Fragaria vesca

Fraisiers cultivés en pleine expansion en été après la floraison

Quiconque a déjà cultivé des fraisiers connaît une de leurs particularités majeures, au delà de leurs fruits si délicieux, les coulants. C’est ainsi que l’on nomme le plus souvent en langage populaire ces longues tiges qui « courent » sur le sol tout autour de chaque pied et installent de nouveaux petits pieds, régulièrement espacés sur leur longueur qui ne cesse de s’accroître. On peut facilement récupérer ces nouveaux petits plants enracinés et devenus autonomes et les transplanter pour faire de nouveaux pieds de fraisier ; nous exploitons ainsi une capacité surprenante du fraisier et d’un certain nombre de plantes à fleurs : la multiplication végétative ou la fabrication de nouveaux individus viables sans passer par la reproduction sexuée (donc sans les fleurs et les graines qu’elles produisent). Tous ces rejetons issus d’un même pied portent le même génotype que le pied mère dont ils sont issus via les stolons : aussi parle t’on de reproduction clonale. Les jeunes pieds sont donc des clones du pied mère ; pas de panique : n’y voyez aucun danger ni manipulation génétique humaine soutenue par de grosses entreprises malfaisantes ! Cette capacité singulière soulève de nombreuses interrogations quant à son fonctionnement, son intérêt et ses conséquences pour la vie des plantes qui la pratique ; nous allons voir qu’en fait, elle rapproche fortement ces plantes clonales du comportement des animaux !

Colonie de fraisier des bois sauvage avec ses innombrables stolons

Stolons

Pour le botaniste, les coulants sont des stolons, des tiges aériennes mais à croissance horizontale et associées à la capacité de multiplication végétative. Nous allons détailler ces organes à partir de l’exemple du fraisier sauvage, la « fraise des bois » si populaire, qui a servi de plante modèle pour l’étude de ce processus.

Colonie dense de fraisier des bois le long d’un chemin forestier ; peut être ne s’agit-il que de quelques individus seulement (genets) !

Le pied de fraisier initial (1), le pied mère, provient de la germination d’une graine, celle qui est contenue dans les mini-fruits, des akènes, ces grains qui se trouvent sur le faux-fruit charnu, la fraise issue du développement du réceptacle floral, le plateau qui porte les organes de la fleur (voir la chronique : les multiples fruits charnus des Rosacées). La plante forme au départ une rosette de feuilles à trois folioles dentées qui persistent en hiver. A la base des feuilles, il y a un bourgeon axillaire qui peut évoluer de trois manières différentes : soit il donne une tige florifère dressée et ramifiée, soit une tige basse ou soit un stolon. Ces derniers apparaissent en général après la floraison (si elle a lieu) et sont produits tout au long de l’été et jusqu’en automne.

Ainsi, rapidement, la plante initiale se trouve entourée tout autour d’elle, dans toutes les directions de ces tiges couchées ou légèrement arquées mais toujours très près du sol. Elles ne portent pas de feuilles directement mais de petites écailles et, à espaces réguliers, elles élaborent des nœuds porteurs chacun d’un nouveau bourgeon axillaire. Celui-ci va élaborer une petite rosette de feuilles, et le plus souvent, par en dessous des ébauches de racines. Si l’emplacement convient (voir ci-dessous), les racines s’ancrent dans le sol et la rosette de feuilles au-dessus de développe : un nouveau pied-fille est né. D’ailleurs, on ne sait pas si on doit l’appeler pied-fils ou pied-fille car de toutes façons il est bisexué (il produira des fleurs avec étamines et pistil) comme son pied-mère ! Simplement, c’est plus poétique que pied originel et pied descendant !

Individu flou

Le pied mère non visible est à gauche et a donné le stolon « rouge » qui a produit un pied fille puis est reparti (portion verte plus jeune à droite)

Mais le processus ne s’arrête pas là : l’extrémité du stolon, via son bourgeon terminal, repart depuis ce premier nœud, s’allonge, refait un nouveau nœud, une nouvelle plante-fille et ainsi de suite. En fin de saison, un même stolon peut ainsi porter un certain nombre de plantes-filles de plus en plus petites au fur et à mesure que l’on s’éloigne du pied mère. Ainsi, en une saison de développement, se crée un réseau tentaculaire tout autour du pied mère.

