Scandix pecten-veneris

La famille des Ombellifères ou Apiacées déroute les botanistes en herbe par la difficulté à identifier les différentes espèces indigènes compte tenu de l’uniformité relative des inflorescences en ombelles (voir la chronique sur cette famille et la structure des ombelles). Par contre, au niveau des fruits, la diversité est bien au rendez-vous avec une gamme de formes, de tailles et d’appendices variés à partir d’un plan commun (diakène ou schizocarpe : fruit sec qui se sépare en deux parties). En ce qui concerne la flore française, la palme de l’originalité des fruits pour les ombellifères revient sans conteste à une espèce qui passe par ailleurs facilement inaperçue vu sa taille modeste : le peigne-de-Vénus. Son nom contient déjà des promesses d’esthétisme mais la découverte de la belle révèle d’autres surprises en dehors de ses fruits.

Portrait

Parmi nos ombellifères, une majorité d’espèces sont omniprésentes dans les paysages par leur grande taille : berces, angéliques, cerfeuils, torilis, chérophylles, ciguës, peucédans, lasers, carottes, boucages, oenanthes, fenouil, panais, maceron (voir la chronique sur cette grande espèce), … La plupart d’entre elles sont de plus soit des bisannuelles ou des vivaces exubérantes. Le peigne-de-Vénus, lui, appartient au cercle restreint des petites ombellifères annuelles ne dépassant pas 50cm au-dessus du sol, étant le plus souvent proche des 20-30cm. Ses feuilles vert foncé finement découpées en lobes très étroits rappellent celles de tant d’autres espèces (une autre difficulté des ombellifères !).

A la floraison qui a lieu de mai à juillet, la discrétion reste de mise : de petites ombelles composées de 2 à 3 rayons seulement sans cercle de bractées à la base (involucre) ; par contre, au sommet de chaque rayon, sous l’ombellule de quelques fleurs, il y a un involucelle de 5 bractées plus ou moins divisées (pour tout ce vocabulaire spécifique aux ombellifères, voir la chronique sur la famille). Chaque fleur possède 5 pétales avec les extérieurs nettement plus grands.

C’est à maturité, quand les pistils de chacune des fleurs des ombellules terminales se transforment en fruits que cette modeste ombellifère se métamorphose littéralement en curiosité naturelle : chaque ovaire double (comme dans toutes les ombellifères) s’allonge irrésistiblement en un long bec de 3 à 7cm de long. Comme chaque fruit reste dressé sur le pédicelle de la fleur originelle, l’ensemble des fruits dressés (2, 3 ou 4) forme alors une image unique, d’autant qu’en mûrissant, ils noircissent.

Pecten-veneris

Vous pensez bien qu’une telle forme n’a pas manqué de stimuler l’imagination de nos ancêtres prompts à saisir dans leur environnement toute image rappelant leur quotidien et leurs objets, une quête permanente de sens teintée souvent de religiosité. Ainsi dès l’Antiquité, cette petite plante nommée Scandix, nom grec du cerfeuil (dont elle a la découpure de feuilles), s’est vue accoler à son nom le qualificatif de Pecten pour peigne à cause de cette ressemblance avec les dents d’un peigne. Plus tard, avec la mode en latin botanique de « convoquer » les dieux de l’Antiquité, s’y est ajoutée la référence à Vénus : d’où pecten-veneris. La déesse Vénus entre en effet dans une foule de noms de plantes : baignoire de Vénus (cardère), miroir-de-Vénus (Legousia), sourcils de Vénus (achillée millefeuille), sabot-de-Vénus (célébrissime orchidée), cheveux-de-Vénus (capillaire de Montpellier), nombril-de-Vénus (ombilic des rochers : voir la chronique sur cette plante grasse), … Par ailleurs, il existe aussi un coquillage gastéropode tropical à la coquille très découpée en longues dents fines (Murex pecten) surnommé lui aussi peigne-de-Vénus.

Dans l’imagerie populaire plus terre à terre, c’est la symbolique de l’aiguille qui revient : aiguille de berger, aiguillette, aiguillon, cerfeuil à aiguilles, aiguille de vieille dame, aiguille de couturier…

Le genre Scandix compte près d’une vingtaine d’espèces dont trois en France : la description faite ci-dessus correspond à l’espèce type ; les deux autres (plus S. pecten-veneris subsp hispanica aux fruits dotés d’un bec court et gros) sont méditerranéennes.

Messicole

Si cette plante est devenue aussi populaire, c’est aussi à cause de son milieu de vie principal : elle fait partie des plantes dites messicoles (de messio, moisson et cole, j’aime). Ce sont des plantes, pour la plupart annuelles qui adoptent un cycle de vie similaire à celui des céréales cultivées et qui vivent donc de manière au moins préférentielle dans des milieux cultivés soumis à la moisson. Ces plantes se sont adaptées à ce nouvel environnement créé de toutes pièces par l’homme depuis l’époque des premières cultures et y sont devenues confinées en espèces distinctes : on parle d’archéophytes.

Le peigne-de-Vénus appartient donc à ce vaste cortège d’espèces de plantes à fleurs (des centaines d’espèces) qui accompagnent (de moins en moins) les cultures de céréales : adonis, pieds d’alouette, coquelicots, miroir-de-Vénus, bleuets, nielles, nigelles et bien d’autres.

Il peut prospérer en populations parfois très importantes dans les cultures sur des sols limoneux assez chauds et riches en éléments nutritifs avec une nette préférence pour les sols sur substrat calcaire ou marneux. Il est donc capable comme les autres messicoles typiques de boucler son cycle en même temps que la céréale : germination quand le blé lève, floraison en fin de printemps et fructification au moment ou un peu après la moisson, sa taille basse lui permettant d’échapper alors à la moissonneuse.

On peut aussi le trouver, mais beaucoup plus rarement, le long de chemins ou sur des talus bordant des champs cultivés ou anciennement cultivés ou dans des friches et terrains vagues mais il ne supporte pas la concurrence des grandes vivaces de ces milieux et ne persiste qu’à la faveur d’espaces de sol nu.

Colonie de peignes-de-Vénus installés le long d’une ancienne culture de céréale (l’année précédente) et qui se maintient sur la bande de sol nu

Déclin inexorable ?

L’usage généralisé (et toujours en augmentation !) des pesticides est une des causes de déclin des messicoles

Comme l’écrasante majorité des messicoles, le peigne-de-Vénus a considérablement décliné depuis les années 50-60 surtout hors de la région méditerranéenne (bastion d’origine) avec l’avènement de l’agriculture supposée moderne et son cortège de pratiques intensives : usage des herbicides sélectifs ; apports massifs d’intrants chimiques (engrais nitratés) ; tri des graines après la récolte sans oublier une pratique désormais abandonnée très destructrice, le brûlage de la paille en plein champ. L’espèce tend à se retirer du nord de son aire et se replie vers le sud.

Même en Espagne (donc en zone climatique très favorable), une étude de 2008 indique un fort déclin depuis le milieu des années 50 ; on l’y trouve encore mais rare dans les cultures conventionnelles intensives souvent concentré sur les bordures, moins arrosées de pesticides ; par contre, il abonde dans les céréales en culture bio. L’une des causes principales de ce déclin serait néanmoins l’utilisation massive de fertilisants qui l’élimine.

En Grande-Bretagne, il a aussi beaucoup régressé : autrefois commun et répandu dans tout le pays, il est devenu rare et confiné presque exclusivement dans le centre et le sud avec de belles populations dans l’East Anglia ; il est éteint en Irlande. Par contre, depuis les années 2000, on assiste à des retours locaux et l’apparition sur de nouveaux sites. Trois hypothèses sont avancées pour expliquer ce « retour » : l’abandon de la pratique des brûlis de paille après la moisson très destructeurs ; une acquisition progressive d’une certaine résistance aux herbicides ; enfin, le développement de la culture du colza semble le favoriser sur les bordures (ce que j’ai observé en Auvergne localement).

Faible dormance

Le peigne-de-Vénus a une « faiblesse » dans son cycle de vie : ses graines ne peuvent rester dormantes (en vie ralentie) qu’un maximum de cinq ans. Ainsi, il a peu de chances de réapparaître en cas de transformation temporaire d’un milieu comme par exemple un changement de culture défavorable pendant plusieurs années. Dans le Valais suisse, une expérience de conservation a confirmé ce fait ; en 2000, on a remis en culture des parcelles abandonnées depuis plus de quarante ans pour y cultiver du seigle d’hiver. Dans les deux ans qui ont suivi, une vingtaine d’espèces de messicoles sont ainsi réapparues : celles qui avaient un banque de graines avec un très longue dormance. Le peigne-de-Vénus, autrefois présent, n’est, lui, pas réapparu ! En 2002, on a donc décidé de réintroduire cette espèce (et 22 autres) en semant des graines. Le peigne-de-Vénus s’est bien réinstallé au point de devenir envahissant et de concurrencer vigoureusement d’autres espèces réintroduites bien plus rares comme le grande androsace ; il a fallu le limiter en arrachant des pieds avant la fructification ! A cette occasion, on a constaté que quelques pieds se mettaient à fleurir en septembre et jusqu’en novembre, suivant ainsi le cycle du seigle !

A maturité, le fruit se fend en deux depuis la base (schizocarpe) et les deux longs becs s’écartent et se détachent brusquement, entrainant les graines à faible distance. La dispersion se fait avant tout par le transport de la paille mais aussi lors du passage de la charrue qui les déplace latéralement ; la surface rugueuse du bec peut aussi s’accrocher un peu à un animal et permettre une dispersion à courte distance. Normalement, les graines germent surtout en automne et début d’hiver avec quelques unes germant encore au début du printemps : ceci le rend lié aux cultures d’hiver (dont le colza). Chaque pied peut produire jusqu’à 150 graines (il y a deux graines par fruit) et la germination est optimale à 0,5cm de profondeur, donc tout près de la surface.

Elongation

Pour mieux comprendre l’évolution de tels fruits, il faut chercher à reconstituer les parentés avec les genres les plus proches au sein de sa vaste famille (voir la chronique sur la phylogénie des Apiacées). Le peigne-de-Vénus se classe au sein de la tribu des Scandicées (ce qui signifie qu’il en est le genre type) : là, il a pour plus proches parents (avec lesquels il partage un ancêtre commun) plusieurs genres bien représentés dans notre flore : les anthrisques (Anthriscus), le cerfeuil anisé (Myrrhis), les chérophylles ou cerfeuils sensu lato (Chaerophyllum), les athamantes (Athamanta) et les conopodes (Conopodium).

La reconstitution des parentés au sein de ce groupe indique que les fruits des athamantes sont les plus proches de l’état ancestral (ovale allongé, un peu comprimé, velu et avec des crêtes filiformes). Ensuite, on assiste à plusieurs tendances évolutives plus ou moins poussées selon les genres : épaississement du tégument (meilleure protection des graines), la différenciation de soies raides accrocheuses à partir de poils (dispersion par les animaux), l’apparition d’un appendice basal de type pédicelle et le développement d’un bec allongé ; ce dernier caractère a connu donc un paroxysme chez le peigne-de-Vénus !

Au sein du genre Scandix lui-même, on note aussi à l’apparition de l’hétéromorphie des fruits : ainsi chez le scandix du Midi (S. australis) les fruits centraux ont des bec plus courts dépourvus de soies raides ; leur dispersion s’en trouve donc différenciée par rapport aux fruits périphériques !

Légume

De loin on dirait effectivement du cerfeuil ! Mais attention, la famille des Ombellifères est trompeuse et regorge d’espèces toxiques !

En région méditerranéenne, une tradition rurale vivace persiste avec la cueillette ou la culture au jardin de plantes sauvages comestibles dont le peigne-de-Vénus. Dès l’Antiquité, Théophraste, Pline et Disocoride le décrivaient comme une herbe à consommer cuite ou crue. Il était vendu sur les marchés et la mère d’Euripide est censée avoir pratiqué ce commerce à Athènes ! Aujourd’hui il continue d’être récolté pour la consommation courante en Italie, Grèce et Turquie et il est vendu très régulièrement sur les marchés. Il est récolté par les paysans dans leurs champs ou cultivé dans les jardins. On le cuisine notamment avec l’huile d’olive dans des pâtés végétaux ou en salade et on l’apprécie pour son goût piquant et aromatique. De plus, il bénéficie de sa réputation de plante médicinale, confirmée par sa richesse en acides gras et en antioxydants.

Attention ! Nous attirons l’attention des lecteurs qui seraient tentés de faire cette expérience sur plusieurs risques importants. D’abord être sûr qu’il s’agit de la bonne espèce : dans les champs cultivés et notamment les moissons, on rencontre couramment une célébrissime empoisonneuse de la même famille, la petite ciguë ; certes son feuillage n’est pas finement découpé mais pour un novice la confusion est possible.

Il existe au moins une autre petite ombellifère qui habite ce milieu : le caucalide (Caucalis platycarpos) au feuillage très proche mais aux fruits courts et couverts de gros crochets.

Ne pas confondre non plus les fruits du peigne-de-Vénus fruits avec ceux des érodiums ou bec-de-grue d’une toute autre famille : ces derniers sont coudés à la base et le fruit se détache en 5 éléments. Même si vous l’identifiez correctement, sa cueillette le long d’un champ conventionnel signifiera « salade aux pesticides » vu qu’il semble capable de leur résister un minimum ! Enfin, d’un point de vue éthique, il serait très malvenu d’aller piller cette plante là où elle réussit à prospérer vu sa rareté et ses difficultés à se maintenir. On peut trouver dans le commerce des graines et le cultiver dans son jardin : ce sera nettement plus sûr et écologiquement responsable ! Dans ce cas, bon appétit et tenez-nous au courant !

BIBLIOGRAPHIE

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  4. The evolution of fruit in Scandiceae subtribe Scandicinae (Apiaceae). Krzysztof Spalik et al. Canadian journal of Botany 2015