Succisa pratensis

Une scène de plus en rare : un pré tout fleuri de succises (Aubrac)

En septembre, les floraisons se font de plus en plus rares : hormis les re-floraisons, notamment pour diverses vivaces coupées ou broutées dans les prés les pelouses ou sur les accotements, quelques espèces spécialisées optent pour un calendrier de floraison très décalé en automne à la faveur de ses « encore » belles journées. L’une des fleurs phares de cette vague automnale est la succise des prés difficile à rater avec son abondante floraison bleu-violet intense portée haut sur ses tiges dressées ; si on ajoute que ses fleurs se regroupent en gros boutons très élégants et qu’elle forme souvent des peuplements fournis, elle a tout pour offrir un dernier enchantement avant le long tunnel de l’hiver ! Cette chronique présente donc cette fleur ravissante et attachante à travers sa morphologie et son mode de vie. Dans une seconde chronique à venir nous nous intéresserons plus particulièrement des difficultés que rencontre cette espèce encore assez commune mais en net déclin  du fait de son écologie assez particulière ce qui en fait d’ailleurs une espèce cible et étendard pour la conservation des milieux naturels qu’elle peuple. 

Exigeante 

Peuplement de succises dans un pré montagnard à canche cespiteuse (herbes sèches au centre)

Compte tenu de ses exigences assez spécifiques, il importe de connaître ses habitats potentiels pour la rencontrer. Globalement, ses milieux de vie doivent a minima réunir trois conditions clés : des milieux ouverts en pleine lumière car elle ne supporte qu’un peu l’ombrage ; des stations aux sols humides mais avec de fortes variations au fil des saisons, i.e. souvent des sols trempés en hiver mais pouvant se dessécher en été ou des sols argileux ou marneux retenant de bonnes quantités d’eau avec une nappe proche de la surface ; enfin, des sols peu enrichis en matières nutritives (oligotrophes), une condition devenue de plus en plus problématique avec l’enrichissement à tout va des milieux cultivés ou pâturés et la pollution atmosphérique. Sinon, si elle fréquente des sols calcaires ou marneux à pH basique, elle s’accommode aussi de sols plus acides sur granite ou sur tourbe. 

Une fois ces conditions réunies, elle forme souvent de grandes colonies où elle domine le paysage, surtout en automne au moment de la floraison encore que si on apprend à identifier ses rosettes de feuilles (voir ci-dessous), on peut aussi les repérer de loin hors floraison. La succise fréquente donc toute une gamme de prairies humides à marécageuses ou de marais, non amendés par des fertilisants, souvent en compagnie de la molinie ou de la canche cespiteuse, deux graminées qui forment de grosses touffes (touradons) ; on la retrouve aussi dans les pelouses marno-calcaires à orchidées en faciès humide ; en moyenne montagne, elle fréquente les pelouses acides dominées par le nard raide, une grainée basse surnommée poil de chien ou dans les landes d’altitude au milieu des airelles ou de la callune fausse-bruyère ; enfin, elle peuple aussi régulièrement les clairières et allées forestières humides des chênaies ou les lisières fraîches, là aussi souvent en compagnie de la molinie. Elle monte jusqu’à presque 2000m en altitude dans l’étage subalpin et sa répartition couvre toute la France avec des régions où elle a beaucoup régressé (voir la seconde chronique). 

Vivace à rosette 

Rosettes de différents âges

Si elle ne fleurit que tardivement, la succise n’en reste pas moins aisément identifiable grâce à ses feuilles, entières, presque glabres, ovales terminées en pointe et opposées par paires avec une nervure centrale bien marquée. Leur coloration d’un vert sombre particulier tranche malgré tout avec le fond herbacé vert de ses milieux de vie. Il existe un critère typique pour s’assurer de leur identité et notamment éviter de les confondre avec des plantes voisines telles que knauties et scabieuses (voir ci-dessous) : si on prélève une feuille que l’on déchire en travers délicatement, on voit apparaître des fils très ténus qui relient les deux moitiés ; c’est le même test bien connu que l’on utilise pour distinguer les cornouillers ! 