Selon les conditions environnementales, les portions de stolons qui relient le pied mère au premier pied-fille puis les pieds-filles successifs suivants entre eux vont persister plusieurs semaines à plusieurs mois ; en général, au printemps suivant, ils ont disparu. Les pieds filles se trouvent donc progressivement « sevrés » et deviennent indépendants (s’ils survivent).

L’année suivante, ils vont à leur tour devenir des pieds mère et élaborer leur propre réseau de stolons autour d’eux. Cependant, la durée de vie du pied mère n’est pas éternelle et il va finir par disparaître ainsi que les tous premiers pieds filles mais entre temps la l’ensemble de la descendance se sera largement étalé dans l’espace assurant ainsi la colonisation du milieu.

Si l’on s’arrête un instant devant ce processus fou qui semble sans fin, on réalise vite la grande difficulté à définir UN fraisier des bois, au sens de un individu. Pour le scientifique, le pied mère et tous ses descendants, y compris ceux des générations suivantes, par multiplication végétative ne forment qu’un seul et même individu au sens génétique : on le nomme donc genet (dérivé de génétique). Ses innombrables descendants, encore reliés ou pas par des stolons sont des individus fonctionnels mais pas génétiques : on les appelle des ramets (mot anglo-saxon dérivé de rameau).

Mais sur le terrain, il est impossible de s’y retrouver (sauf pour ceux encre connectés entre eux) car par dessus ce processus vient se superposer la possibilité de reproduction sexuée : des graines, porteuses d’un nouveau génome, peuvent germer au beau milieu d’une telle colonie et la nouvelle plante, en tous points semblable extérieurement à la première, va engendrer sa cohorte de stolons et de descendants ! D’autres plantes de la famille des Rosacées pratiquent cette reproduction clonage par stolons voyageurs : voir la chronique sur une plante qui colonise les éboulis alpins, la benoîte rampante.

Intégration et hétérogénéité

Les connexions maintenues temporairement par les stolons ne sont pas que physiques : elles servent aussi de voies d’échanges et de transport de divers éléments entre le pied mère et ses descendants : les produits issus de la photosynthèse, l’eau et les nutriments ou les hormones végétales. On parle d’intégration clonale physiologique. Ainsi, les ramets (voir ci-dessus) fraîchement établis, à peine enracinés, peuvent recevoir des ressources issus soit des ramets en amont ou du pied mère, notamment en cas de situation ponctuelle difficile. En effet, si on se place à l’échelle du fraisier, soit quelques dizaines de centimètres, l’environnement immédiatement autour du pied mère, disons dans un rayon de quelques mètres, s’avère le plus souvent plus ou moins hétérogène à divers titres. Ainsi, tel stolon parti dans telle direction, peut « déposer » un pied fille sur une micro-tache de gros cailloux peu favorable, ou sur une tache déjà très occupée par des plantes vivaces ou sur un emplacement peu éclairé parce que juste au dessus il y a l’ombre d’un jeune arbre. Ce peuvent être aussi des micro taches au contraire très favorables : là, un petit creux plus humide plein de terreau de feuilles mortes décomposées ou une micro-clairière bien éclairée. Le fraisier des bois, espèce assez exigeante en lumière et en eau dans le sol, s’installe souvent sur les lisières ou dans des clairières où la végétation environnante évolue très vite et modifie profondément les conditions d’accès à la lumière, à l’eau et aux ressources minérales du sol, trois points clés pour réussir. Autrement dit, le fraisier semble installer ses pieds filles à l’aveugle, pour certains vers un avenir radieux et pour d’autres vers un échec garanti. Mais ceci est une interprétation a priori qui ne prend justement pas en compte la fameuse intégration clonale qui change tout !

