieu une graine unique. De la taille d’un petit pois, chaque fruit, d’abord vert puis blanc, mûr au cœur de l’hiver, montre en son sommet une petite bosse entourée de quatre traces disposées en étoile, celles des tépales de la fleur femelle qui lui a donné naissance.

En effet, le gui est dioïque, i.e. à sexes séparés : seules les touffes femelles produisent donc des fruits.

Entrons dans cette supposée baie. Il faut d’abord franchir la peau épaisse et lisse, pour s’engluer dans une couche limpide faite d’une substance collante, la viscine. En fait il s’agit plutôt d’un tissu végétal constitué de deux types de cellules : d’abord une couche externe de cellules riches en cavités internes (vacuoles) puis, plus en profondeur, une couche de longues cellules dégénérées contenant de la cellulose et de la pectine. Cette couche interne alimentée par des vaisseaux conducteurs est soudée directement à la graine. Cette couche collante inséparable de la graine assure son adhésion à une branche sur laquelle elle pourra germer et s’installer en tant que plantule. De plus par temps humide, la viscine prend une consistance gélatineuse : quand une graine est déposée sur le dessus d’une branche, elle tend alors à glisser vers le dessous de la branche où elle sera plus en sécurité vis-à-vis des prédateurs.

Fausse-baie !

La graine centrale frappe par sa bizarrerie : aplatie, bosselée, elle arbore une teinte verte avec une fine pellicule argentée : verte donc chlorophyllienne et capable de faire la photosynthèse, la lumière pouvant traverser l’épaisseur transparente du fruit ! Mais, on connaît d’autres plantes qui ont des graines chlorophylliennes comme les pépins des agrumes.

Seconde bizarrerie : la graine peut contenir plusieurs embryons (jusqu’à quatre) si bien qu’au moment de la germination on peut voir sortir deux ou trois plantules d’une même graine ! Mais il y a encore « mieux » : cette graine n’a pas d’enveloppe propre, pas de tégument qui l’entoure ! La couche interne de viscine s’unit directement avec l’intérieur de la graine. Il n’y a donc pas de séparation entre le fruit et la graine qui se trouvent en continuité. On devrait donc parler de fausse-baie avec une pseudo-graine !

En tout cas, vraie ou fausse, peu importe pour la dispersion de la graine : elle doit être extraite du fruit par un oiseau frugivore et, après un déplacement minimal, se retrouver collée sur une branche. Selon la manière dont les oiseaux « gèrent » ce fruit pour se nourrir, on peut distinguer deux modes de dispersion bien différents.

Mode interne

Les grives et les merles, passereaux de taille assez forte (relativement) ont un bec et un gosier suffisamment large pour avaler les « baies» entières, sans les entamer ce qui permet d’aller vite ! Le fruit traverse le tube digestif et subit l’attaque des sucs digestifs : la peau nutritive est entièrement digérée mais une bonne partie de la viscine reste intacte ainsi que la « graine » résistante. L’oiseau, après avoir ingurgité une certaine quantité de « baies » fait une pause et, en quelques dizaines de minutes le transit est terminé ; l’oiseau défèque les graines et leur couche de viscine. Si plusieurs graines sont expulsées en même temps, elles pendent au bout de longs filaments de visicine, celle-ci étant très élastique : l’ensemble forme un chapelet de graines qui, lors de sa chute, pourra être intercepté éventuellement par une branche. Sous l’effet du choc, les filaments peuvent plus ou moins s’enrouler autour et coller les graines en diverses positions sur celle-ci.

Parmi les six espèces potentielles de grives et merles capables de manger ces « baies », la grive draine, la plus grosse d’entre eux, s’avère être de loin la plus assidue sur les touffes de gui en hiver : même si elle consomme diverses autres baies, elle se montre très dépendante des touffes de gui, notamment lors des hivers très froids. D’ailleurs, ces oiseaux tendent, localement, à prendre possession individuellement de plusieurs arbres porteurs de gui et de les défendre contre les visites de tout autre espèce oiseau et pas seulement contre ses congénères.