Les feuilles de la base, disposées en rosette, possèdent chacune un pétiole. Le développement de ces rosettes à partir dune graine passe par quatre stades : la plantule avec quatre petites feuilles (moins de 2cm de long) peut durer jusqu’à deux ans avant d’évoluer vers un stade dit juvénile à six feuilles plus longues (2-5cm) et enfin le stade adulte végétatif dont les six à douze feuilles dépassent 5cm de long. Les tiges émergeant des rosettes n’apparaissent qu’au stade reproductif et portent les fleurs ; cependant, nombre de rosettes adultes restent au stade végétatif sans produire de tiges pendant plusieurs années. En fin d’automne, le feuillage prend assez souvent une teinte violacée ou bronze assez typique. A noter aussi parfois les bords des feuilles rougeâtres et un peu courbés vers le bas ou bien la présence de taches noires denses sans doute dues à des champignons parasites. 

Les tiges reproductives, de une à deux (voire quatre) par rosette, sont dressées, raides et ramifiées à l’aisselle des paires de feuilles mais dans le haut seulement ce qui lui donne une architecture volumineuse ; elles sont pubescentes dans leur partie supérieure. Elles portent des paires de feuilles espacées (feuilles dites caulinaires) : les plus basses ont encore un pétiole tandis que les supérieures deviennent presque sessiles, sans pétiole. 

Capitule 

La floraison portée sur les tiges hautes de 20 à 80cm ne passe pas inaperçue par sa générosité : si une rosette ne produit que une à trois tiges florales, chacune d’elles se ramifie dans le haut et porte au bout des longs pédoncules des têtes florales très denses presque rondes, larges de 2 à 3cm, composées de 30 à 100 petites fleurs d’un très beau bleu-violet intense (rarement blanche ou rose). Comme le groupe de fleurs est sous-tendu par une collerette bien développée de bractées vertes (involucre) disposées sur deux ou trois rangs, on peut donc parler de capitule comme chez les Composées ou Astéracées ; ceci n’a rien de surprenant car l’ordre des Dipsacales dans lequel s’insère la famille de la succise, les Caprifoliacées, est proche parent de l’ordre des Astérales qui inclut les Composées (voir les différents exemples d’espèces de cette famille) : il s’agit là d’une évolution convergente indépendante. 

Chaque fleur comporte une corolle faite de quatre pétales soudés avec quatre étamines nettement saillantes avec des filets bleu pâle et anthères rose vif du plus bel effet. Au centre émerge le long style terminé par un stigmate circulaire. Si on tire une fleur individuellement, on constate que la corolle se trouve enchâssée dans un calice velu porteur de quatre arêtes noires qui est lui-même emboîté dans un faux calice quatre angles et quatre dents qui le double extérieurement : on parle d’épicalice (voir l’évolution de cette structure) ou d’involucelle ; ce dernier terme s’emploie aussi pour les ombelles secondaires des Apiacées ou ombellifères (voir la chronique), une famille de l’ordre des Apiales elle aussi parmi les plus proches parents des Dipsacales ! 

Au stade bouton floral, le capitule ne manque pas d’élégance avec les petites boules d’abord claires puis virant au violet entre lesquelles surgissent des bractées verdâtres à pourprées, pointues, très contrastées ; ajoutez une dose de rosée matinale et une ambiance brumeuse d’une belle matinée d’automne et vous avez un véritable bijou scintillant ! Il s’agit de bractées florales (une pour chaque fleur) parfois surnommées « paillettes » ou « écailles ».

Fausse scabieuse 

Le bleu-violet intense des succises interpelle (mais souvent sur les photos, cette couleur est « déformée » !)

L’identification semble donc des plus faciles au stade fleuri sauf que plusieurs genres proches parents aux fleurs bleu violacé regroupées aussi en capitules à involucres lui ressemblent beaucoup : les « vraies » scabieuses (genres Scabiosa et Lomelosia) dont la très commune scabieuse colombaire et les knauties (Knautia). D’ailleurs, autrefois, la succise était nommée Scabiosa succisa en latin et scabieuse des bois ou scabieuse succise ce qui entretient la confusion. Avant de voir les critères distinctifs, faisons un zoom sur ce groupe de proches parents : ce sont des membres de l’ancienne famille des Dipsacacées (de dipsacus, nom latin de la cardère : voir la chronique) aujourd’hui devenue une sous-famille (Dipsacoidées) au sein de la famille recomposée des Caprifoliacées qui comprend par ailleurs les valérianes, les mâches ou valérianelles, les chèvrefeuilles, … Elles partagent justement des inflorescences en capitules avec un involucre et la présence d’un épicalice doublant le calice. 

