Argiope bruennichi

En Europe, l’aire originelle de l’argiope fasciée (voir la chronique sur cette espèce et sa coloration jaune et noire) couvrait à l’Ouest les régions méditerranéennes et tempérées (jusqu’en France et au sud-ouest de l’Allemagne vers le nord) et la moitié méridionale de l’Europe centrale. Depuis les années 1930, cette araignée a entamé une expansion régulière, relativement lente au début mais qui tend à s’accélérer, à la fois vers le Nord et vers l’Est. On pense immédiatement au réchauffement climatique en cours devant un tel phénomène mais les études remarquables menées sur cette espèce montrent que ce n’est pas si simple et que la génétique joue un rôle central.

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Une irrésistible remontée

A partir de nombreuses données collectées dans les publications, les collections de musées et les bases de données (1) on peut assez précisément reconstituer dans le temps cette expansion d’autant qu’il s’agit d’une espèce voyante, facile à identifier (même de la part de novices en arachnologie !) et qui a peu de chances de passer inaperçue. On a ainsi élaboré des cartes de répartition par décennies selon des mailles de 0,5° x 0,5° qui couvrent l’Europe du nord et de l’Est concernées par l’expansion.

Fin 2006, seuls deux pays européens nordiques n’avaient signalé aucune donnée d’argiope : l’Irlande et l’Islande ; ¼ des mailles ont été conquises entre le début du 20ème siècle et actuellement. Dans la première moitié du 20ème, huit pays sont conquis à partir des années 1930. Dans les années 1950, on la découvre en Autriche ; dans les années 1970, elle est en Tchécoslovaquie, puis la Suède et les Pays-Bas dans les années 1980. Dans les années 1990, elle se répand au Danemark et en Suède. Depuis pratiquement toute l’Europe centrale continentale a été colonisée jusque dans l’ouest de la Pologne. Depuis le début du 21ème siècle, elle a atteint l’Estonie, la Finlande, la Norvège et la Lituanie.

Non seulement, elle s’installe dans de nouveaux pays mais une fois arrivée, ses densités de populations augmentent très vite, colonisant tous les milieux potentiels avec une nette préférence pour les milieux entretenus par l’Homme comme les jachères, les friches et les zones périurbaines. Compte tenu des zones qu’elle a déjà réussi à occuper, par projection on peut penser qu’il lui reste encore beaucoup de zones potentiellement favorables à conquérir : son expansion n’est donc pas terminée, loin s’en faut !

Perspective historique

L’argiope, dans son aire originelle au moins, se comporte comme une espèce qui recherche les sites chauds (thermophile) ce que traduisait bien son ancienne répartition centrée sur le bassin méditerranéen. De ce fait, il faut remonter quelques siècles en arrière pour prendre en compte un épisode climatique bien connu des historiens du climat (sans rapport avec le réchauffement climatique actuel) : le Petit Age de Glace (PAG). Cet épisode marqué par une baisse sensible et durable des températures moyennes avec des hivers très froids a duré en gros de 1400 à 1 800 avec un pic (plutôt un minimum!) autour des années 1650. Il faisait suite à une phase médiévale plus chaude accompagnée par la vague de défrichements intensifs qui a marqué cette période. Ainsi, on peut supposer que l’argiope a du prospérer au Moyen-Age, favorisée à la fois par le climat et les habitats disponibles, et s’étendre en Europe centrale ; puis, avec le PAG, elle a du se retirer vers le sud, ne laissant que quelques populations locales dans des sites continentaux chauds et abrités. A partir des années 1900, le retour à une période plus chaude (dans le cadre des fluctuations naturelles postglaciaires), la reprise de la déforestation et la multiplication des milieux anthropisés vont permettre son retour vers les territoires abandonnés ce qui a sans doute initialisé le début de son expansion. Là-dessus va se surimposer le changement global en cours du fait des activités humaines.