 

Ainsi, en cas de coup de froid et notamment de neige, elles disposent d’un garde-manger assuré car les baies du gui ne tombent pas spontanément avant le printemps. Par contre, ces fruits ne leur apportent que peu de nourriture effective (en pratique la peau !) si bien qu’elles doivent en consommer beaucoup pour survivre : encore un avantage pour le gui car ceci augmente d’autant ses chances de dispersion ! D’autres oiseaux peuvent ponctuellement pratiquer de même : le pigeon ramier, le geai, l’étourneau sansonnet.

Une dizaine de peupliers couverts de gui et c’est tout un hiver assuré pour un couple de grives draines !

Mode externe

D’autres passereaux plus petits ne peuvent avaler directement (ou difficilement) ces « baies » ; c’est le cas de la fauvette à tête noire, autre espèce très attachée aux touffes de gui en hiver. En France, cette espèce est en fait migratrice partielle et une partie seulement des individus y reste en hiver ; cette tendance s’accentue avec le réchauffement climatique ; au moins en Europe centrale, des populations vont hiverner désormais en Grande-Bretagne au lieu d’aller en Europe du sud. Ces individus hivernants dépendent souvent de l’exploitation des fruits du gui.

Même au coeur de l’hiver, le gui assure le ravitaillement ; en plus, se nourrir au milieu de ses touffes protège du vent et des prédateurs !

La fauvette procède d’une toute autre manière pour gérer ces baies : elle en détache une, se déplace de quelques mètres vers une brindille voisine et la saisit dans une de ses pattes sur le support. Elle pique la peau, la déchire pour mettre à jour son contenu ; là, elle secoue sa tête de droite et de gauche le long de la brindille pour extirper la graine et son enveloppe de viscine qui se collent sur la brindille ; finalement, elle avale la peau vide avec quelques bribes des couches de viscine. Donc, ici, la graine ne traverse pas le tube digestif de l’oiseau mais reste en permanence hors de l’oiseau y compris de son gosier. On parle d’ectozoochorie. L’absence de passage par le tube digestif n’est pas un problème en ce qui concerne les graines du gui car elles n’ont pas besoin, contrairement à nombre de graines de fruits charnus, de subir l’action des sucs digestifs pour devenir en capacité de germer ; d’ailleurs, vu les temps de transit très rapides, on voit mal comment les sucs auraient le temps d’agir !

D’autres oiseaux comme des mésanges de diverses espèces peuvent s’intéresser à ces graines sorties et recollées par les fauvettes pour les défoncer à coups de bec et les consommer (elles sont alors prédatrices) souvent après les avoir déplacées pour s’installer sur une brindille où elles sont bien calées. A cette occasion, elles peuvent en échapper certaines ou les abandonner après un dérangement. Elles se comportent donc à la fois en prédatrices des graines et en agents potentiels de dispersion en mode externe aussi.

Potentialités

Les grives draines mangent en moyenne 10 à 18 baies de gui avant de faire une pause pour digérer et, à cette occasion, elles peuvent se déplacer surtout si elles sont en cours de migration. Comme la digestion d’un tel paquet de graines se fait en 15 à 20 minutes (contre 3 minutes si elle ne mange qu’une baie), une grive peut potentiellement (avec une vitesse de vol migratoire de l’ordre de 40km/h) parcourir une quinzaine de kilomètres avant de déféquer les restes de ce repas. Elle peut aussi tout autant rester juste à côté de son site de repas si elle est en hivernage continu !

En Europe du nord, un autre oiseau, le jaseur boréal, venu des régions arctiques où il niche, consomme aussi régulièrement ces fruits mais comme son temps de transit est bien plus court (7-10min), son potentiel de dispersion maximale à longue distance n’est que de 5 à 6 km.

Les fauvettes à tête noire se cantonnent sur quelques touffes bien fournies en fruits pour passer l’hiver. Une fauvette consomme 4 à 5 baies avant de faire une pause digestive (elle est bien plus petite que la grive draine !) ; ainsi, les graines redéposées vont se retrouver dans un rayon de quelques mètres autour de la touffe de gui. Elle agit comme agent de dispersion à très courte distance et provoque souvent une sur-infestation d’un arbre déjà porteur de quelques touffes de gui.

Mais tous ces calculs sont d’une part théoriques et ne tiennent pas compte du comportement spécifique de chaque espèce notamment quant à ses sites utilisés comme perchoirs au moment de la digestion et qui sont déterminants pour l’avenir des graines déféquées.

