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Trois girafes ; trois pelages différents

AVERTISSEMENT : Cette chronique est dédiée au public enseignant et traite de pédagogie. Cependant, elle peut intéresser aussi les non-enseignants soucieux de dialoguer par exemple avec des enfants à propos de l’évolution.
Historiquement, pour C. Darwin, c’est la prévalence de la variation à l’intérieur des espèces qui a servi de précurseur pour élaborer la théorie de l’évolution basée sur la sélection naturelle. Or, il semble bien que la non-appréhension de la variation intra-spécifique soit un des points de résistance les plus tenaces et les plus rigides de la part du grand public pour comprendre les processus évolutifs. Cette résistance tient notamment à la mise en place dès le plus jeune âge de biais cognitifs dans le raisonnement dont le biais essentialiste : ce processus a fait l’objet d’une chronique (voir le cauchemar de Darwin) où nous avons détaillé ce mode de raisonnement. Rappelons brièvement que ce biais conduit à considérer l’espèce comme une entité réelle avec son « essence propre » et ses propriétés définies et immuables ; avec un tel mode de pensée, la variation est considérée comme inexistante ou négligeable et périphérique ; de plus, les changements sont considérés comme affectant tous les individus d’une espèce et ce au cours de leur vie (vision transformiste). Une étude (1) a cherché à comprendre l’impact de ce biais essentialiste sur la perception de la variation au sein des espèces.

Le test

L’étude a été menée en parallèle sur deux groupes : l’un de 33 enfants de 4 à 9ans et l’autre de 34 étudiants universitaires adultes. Le protocole s’est appuyé sur la capacité à évaluer la variabilité des propriétés attachées à une espèce donnée. Pour les adultes, cela a été fait à partir d’un questionnaire basé sur trois études de cas permettant d’apprécier cette capacité. Nous allons développer plus en détail le questionnaire utilisé avec les enfants car il se rapproche des situations de cours où notamment on cherche à introduire un nouveau sujet ou une situation déclenchante. Les chercheurs ont retenu pour leur test trois mammifères (girafe, grand panda, kangourou) et trois groupes d’insectes (fourmis, abeilles et sauterelles). Pour chaque exemple, ils ont sélectionné trois propriétés associées : une sur le comportement, une sur l’anatomie externe et l’autre sur l’anatomie interne en présentant avec chacune d’elles la fonction correspondante. Le tableau ci-joint donne les différents exemples retenus.

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Le choix de ces trois propriétés n’est pas anodin : il se base sur le fait que les enfants (et une partie des adultes) ont tendance à croire que les propriétés anatomiques sont seules héritables et, que donc dans une approche essentialiste, ne peuvent pas être sujettes à variation : ces propriétés sont le socle de l’essence ! A l’inverse, les propriétés comportementales sont considérées a priori comme secondaires et on accepte plus volontiers de la variation à leur propos.

Le protocole

Chaque animal est introduit avec une image de présentation d’un seul individu. Chaque propriété est introduite par une question générique sur le mode : Saviez-vous que les girafes ont un pelage tacheté ? Cette forme évite l’affirmation frontale. Ensuite, on annonce la propriété associée : «  le pelage taché leur permet de se dissimuler dans la savane ».

A partir de là, trois questions suivent toujours sur le même mode. D’abord : Est-ce que selon vous toutes les girafes ont un pelage tacheté comme celle-ci ? On teste ainsi la perception de la variation réelle : cette propriété existe t’elle chez tous les individus de l’espèce ?

Si l’enfant répond que « oui, elles sont toutes tachées » (réponse essentialiste qui nie la variation), on passe à une seconde question : « Une girafe peut-elle naître avec un pelage non taché ? » ; cette question permet d’évaluer la perception d’une variation possible, potentielle, et de détecter la croyance éventuelle en une transformation ultérieure au cours de la vie de l’individu. Si l’enfant affirme toujours que ce n’est pas possible, on lui demande de justifier sa réponse : pourquoi une girafe ne pourrait pas naître avec un pelage taché ?

Enfants et adultes

Globalement, une large majorité des sondés, enfants et adultes confondus, dénient la possibilité d’une variation intra-spécifique au niveau des propriétés. Seuls des adultes qui ont eu accès à une compréhension de l’évolution basée sur la sélection réussissent à appréhender la variation réelle et la variation potentielle. Il n’empêche que nombre d’entre eux conservent une vision transformiste tout en acceptant la variation. On peut réussir à raisonner sur les individus sans être capable d’étendre à l’espèce. Ils continuent à croire que les mécanismes en jeu agissent sur l’essence de l’espèce et la transforment globalement. Les adultes sont aussi plus aptes à comprendre les différences entre sexes par exemple au sein d’une espèce ou la complexité de la classification : ils savent pour la plupart que derrière « les fourmis » il y a des centaines ou des milliers d’espèces différentes.