Retour à l’âge de glace

Justement, puisque nous remontons le temps, revenons encore plus en arrière avec la longue période glaciaire du Pléistocène qui s’est achevée il y a environ 11 000 ans (avec les petits soubresauts postérieurs comme le PAG). Là, pas de témoignages ni de spécimens de musées pour attester de la présence ou pas de l’argiope ! Il faut donc faire « parler l’ADN » en comparant des populations réparties sur l’ensemble de l’Europe pour reconstituer un scénario historique hypothétique (mais étayé) de ce qui c’est alors passé (2 et 3) ; c’est le principe de la phylogéographie. Il y a environ 800 000 ans, dans le contexte glaciaire d’alors, à l’échelle de l’Eurasie, deux grandes lignées se séparent : une en Asie orientale (l’argiope se trouve au Japon par exemple) et une autre dite occidentale sur l’Asie centrale et l’Europe. Au cours du dernier épisode glaciaire majeur et intense, la lignée occidentale aurait trouvée refuge dans le sud du Caucase. Une fois l’épisode glaciaire terminé, de ce refuge, une lignée de cette population relictuelle aurait reconquis le bassin méditerranéen et le sud-ouest ; une autre branche aurait gagné l’Asie centrale en longeant la Mer noire vers la Russie. Toute cette recolonisation serait relativement récente (quelques milliers d’années).

Une avancée dans la fraîcheur

On se dit que la suite est simple : avec le réchauffement global en cours, l’argiope n’a eu qu’à s’installer dans les zones devenues plus chaudes à partir des populations déjà les plus au nord (comme en France par exemple). Eh bien, non ! Les mesures effectuées (1) montrent que les températures moyennes des nouvelles zones récemment conquises sont toujours significativement inférieures à celle des anciennes zones occupées ; ainsi, dans la première moitié du 20ème siècle, la température moyenne des grilles (voir paragraphe 1) alors occupées est de 9,1°C alors que celles des grilles conquises depuis 1960 est de 8,3 à 8,6°C. l’écart entre zones anciennes et zones occupées a même tendance à s’accentuer depuis les années 1980-1990. Autrement dit, l’argiope progresse vers des régions de plus en « fraîches » par rapport à son aire de répartition originelle !

Or, ce qui semble bien le plus limiter l’argiope en termes de niche climatique, ce sont les températures hivernales ; en effet, en fin d’été, après l’accouplement, la femelle élabore un ou plusieurs cocons dans lesquels elle dépose des centaines d’œufs qui vont passer l’hiver exposés aux éléments. Les adultes meurent en automne et les œufs éclosent au printemps pour donner des « bébés » araignées qui vont ensuite grandir. Cette phase d’hibernation des cocons est cruciale pour la survie de l’espèce.

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Jeunes araignées à l’éclosion ; ce sont de jeunes d’une espèce d’orbitèle non identifiée.

Donc pour accéder à ces régions plus froides (0,3 à 0,8°C d’écart, ce n’est pas rien), l’argiope a du probablement acquérir une certaine forme de résistance ou de tolérance au froid qui lui a permis de s’installer plus au nord. Une fois de plus, l’ADN va nous éclairer sur ce changement physiologique supposé des argiopes.

Boostée par les mélanges

En comparant l’ADN d’argiopes vivant dans des zones conquises après 1930 (par commodité, nous les qualifierons d’invasives) et celui d’argiopes des zones « anciennes » (2 et 3), on constate que la progression vers le nord s’accompagne d’une diversité génétique croissante. Les populations anciennes montrent au contraire une faible diversité sans doute liée à l’histoire glaciaire qui avait du fortement réduire les populations et créer ce qu’on appelle en génétique un goulot d’étranglement. Le potentiel génétique s’en est trouvé très appauvri ce qui expliquerait pourquoi l’argiope n’a pas reconquis de nouveaux habitats au delà de sa niche étroite.

Mais alors d’où vient ce « sang neuf » qui introduit de nouvelles variantes de gènes (allèles) dans les populations « invasives » ? Deux pistes se dessinent : le contact des deux lignées issues du refuge caucasien (voir ci-dessus) qui auraient fini par se rencontrer en Europe centrale à la faveur du réchauffement climatique dans un premier temps. Une autre piste pointe un contact avec des populations asiatiques déjà endurcies depuis longtemps au froid (la lignée orientale a une aire ancienne bien plus large climatiquement). Cette introduction d’allèles extérieurs asiatiques (introgression) aurait augmenté la variation génétique et transmis aux populations européennes des allèles permettant de mieux supporter ou tolérer le froid. Des modélisations suggèrent que 99% des allèles ainsi introduits n’auraient eu en fait aucun effet sur les populations (effet neutre) ; mais le 1°% restant, soit quelques centaines de gènes suffit largement à expliquer les adaptations observées.

On veut des preuves !

Ce scénario, pour élégant qu’il soit, demande des confirmations concrètes. Des mesures effectuées sur des argiopes « anciennes » et « invasives » montrent que le thorax des femelles est moins large chez les secondes que chez les premiers ; ce changement morphologique (vers une taille moindre) serait une adaptation à une saison de reproduction plus courte ; en mobilisant moins de ressources pour la croissance, les « nouvelles » argiopes réussissent à se reproduire à temps. De plus, on note une très forte variabilité dans la taille, signe de fortes variations génétiques, ce qui doit faciliter la sélection de génotypes adaptés à ces nouvelles conditions. De même, la température ambiante préférée des jeunes argiopes est passée de 15°C pour les anciennes à 11°C pour les invasives ; en laboratoire, on a mis en évidence la nécessité de subir le froid pour que les jeunes éclosent après l’hibernation (diapause) dans le cocon. Ceci confirme une meilleure adaptation au froid.

Mieux encore : les chercheurs ont réalisé des transplantations réciproques : déplacer des argiopes « anciennes » dans des zones conquises et vice-versa et suivre leur devenir. Des argiopes méditerranéennes ainsi déplacées en Europe du nord, là où vivent les invasives, montrent une forte mortalité sans doute due au froid qu’elles ne supportent pas. Inversement, les nordiques transplantées en Méditerranée subissent le même sort : l’acquisition de la levée de diapause par le froid dans ce contexte deviendrait un handicap !

Finalement, le réchauffement climatique en cours ajouté à la phase d’amélioration après le Petit Age de Glace ont permis le début d’une remontée qui a conduit au mélange de populations jusque là éloignées ; ce mélange a apporté de nouveaux caractères qui autorisent désormais la conquête de territoires encore relativement froids. Evidemment, depuis les années 60, le réchauffement global qui s’accélère a amplifié encore plus le mouvement ouvrant encore plus de zones potentielles favorables. Sans ces changements génétiques, la progression eût été bien moindre et ne concernerait pas une grande partie des zones conquises. Tout cela s’est déroulé très récemment en une centaine d’années !

Et la dispersion ?

Mais au fait, tout cela est bien beau mais comment des araignées font-elles pour se déplacer ainsi ? Ce sont des animaux terrestres ! Oui mais elles disposent d’un moyen de déplacement très original que les anglo-saxons appellent le « ballooning » qu’on pourrait traduire par vol en montgolfière. Les araignées tissent des fils très longs non collants (fils de la Vierge) qu’elles laissent dériver dans le vent ce qui suffit à les emporter. Ceci concerne surtout les jeunes chez les argiopes (les adultes sont bien gros) qui grimpent sur un point haut dégagé, se dressent sur la pointe des pattes et redressent leur abdomen tout en émettant des fils, attendant le passage d’un courant d’air porteur.

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Araignée (non identifiée) dans la position typique du « ballooning » au sommet d’un piquet de clôture ; noter les deux filières proéminentes à l’arrière de l’abdomen par où les fils de soie sont émis.

Dès leur éclosion, les jeunes argiopes grimpent au sommet des cocons placés en haut de la végétation. On a pu démontrer qu’ils peuvent ainsi parcourir plusieurs kilomètres, notamment à la faveur de corridors naturels tels que les vallées. Pour autant, cette phase de dispersion n’est pas obligatoire dans le cycle de vie et peut ne pas avoir lieu. Les phases historiques de déforestation ont du favoriser la dispersion des argiopes, les arbres étant des obstacles. Dans l’Atlantique, les Açores ont ainsi été colonisées et les études montrent qu’il y a eu des échanges encore récents de gènes avec le continent !

Une autre piste importante pourrait être l’évolution économique de l’ex-URSS depuis le 19ème siècle avec la création du Transsibérien, les échanges pendant les guerres mondiales et les échanges économiques intensifs ont du largement favorisé les contacts avec les populations asiatiques et accéléré le processus de mélange.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Rapid spread of the wasp spider Argiope bruennichi across Europe: a consequence of climate change? Sabrina Kumschick & Stefan Fronzek & Martin H. Entling & Wolfgang Nentwig. Climatic Change ; 2011
  2. Northern range expansion of European populations of the wasp spider Argiope bruennichi is associated with global warming–correlated genetic admixture and population-specific temperature adaptations. HENRIK KREHENWINKEL and DIETHARD TAUTZ. Molecular Ecology (2013) 22, 2232–2248
  3. Eco-genomic analysis of the poleward range expansion of the wasp spider Argiope bruennichi shows rapid adaptation and genomic admixture. HENRIK KREHENWINKEL , DENNIS RODDER and DIETHARD TAUTZ. Global Change Biology (2015) 21, 4320–4332