Communauté de dispersion

Une étude conduite dans une sierra du sud de l’Espagne (2) a exploré de manière très fine ce qui se passe sur le terrain avec l’ensemble de la communauté d’oiseaux frugivores qui viennent se nourrir sur les touffes de gui. Cette étude porte sur une sous-espèce de gui (susp. austriacum) spécifique des pins (pins noirs et pins sylvestres) aux baies jaunâtres à maturité : de ce fait, les résultats obtenus, très intéressants, ne peuvent être extrapolés directement à ce qui se passe avec le gui des feuillus (subsp. album), sans oublier le contexte méditerranéen bien particulier. Plus de 300 heures d’observations et de vidéos ont permis d’identifier les espèces (et d’observer leur comportement) participant à la dispersion de ce gui, soit onze espèces que l’on peut répartir en quatre groupes fonctionnels. 90% des visites concernent des « grands généralistes », i.e. des grives et merles de taille moyenne (merle à plastron, merle noir, grive draine, grive litorne, grive mauvis, grive musicienne) avec la grive draine très largement en tête.

4,3% des visites concernent des « petits généralistes » qui extirpent les graines sans les avaler : la fauvette à tête noire et le rouge-gorge. Il y a un groupe « d’opportunistes » (5,7%) comme les trois espèces de mésanges (bleue, charbonnière et à longue queue) qui déplacent des graines collées sur les branches. Enfin, restent quelques visites de granivores ou insectivores qui entrent dans les touffes de gui mais ne touchent pas aux fruits ni aux graines comme le verdier, le gros-bec ou la mésange huppée. Ils peuvent néanmoins exceptionnellement voir une graine se coller sur leur plumage !

Efficacité relative

Quand ces jeunes touffes de gui se sont installées il y a plusieurs années, la branche était bien plus mince.

En observant l’emplacement des installations réussies de nouvelles touffes de gui, les chercheurs ont constaté qu’aucune ne colonisait des branches épaisses, moins de 1% concernent des rameaux terminaux fins mais non couverts d’aiguilles et 17% sont sur des rameaux fins terminaux à la périphérie de l’arbre mais couverts d’aiguilles (rappelons qu’il s’agit de pins). Donc, une graine, pour avoir des chances de réussir, doit atterrir sur un rameau terminal bien feuillé. Or, les « grands généralistes » (merles et grives), les plus zélés en quantité ingérée, s’avèrent de très piètres « déposeurs » : ils se nourrissent surtout vers la cime et y restent ensuite pour la digestion ou bien ils se déplacent et vont alors se reposer vers la base d’un autre arbre ou au milieu. Ils dispersent donc beaucoup de graines mais plutôt aux mauvais endroits !

Pour les petits oiseaux, on découvre que les généralistes (fauvette, rouge-gorge) se perchent plutôt au milieu des arbres et peu vers les extrémités des rameaux alors que les mésanges opportunistes fréquentent à 85% les rameaux terminaux à la périphérie des arbres. Autrement dit, les opportunistes, très peu nombreux en termes de visites et déplaçant peu de graines, sont de loin les … plus efficaces en termes de positionnement des graines ! Ce sont elles les vraies spécialistes du gui… à leur insu ! Elles se débarrassent des graines collantes en les frottant sur les aiguilles au bout des rameaux, site optimal pour la germination des graines !

Au total, le gui dispose donc d’une large guilde de disperseurs très hétérogène et aux potentialités très contrastées en termes de nombre de graines déplacées versus positionnement adéquat des graines collées. Les grands généralistes suffisent à apporter un service minimal par leur nombre de visites et le nombre important de fruits consommés ce qui compense leur inefficacité. Les rares fois (1% des visites seulement) où des grives visitent des extrémités de rameaux semblent suffire à assurer ce service. Le gui compense de son côté par une production très abondante de petits fruits disponibles à une époque de l’année où peu de fruits charnus restent disponibles.