Voyons donc comment ne plus se tromper entre succise, scabieuses et knauties ! Deux critères clés distinguent clairement la succise : la corolle à quatre lobes égaux (versus cinq) et des feuilles toutes entières, sans dents ; ajoutons, en vue rapprochée, les arêtes noires des calices et les capitules en boules presque rondes. La teinte bleu violacé intense distingue aussi la succise de ses consoeurs plus dans les tons de mauve pâle ou bleu mauve.

Les scabieuses ont des feuilles assez petites très divisées (les supérieures) à l’exception d’une espèce, la scabieuse à feuilles de graminée aux feuilles très allongées entières mais hôte de milieux rocailleux des Alpes et Pyrénées.

Les knauties qui peuvent fréquenter les mêmes milieux ont des tiges robustes hérissées de poils raides, des grandes feuilles à minima dentées ; les fleurs des capitules n’ont pas de bractées individuelles ce qui donne aux capitules en boutons un aspect bien différent. J’ajouterais pour conclure que le vert de la succise n’a rien à voir avec celui des knauties ou des scabieuses … mais ce critère ne vaut qu’avec une longue habitude ! 

Entomophile 

Les succises attirent de nombreux visiteurs

La floraison des succises représente une manne pour les insectes pollinisateurs à une période de l’année où les fleurs deviennent plus que rares.  Et les visiteurs ne manquent pas effectivement d’autant que les capitules offrent des plates formes faciles d’accès. Une étude menée aux Pays-Bas a montré que les principaux visiteurs (60 à 100% des visites) sont des mouches syrphidés dont les éristales et les hélophiles ; sinon, on peut aussi observer de manière dispersée des papillons (vanesses) et quelques abeilles ou guêpes. Les syrphes, espèces généralistes,  semblent se montrer très constantes vis-à-vis de la succise puisque dans 75% de leurs visites elles venaient d’un autre capitule de succise. Et pourtant, en examinant les grains de pollen portés par ces mouches, les chercheurs ont observé que plus de 50% provenaient d’autres espèces de fleurs. L’examen des stigmates des fleurs confirme ce fait car ils se trouvent chargés de nombreux grains de pollen étrangers (venant d’autres espèces de plantes) qui diminuent donc la chance d’être pollinisé par du pollen de sa propre espèce du fait de l’encombrement du stigmate. Ceci pourrait donc altérer la capacité de reproduction de la succise.

Il se trouve qu’autrefois, toujours aux Pays-Bas, la succise recevait surtout les visites d’une abeille solitaire très spécialisée, l’andrène marginée, qui était son principal pollinisateur et ne visitait pratiquement que les succises (espèce oligolectique). Mais depuis les années 1960, cette abeille y a disparu. Se pose donc la question de savoir si les syrphes, en apparence assidus, suffisent bien à remplacer cette abeille. La succise est une plante autofertile donc capable de se passer de pollinisateurs mais en leur absence les graines produites présentent une faible viabilité. En Belgique et Allemagne, l’andrène marginée persiste mais entre aussi en déclin ; nous n’avons pas trouvé d’informations sur la situation de cette espèce présente aussi en France par rapport à ce problème ? 

Dispersion 

Les fleurs fécondées cèdent place chacune à un fruit sec à une seule graine (un akène) velu et à quatre angles ; il se retrouve entouré d’une double protection : l’épicalice avec quatre lobes triangulaires et le calice et sa couronne de « dents » épineuses noires qui a valu autrefois le surnom de tête de loup à la succise. Ces fruits/graines vont tomber un par un progressivement et la majorité atterrit par terre sous les pieds mères car il n’y a pas de dispositif spécialisé de dispersion à longue distance contrairement à ce qui se passe dans les genres voisins : les scabieuses disposent d’épicalices transformés en collerettes parcheminées propices à la dispersion par le vent ; les knauties possèdent sous le fruit un appendice huileux qui attire les fourmis (élaïosome) dans le cadre de la myrmécochorie (voir la chronique sur l’exemple de la chélidoine). Il se peut néanmoins que les deux enveloppes velues du fruit puissent adhérer au pelage d’animaux de passage ce qui assurerait un peu de dispersion à longue distance selon le principe de l’épizoochorie (voir la chronique). En tout cas, globalement, la succise souffre de ce handicap depuis la raréfaction de ces milieux de vie et leur extrême fragmentation ainsi que la régression de la circulation des animaux domestiques qui pâturent : les échanges entre populations isolées et très éloignées deviennent presque nuls ce qui pose des problèmes de consanguinité : nous verrons en détail cette problématique dans la seconde chronique sur la succise. 