Si on se limite au cas des enfants de 4 à 9 ans testés ici, seuls 20% d’entre eux proposent la variation lors des questionnaires. Cette résistance (80%) est bien plus forte à propos de propriétés liées à l’anatomie interne, qu’à celles concernant l’anatomie externe et beaucoup moins pour les comportements ; on retrouve la même gradation chez les adultes. Ceci confirme que les traits externes et internes sont pour eux étroitement liés à l’essence et ne peuvent être de ce fait sujets à variation. Une partie de ceux qui nient la variation réelle (toutes les girafes ont un pelage taché) peuvent néanmoins ensuite accepter la variation potentielle (certaines girafes peuvent naître avec un pelage taché). Mais il y a là, peut être, un effet inducteur de la question posée sur lequel nous reviendrons en conclusion.

Que faire ?

En bilan de cette étude, les chercheurs proposent deux grandes pistes de réflexion et d’applications pratiques. Les enseignants ne doivent plus croire ou supposer que leurs élèves savent ou acceptent d’emblée qu’il y a de la variation au sein d’une espèce. Des expériences ont montré que si on créait des situations de classe où on attirait l’attention sur cette variation, cela permettait de faire évoluer nettement le point de vue des élèves. On pourrait ajouter qu’il faudrait aussi éviter l’inverse : insister sur les ressemblances entre individus notamment quand on établit le concept d’espèce. On utilise alors souvent le critère de ressemblance comme pilier de l’espèce : c’est vrai mais il faudrait nuancer considérablement et plutôt parler de degré de ressemblance plutôt que de ressemblance « absolue ».

On peut s’appuyer sur la meilleure acceptation de la variation des comportements (à condition de choisir des exemples de comportements hérités) pour introduire en parallèle les variations au niveau anatomique. Souvent les enseignants s’interdisent d’utiliser les comportements car eux-mêmes croient qu’ils ne sont pas héritables pour la plupart. Or, il existe de très nombreux exemples qui prouvent le contraire. Ainsi chez les oiseaux, la direction suivie pendant la migration ainsi que le moment des départs sont génétiquement déterminés comme le montre l’exemple de l’évolution en cours dans certaines populations de fauvette à tête noire d’Europe centrale qui ont changé d’habitudes migratoires dans le cadre du changement climatique et du nourrissage hivernal des oiseaux par l’homme. Les individus mutants avec une direction migratoire nord-ouest au lieu de sud-ouest se sont trouvés favorisés dans leur survie en allant hiverner plus près en Grande-Bretagne et en revenant plus tôt et en prenant ainsi possession des meilleurs territoires.

Oui, mais ….

Les auteurs de l’étude vont même jusqu’à suggérer  de s’appuyer sur ce biais essentialiste dans un premier temps ; en effet il permet d’avancer assez vite et d’inférer de nombreuses propriétés : la girafe a un pelage taché ; elle a long cou ; elle vit dans la savane ; … ensuite, il faudra patiemment démontrer pas à pas que ce raisonnement présente un biais en faisant découvrir la variation.

Est-ce souhaitable et n’y a t’il des risques à renforcer ce biais essentialiste ? Et d’ailleurs, les questions posées dans cette étude ne présentent-elles pas elles-mêmes un biais certain dans la mesure où on entre par une généralisation (Saviez-vous que les girafes ont un pelage taché ? ) porteuse elle-même d’essentialisme et que l’on insiste sur la fonction. Autrement dit, cette résistance à l’appréhension de la variation n’a t’elle pas une part liée au contexte, à la manière dont on introduit le sujet dans l’enseignement ? Autre interrogation : faut-il ne parler d’abord que de variation et n’introduire qu’ensuite la sélection ou avancer avec les deux ensemble d’emblée même avec de jeunes enfants ? Une autre étude plus récente s’est appuyée sur l’étude présentée ici au niveau de son protocole pour évaluer ces interrogations ci-dessus : ce sera l’objet d’une autre chronique (Pour une approche ludique et imaginaire de la variation).

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BIBLIOGRAPHIE

  1. The Relation Between Essentialist Beliefs and Evolutionary Reasoning. A. Shtulman, L. Schulz. Cognitive Science 32 (2008) 1049–1062

A retrouver dans nos ouvrages

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