Effet parapluie

Dans l’étude précédente, il avait aussi été constaté que les oiseaux frugivores impliqués visitaient aussi bien des pins parasités que non parasités avec les mêmes comportements ; comme en hiver les différentes espèces de grives et merles se déplacent souvent à grande échelle, ceci accroît l’efficacité globale de la dispersion avec toute une gamme d’oiseaux avec des potentiels de distances de dispersions très différentes : le gui peut ainsi à la fois conforter ses positions sur un arbre donné et coloniser des arbres plus ou moins lointains, assurant l’expansion de sa répartition.

Mais le gui n’est jamais seul et d ‘autres arbustes ou arbres à fruits charnus le côtoient et ses visiteurs généralistes exploitent tout autant ces derniers. L’équipe de chercheurs espagnols (3) a donc prolongé son étude autour de cet aspect. Dans l’environnement étudié, les pins porteurs de gui sont accompagnés de tout un assemblage d’arbustes à fruits charnus : épine-vinette, aubépine monogyne, chèvrefeuille arborescent, genévriers oxycèdre et commun, églantiers, …

Les chercheurs ont suivi sur quatre années consécutives 55 paires de pins côte à côte, l’un parasité et l’autre pas. Comme on pouvait s’y attendre, les pins porteurs de nombreuses touffes de gui concentrent les visites des frugivores ce qui génère une infestation préférentielle des arbres déjà parasités ; mais dans le même temps, les oiseaux qui ont pu consommer d’autres fruits que ceux du gui, rejettent aussi des graines de ces fruits qui arrivent au sol. D’une année à l’autre, la production de fruits des autres arbustes varie beaucoup alors que celle du gui, très concentré donc sur certains pins ou bouquets de pins, se maintient élevée et régulière année après année. Il représente donc pour les frugivores hivernants une ressource sûre, prédictible ce qui assure leur fidélisation.

De l’utilité du gui

Donc, les guis répartis de manière hétérogène dans leur environnement (plutôt par taches concentrées) modifient indirectement la pluie de graines des autres espèces arbustives à fruits charnus et leur répartition dans l’espace. le gui réussit donc ce double tour de force de favoriser la diversité d’arbustes à fruits charnus (zoochores) autour de lui tout en se créant pour lui-même une répartition hétérogène et ce en s’appuyant sur une guilde de généralistes.

Le sol sous les pins parasités devient un véritable hot-spot de régénération naturelle. On pourrait utiliser cette propriété « parapluie » en milieu méditerranéen pour faciliter la régénération naturelle dans des zones dégradées en infectant artificiellement les pins présents. On pourrait aussi convertir les plantations artificielles en forêts mixtes plus équilibrées via ce processus, d’autant que sous la canopée des pins règne un microclimat plus favorable. Ceci rappelle le processus dit de facilitation entre arbres et arbustes (voir la chronique sur ce thème).

Ces deux études ont été conduites dans un contexte très particulier, des pinèdes méditerranéennes dans le sud de l’aire de répartition du gui ; de plus, la viscine des baies de cette sous-espèce n’a pas les mêmes propriétés élastiques que celle de la sous-espèce type répandue chez nous : elle ne forme pas de grands fils. Il n’en reste pas moins vrai que l’on peut suspecter un même effet inducteur du gui sur les arbustes à fruits charnus avec les grives draines plus au nord comme en France, avec peut-être des modalités sensiblement différentes : un champ de recherche à explorer !

Cette conclusion sur l’aspect facilitateur de la biodiversité du gui (qui rappelons-le par ailleurs nourrit aussi au passage toute cette guilde de frugivores) me plaît beaucoup, histoire de rééquilibrer l’image populaire de « parasite malfaisant » ! Rappelons aussi qu’on l’a utilisé comme fourrage pour le bétail (voir la chronique). La nature est plutôt grise que toute blanche ou toute noire !

Vive le gui … même sur les fruitiers ; il apporte son lot de biodiversité !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Biological flora of Central Europe: Viscum album L. D. Zuber. Flora (2004), 199, 181-203
  2. Generalist birds govern the seed dispersal of a parasitic plant with strong recruitment constraints. Ana Mellado · Regino Zamora Oecologia (2014) 176:139–147
  3. Spatial heterogeneity of a parasitic plant drives the seed-dispersal pattern of a zoochorous plant community in a generalist dispersal system. Ana Mellado and Regino Zamora. Functional Ecology. 2016, 30, 459–467

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le gui
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