Tels des bêtes

Hétérogénéité à une micro-échelle : un gros caillou, des plaques de mousses denses, du sol nu

On a donc là un être végétal multiple (le genet et ses innombrables ramets) mais capable de se déplacer au rythme de la croissance des stolons et qui exploite les ressources de l’environnement immédiat (4). Tout ceci rappelle furieusement ce qui se passe avec les animaux mobiles pour lesquels a été mis en place un cadre de référence : la théorie dite de la recherche optimale de nourriture (Optimal foraging des anglo-saxons). Elle prédit que les individus capables d’exploiter les ressources alimentaires de la manière la plus efficace, en différenciant dans leur environnement les zones (les taches) de bonne qualité et de moindre qualité et en modifiant leur comportement et leur morphologie pour exploiter au mieux ces ressources, auront les meilleures chances de survie. Ils seront avantagés dans le cadre de la pression de sélection naturelle.

Cette théorie largement validée par de multiples exemples animaux peut tout autant s’appliquer aux plantes clonales à stolons dont le fraisier des bois. Les ramets des genets bougent et devraient donc être capables de distinguer dans un environnement hétérogène la qualité des différentes micro-taches et de s’installer préférentiellement dans celles de haute qualité (eau, lumière, nutriments). Cela supposerait de leur part une capacité de différencier les micro-environnements et leur qualité et de ne pas s’installer au hasard mais préférentiellement dans les taches favorables. C’est ce que plusieurs études expérimentales très ingénieuses se sont appliquées à démontrer avec le fraisier des bois.

On sait depuis longtemps que les plantes peuvent détecter des variations d’éclairement via des photorécepteurs internes (phytochromes par exemple) qui induisent l’allongement des tiges ou l’augmentation des surfaces des feuilles ; donc quand un ramet se trouve dans une tache avec un éclairement favorable, il va se développer en ce sens et conforter ses racines et devenir rapidement indépendant.

Par contre, on ne savait pas jusqu’à récemment comment ils pouvaient discriminer les taches riches en éléments nutritifs des taches pauvres. Deux chercheurs ont mis au point un dispositif assez simple mais ingénieux pour mettre les stolons émis par un pied de fraisier en situation de choix de milieux nutritivement différents mais tous éclairés de manière optimale.

Ils ont suivi sur onze mois leur développement avec ce dispositif et constaté que dans un premier temps les nouveaux ramets émis s’enracinaient d’abord dans les taches de haute qualité nutritive ; si on leur offre un environnement homogène tout autour, ils s’installent au hasard. Donc, ils ont la possibilité de distinguer les taches riches des taches pauvres : comment font-ils ? Une autre recherche (4) (voir ci-dessous apporte une hypothèse étayée très originale. Par contre, dans un second temps, au bout de six mois environ, on voit les ramets s’installer indifféremment dans les deux types de taches ! L’explication tient à l’invasion initiale des taches favorables qui se trouvent ainsi rapidement surpeuplées et voient leurs ressources nutritives s’épuiser : les taches riches deviennent l’équivalent des taches pauvres initiales et les ramets ne font plus de différence. On oublie trop souvent que les êtres vivants transforment leur environnement au point que celui-ci peut devenir vite défavorable !

Entraide

Le long de cette fissure, une colonie de fraisier des bois s’est installée ; les pieds émettent des stolons qui pendent dans le vide ; ils portent toujours de jeunes pieds non enracinés qui vont mourir faute de pouvoir s’implanter et privés de ressources car les stolons se sont desséchés

Dans cette même étude, on s’est intéressé à l’activité photosynthétique des pieds mère et à celle des ramets filles. Les pieds mères dans un environnement hétérogène ont un rendement photosynthétique supérieur à celui de pieds mères dans un environnement homogène. Les pieds mères envoient en fait une partie des ressources qu’ils ont captées vers les ramets filles encore reliés par stolons et installés dans des taches peu favorables.

Dans une autre étude (3) de la même équipe de chercheurs, il a été montré l’existence d’un transport interne via les stolons de l’azote prélevé dans le sol sous deux formes différentes : nitrates (NO3) ou ammonium (NH4). Quand des ramets filles sont placés en situation de stress hydrique (manque d’eau), le pied mère auquel ils sont encore reliés leur envoie préférentiellement de l’azote sous forme d’ammonium ce qui leur permet de réduire leur consommation en eau ; autrement, ils reçoivent plutôt des nitrates. L’image de la mère et de ses filles tient donc ici la route !