Mordue ! 

Souche vue par dessous avec la « morsure du diable »

Il nous reste à explorer l’appareil souterrain de la succise qui réserve une surprise. La succise doit son caractère pérenne et sa relative longévité potentielle (jusqu’à 25 ans pour un pied !) à sa souche courte faite de nombreuses racines fortes étalées en tous sens et qui encadrent une racine principale forte brusquement et très curieusement tronquée à seulement quelques centimètres en dessous son départ : on dirait qu’elle a été coupée net et il y a comme une sorte de cicatrice. Cette souche n’émet pas de stolons sauf sur les sites fortement pâturés et piétinés : peuvent alors apparaître des rosettes sœurs sur une même souche, soit une forme de multiplication végétative très limitée. 

Cette configuration inhabituelle et surprenante a suscité toute une galerie de croyances et légendes associées à l’idée que cette coupure résultait de l’intervention du Diable, jaloux de ces pouvoirs, qui l’aurait tranchée d’un coup de dent pour la priver de ses propriétés médicinales : d’où les surnoms de mors-du-diable, herbe du diable, morsus dyaboli au Moyen-âge repris en anglais sous la forme devil’s bit ou en italien avec morso del diabolo ! Voici ce qu’en disait Olivier de Serres dans son célèbre traité précurseur de l’agronomie en 1600 : 

« Mors du diable : Les apothicaires la nomment en latin morsus diaboli parce que la racine de cette herbe est tronquée de telle sorte qu’on dirait avoir été prise un morceau avec les dents. Ce nom lui a été donné croyant le vulgaire superstitieux, que c’est le diable qui l’a fait, qui envieux du bien que cette plante cause au genre humain, le secourant en diverses maladies, y a laissé les marques de son venin. »

Le Théâtre de l’agriculture et mesnage des champs. O. de Serres. Thesaurus Actes Sud. 1996

Pourquoi accuser le Diable d’un tel forfait : tout simplement parce que nous sommes avec des racines, sous terre, dans le royaume de l’ombre, du noir, au plus près des morts ! Notons pour l’anecdote qu’on nomme aussi « morsure du diable » les extrémités frangées des trompes de Fallope : sans commentaire quant à cette association avec le féminin ! 

En Grande-Bretagne, une bonne partie de son emploi folklorique est d’origine magico-religieuse à cause de cette racine ; ainsi, elle était préconisée contre des éruptions écailleuses de la peau appelées « devil’s bites » ; dans le Somerset, on l’employait contre les morsures de chiens (sachant qu’elle a aussi une réputation bien fondée d’antiseptique) : on lavait les morsures avec de l’eau dans laquelle des racines avaient macéré, puis on couvrait avec les feuilles pour contrôler le saignement et initier la guérison. Enfin, elle a aussi inspiré la création du nom latin de genre Succisa créé au 16èmesiècle: il vient de succido ou succidere pour couper par le pied ou par en dessous. 

Bibliographie

The importance of syrphid flies as pollinators of Succisa pratensis (Dipsacaceae). Henk Hunneman, Frank Hoffmann & Manja M. Kwak. PROC. NETH. ENTOMOL. SOC. – VOLUME 15 – 2004 

Phylogenetic relationships, taxonomy, and morphological evolution in Dipsacaceae (Dipsacales) inferred by DNA sequence data.Sara E. Carlson, Veronika Mayer & Michael J. Donoghue TAXON 58 (4) • 2009: 1075–1091 

Molecular phylogenetics of Dipsacaceae reveals parallel trends in seed dispersal syndromes. P. Caputo, S. Cozzolino, and A. Moretti Plant Syst. Evol. 246: 163–175 (2004) 

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la succise
Page(s) : 114-115 Guide des Fleurs des Fôrets
Retrouvez la succise
Page(s) : 480-481 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages