Esox aquitanicus

Quand on entend parler d’espèce nouvelle (au sens de nouvelle pour la science), on pense tout de suite à pays exotique, dans la jungle amazonienne ou dans un lieu très insolite et très difficile d’accès. On a plus de mal à imaginer qu’on puisse trouver de nouvelles espèces en France et encore moins à propos d’un poisson hyper connu, abondamment prélevé, comme le brochet. Alors, quelle est cette espèce et comment a t’on fait pour la « voir » alors qu’elle était présente et facilement accessible comme les autres espèces de poissons d’eau douce ?

Brochet européen

Brochet (espèce ?) photographié dans un aquarium

En me référant à un guide sur les poissons d’eau douce paru en 2001 (1), voici quelques informations préliminaires sur le brochet telles qu’on pouvait les lire. Les brochets sont représentés dans le monde par un seul genre Esox comprenant cinq espèces dont une seule est européenne, le brochet européen (que les anglo-saxons appellent le brochet nordique), Esox lucius, surnommé grand-gousier ou grand-bec pour sa gueule si particulière de carnassier vorace. On nous dit qu’il est répandu sur une grande partie de l’hémisphère nord en Europe (à l’exception des régions les plus méridionales) et aux U.S.A. et au Canada. Il habite les étangs et les fleuves et rivières et a fait l’objet localement d’introductions comme dans les rivières côtières du Midi. La ponte ou fraye a lieu dans des secteurs herbeux submergés dans les plaines d’inondation des cours d’eau ou en bordure des plans d’eau ; elle a lieu au printemps.

Panneau pédagogique le long d’un sentier aménagé au bord du lac Chambon en Auvergne à propos de la fraye des brochets

Difficile de ne pas reconnaître le brochet avec sa silhouette très fuselée en forme de torpille et ses nageoires reportées nettement en arrière (la dorsale notamment). La ligne latérale est faite d’une rangée de petites écailles et sur le bord des mâchoires on note une rangée de 5 pores sensoriels. La livrée verdâtre varie beaucoup mais reste dans des tons vert-olive à vert foncé avec des bandes transversales brunâtres et des taches jaunâtres sur les flancs.

Frayère du lac Chambon avec le panneau explicatif : cette zone humide herbeuse inondée en hiver et au printemps est en marge du lac mais communique avec celui-ci

Des brochets ?

Avec une aire aussi vaste et des milieux peuplés assez diversifiés, on peut s’attendre à une certaine variabilité au moins écologique. Pourtant des études avaient montré que les brochets d’Amérique du Nord étaient peu différents des brochets européens au niveau génétique. Par contre, dès les années 2000, on avait repéré une variabilité plus forte dans les populations de brochets d’Europe du sud, notamment dans les bassins de drainage de la mer Adriatique, le bassin du Danube et … le sud-ouest de la France ! On commençait alors à trouver parmi d’autres genres de poisson européens des espèces cryptiques, i.e. des espèces très difficiles à discerner morphologiquement mais pourtant en situation d’isolement reproducteur (démontré par le recours aux analyses génétiques).

En 2006 (2), à l’occasion d’une étude génétique sur l’impact de l’introduction de brochets des pays de l’Est sur les populations indigènes de brochets de France, on découvre presque fortuitement que les brochets sauvages du Sud-Ouest de la France se distinguent par leur constitution génétique  avec une forte fréquence d’allèles ; on observe aussi que cette population se démarque par une période fraye (voir ci-dessus) plus précoce que dans le reste du pays : février au lieu de mars-avril. Les auteurs de l’étude concluent alors en disant : « cette découverte au sein de cette espèce demande à être explorée plus en profondeur par des comparaisons avec des populations sauvages d’autres sites». Il y avait bien « anguille sous roche » !

Le brochet mérite bien ses surnoms de grand-bec ou grand-gousier, qu’il soit aquitanien ou européen !

Brochet aquitanien

Une étude génétique générale des brochets sauvages de France est parallèlement en cours depuis 2003 avec la collecte de spécimens un peu partout en France dans 32localités recouvrant les différents bassins de drainage du pays ; on y a adjoint des spécimens conservés dans des musées datant pour certains de presque deux siècles. L’arbre de parentés obtenu par la comparaison des profils génétiques de 140 individus montre clairement l’existence d’un ensemble bien séparé (un clade) regroupant des spécimens tous prélevés dans le sud-ouest de la France : bassins de l’Adour, de la Charente (dont un de ses petits affluents, la Boutonne), l’Eyre et peut-être la Dordogne. Ces brochets diffèrent par une divergence génétique d’au moins 4% sur 24 sites de l’ADN mitochondrial et 3 sites d’ADN nucléaire : autrement dit, ils forment une entité génétique nettement divergente et isolée génétiquement des autres populations. Ceci conduit donc à en faire une espèce à part, une espèce nouvelle pour la science, le brochet aquitanien, nommé Esox aquitanicus et donc endémique des bassins fluviaux mentionnés ci-dessus. Pour autant, la séparation de cette espèce d’avec l’espèce principale ne doit pas être très ancienne.

Une fois le diagnostic posé, on peut chercher les critères morphologiques distinctifs car la différence ne saute pas aux yeux ce qui explique pourquoi cette espèce était passée inaperçue même des pêcheurs. Néanmoins, on arrive à une liste de critères conséquente même si la plupart sont relatifs : un museau plus court même si l’avant de la tête est plus allongé ; la base de la nageoire anale est plus large ; la coloration des flancs avec des barres obliques donnant un aspect marbré ; 101 à 121 écailles le long de la ligne latérale (versus 117-148 chez les autres brochets) et 53-57 vertèbres (versus 57-65). Il est donc quand même différent et un œil expérimenté peut désormais le distinguer sur le terrain !

Un troisième brochet !

Mais la folle histoire ne s’arrête pas là ! En examinant les spécimens anciens déposés dans des musées, les chercheurs de cette étude découvrent un spécimen pêché dans le lac Léman côté français dans la première moitié du 19ème siècle, soit bien avant les campagnes d’introduction artificielle de brochets venus d’autres régions. Ses caractères morphologiques le rapprochent fortement de la description posée en 2011 par des chercheurs italiens à propos d’une espèce nouvelle de brochet, cryptique elle aussi, endémique des bassins fluviaux italiens de l’Adriatique et nommée Esox cisalpinus, le brochet cisalpin. Il se distingue par un nombre réduit d’écailles latérales (92-107), la présence de 2 fois 4 pores sous les mandibules (versus 5), une coloration particulière des flancs et des signatures génétiques fortes permettant de lui donner le statut d’espèce autonome. L’analyse génétique de ce spécimen confirme qu’il appartient bien à l’espèce brochet cisalpin qu’on ne retrouve plus actuellement (a priori) dans le lac, ni dans les lacs alpins voisins. Il était donc présent dans les lacs périalpins et devait coexister avec le brochet européen classique. Divers indices laissent à penser que cette présence relève sans doute d’une introduction ancienne depuis l’Italie par des moines qui élevaient ces poissons. En Italie où les deux espèces cohabitent aussi, il y a des signes d’hybridation ; peut-être que les brochets cisalpins du lac Léman ont été « absorbés » génétiquement par les brochets européens surtout après l’introduction massive des ces derniers au cours du 20ème siècle.

Leçons de biodiversité

Cette histoire étonnante conduit à plusieurs réflexions. Elle nous montre que nous sommes encore loin, très loin, d’avoir fait l’inventaire complet de la biodiversité même dans notre propre pays. On trouve régulièrement des espèces nouvelles pour notre pays mais présentes dans les pays avoisinants ou introduites mais beaucoup plus rarement des espèces nouvelles pour la science. Mais ceci ne vaut que pour les groupes les plus étudiés : si il n’y a aucune chance de trouver une nouvelle espèce d’oiseau en France, il y a sûrement une marge importante pour tous ces groupes innombrables ignorés, peu étudiés tels que les tardigrades, les collemboles, les diatomées, .. sans oublier la multitude des organismes microscopiques !

Elle souligne aussi l’importance des spécimens conservés dans les musées ; or, actuellement, on assiste à une baisse de ces prélèvements pour diverses raisons dont la défense de la cause animale poussée à l’extrême (mais pas trop il est vrai pour les poissons !) ; on se prive là d’une source sans égal pour l’étude de la biodiversité. De même, la conservation de ce qui est déjà dans les musées est un enjeu primordial. Avec le développement des programmes de sciences participatives, on a tendance aussi à croire qu’elles vont très bien faire le job d’inventaire de la biodiversité : cet exemple prouve que sans support scientifique conséquent, aucun programme de sciences participatives n’aurait pu détecter cette nouvelle espèce (ce qui n’enlève rien à l’intérêt considérable de ces actions : voir la chronique sur le sujet).

Enfin, qui dit espèce nouvelle, dit questions de conservation : le brochet aquitanien, comme son confrère national, subit un déclin certain ; il doit en plus subir les introductions de souches de brochets « étrangères » qui risquent, par hybridation, d’introgresser génétiquement l’espèce et de la faire disparaître.

La silhouette de torpille du brochet tranche avec celle de la majorité des autres poissons d’eau douce. Affiche d’une exposition du Conseil Départemental du Puy-de-Dôme « Comme un poisson dans l’eau ».

BIBLIOGRAPHIE

  1. Biologie des poissons d’eau douce européens. J. Bruslé ; J.-P. Quignard. Ed. Tec et Doc. 2001
  2. Microsatellite genetic variation reveals extensive introgression between wild and introduced stocks, and a new evolutionary unit in French pike Esox lucius L. S. Launey, J. Morin, S. Minery, J. Laroche. J. Fish Biol. 68 (2006) 193–216.
  3. Morphological and molecular evidence of three species of pikes Esox spp. (Actinopterygii, Esocidae) in France, including the description of a new species. Gaël Pierre Julien Denys, Agnès Dettai , Henri Persat, Mélyne Hautecœur, Philippe Keith. C. R. Biologies 337 (2014) 521–534