Par ailleurs, les pieds mères montrent une certaine plasticité en modifiant leur morphologie globale : ils produisent plus de stolons vers lesquels ils allouent plus de ressources ; ces derniers, en milieu hétérogène, ne sont pas plus longs mais plus épais en diamètre ce qui laisse supposer la possibilité d’un meilleur transport. Les pieds mères développent de plus des feuilles plus grandes en moyenne en situation hétérogène qu’en situation homogène, s’assurant ainsi la possibilité d’aider les ramets filles en difficulté grâce à une photosynthèse plus active.

Stolons renifleurs !

Extrémité de stolon qui fonctionne comme une tête chercheuse portée par le stolon

Contrairement au lamentable scandale des avions renifleurs, l’histoire des stolons renifleurs s’avère, elle, hautement crédible. Une autre équipe de chercheurs (4) a imaginé un dispositif expérimental sophistiqué en faisant pousser des stolons frères issus d’un même pied mère juste au-dessus de deux types de substrats mais sans qu’ils puissent entrer en contact direct : l’un fait de compost composé de matériaux en pleine décomposition donc vivant au sens de grouillant de bactéries, champignons et minuscules invertébrés ; l’autre fait de compost stérilisé, « mort ». ils ont observé deux faits majeurs : les racines se développent nettement plus au-dessus du substrat vivant et leur taille dépend directement de la taille du pied mère qui a émis les stolons porteurs de ces racines ; quand les stolons ont le choix entre ces deux substrats côte à côte, ils s’étendent préférentiellement au dessus du substrat vivant. Donc, d’une part le pied mère ravitaille les pieds filles pour l’élaboration des racines mais surtout ces derniers « sentent » certains substrats et pas d’autres ! Surprenant, non !

La courbure du stolon amène la jeune plante au contact du substrat et elle peut s’enraciner et le stolon repart en avant !

Alors, que « sentent-ils » ? On sait depuis longtemps que les sols sont des milieux vivants, riche en toute une faune et flore d’invertébrés, de « microbes » et de champignons. Cette biodiversité augmente d’autant que le sol contient plus d’éléments nutritifs. Or, tous ces êtres vivants émettent dans et au-dessus du sol toute une batterie de Composés Organiques Volatiles utilisés entre eux comme signaux de communication (en cas d’attaques, de stress lié à l’eau, de changements de température, …). On sait déjà que ces COV peuvent agir sur la croissance des racines des plantes dans le sol. Donc, on peut raisonnablement penser que les pointes des stolons en croissance soient capables de détecter ces COV dont l’abondance traduit la richesse nutritive du sol et qu’ils réagissent alors en élaborant un nœud et des racines pour l’ancrage d’un pied fille !

Dans les joints entre ces marches d’escalier, un sol se forme à partir des mousses et des poussières et est le siège d’une activité vivante susceptible d’orienter la quête des stolons qui escaladent ainsi l’escalier, marche après marche,

 

BIBLIOGRAPHIE

  1. The relative importance of sexual and clonal reproduction for population growth in the perennial herb Fragaria vesca. Juerg Schulze • Rita Rufener • Andreas Erhardt • Peter Stoll. Popul Ecol (2012) 54:369–380
  2. Small-scale Heterogeneity in Soil Quality Influences Photosynthetic Efficiency and Habitat Selection in a Clonal Plant. S. R. ROILOA and R. RETUERTO Annals of Botany 98: 1043–1052, 2006
  3. Physiological integration modifies d15N in the clonal plant Fragaria vesca, suggesting preferential transport of nitrogen to water-stressed offspring. S. R. Roiloa, B. Antelo and R. Retuerto. Annals of Botany 114: 399–411, 2014
  4. Live substrate positively affects root growth and stolon direction in the woodland strawberry, Fragaria vesca. Waters EM and Watson MA (2015) Front. Plant Sci. 6:814.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le Fraisier des bois
Page(s) : 38-39 Guide des fruits sauvages : Fruits charnus
Retrouvez le Fraisier des bois
Page(s) : 66-67 Guide des Fleurs des Fôrets