Nuphar lutea

Peuplement fleuri de nénuphars jaunes

Sous le nom de nénuphar, le grand public inclut des plantes certes de la même famille (Nymphéacées) mais assez différentes. Les plus populaires de loin sont les nymphéas (genre Nymphaea) célébrés par C. Monnet aux larges fleurs blanches, rose pâle à rose vif, rouges à violacées ou jaunes (selon les innombrables cultivars) et qui vit à l’état sauvage dans les plans d’eau sous la forme à fleurs blanches. Mais il existe un autre genre, moins connu bien que plus répandu, les « vrais » nénuphars (genre Nuphar) avec surtout le nénuphar jaune (N. lutea) qui fréquente les plans d’eau aux fonds vaseux mais aussi les rivières au cours lent. Sa répartition au long de ces derniers soulève le problème des modes de dispersion d’une telle espèce entièrement aquatique.

Nénuphars versus nymphéas

Sur le fond de cet étang vidangé en fin de printemps, on repère la trace des rhizomes de nénuphars juste enterrés sous la surface, formant un réseau ramifié ; ils permettent aux nénuphars de surmonter cette exondation même sur plusieurs mois !

Le genre Nuphar, les « vrais » nénuphars du botaniste, regroupe environ onze espèces très proches d’aspect et dont la délimitation reste assez complexe. Au sein de la famille des nymphéacées, ils forment à eux seuls une tribu à part, les nupharoidés (1), qui se différencie nettement par un ensemble de caractères spécifiques dont certains facilement observables : des fleurs qui produisent du nectar avec cinq tépales externes différenciés, tachés de vert, plus longs que les tépales internes jaune d’or et simulant un calice ; de puissants rhizomes charnus rampants qui s’étalent sur les sédiments vaseux et constituent de formidables outils de multiplication végétative ; des fruits portés sur de longs pédoncules qui émergent de l’eau si bien que la maturation du fruit se fait hors de l’eau (versus sous l’eau chez les nymphéas par exemple). Cette tribu a des caractères tellement tranchés que certains botanistes ont envisagé d’en faire une famille à part. elle occupe une position basale dans l’arbre de parentés de la famille, i.e. que les nénuphars jaunes actuels représentent la lignée la plus ancienne.

Dans la nature, on n’a pas toujours les fleurs ou les fruits visibles et le seul recours reste alors les feuilles flottantes pour différencier nénuphars et nymphéas. Tous les deux possèdent des feuilles plus ou moins en forme de cœur portées sur un long pétiole rattaché au rhizome au fond de l’eau ; à la périphérie de la feuille, les nervures secondaires se ramifient en bifurcations successives courtes. Chez les nénuphars, ces bifurcations restent serrées, formant entre elles des angles aigus ; chez les nymphéas, elles s’écartent à angle ouvert et se soudent entre elles selon un réseau d’anastomoses (2 et photos).

Bouteille de Brandy

Intéressons nous donc maintenant à la dispersion du nénuphar jaune dans son environnement ce qui suppose au préalable un détour pour observer ses fruits et ses graines. Les fleurs, assez petites comparativement aux nymphéas (4 à 6cm de diamètre au plus), portées haut sur de longs pédoncules émergés, sont fécondées par les insectes (mouches et abeilles) attirés par les fossettes nectarifères au dos des tépales internes jaunes mais aussi par le parfum fort qui rappelle selon les odorats celui des pommes ou pour d’autres d’un mélange d’alcool et de beurre, cette dernière note dénotant un mélange bien particulier (avec notamment de l’acide acétique et un alcool volatile).

L’ovaire du pistil se transforme en une grosse capsule charnue verte assimilable à une baie, en forme d’urne ou de bouteille ; cette dernière ressemblance lui vaudrait le surnom anglais de Brandy bottles à moins que ce ne soit à cause du parfum qui rappellerait un fond de bouteille de Brandy. Le sommet de la bouteille est clos par le stigmate en forme de disque portant de 15 à 20 rayons stigmatiques. Cette capsule mûrit donc (voir ci-dessus) hors de l’eau, au sommet du pédoncule dressé et se découpe en plusieurs loges spongieuses, lesquelles peuvent se détacher ; elles flottent, avec les nombreuses graines qu’elles renferment chacune, grâce à la présence de cavités pleines d’air dans leur paroi. Le fruit peut aussi se détacher tout entier et flotter lui aussi.

Pop-corn

Les graines brun-clair des nénuphars sont comestibles et exploitées depuis longtemps dans différents pays : chauffées, elles gonflent comme du pop-corn ou elles étaient cuites ou moulues pour faire de la farine (en Angleterre par exemple). Cependant, leur utilisation se heurte à un obstacle physique : dans le fruit, elles sont incluses dans une sorte de moelle spongieuse à l’intérieur des loges du fruit ce qui les rend dures à extirper. Les Indiens d’Amérique du nord plaçaient les fruits dans un trou d’eau et attendaient qu’ils soient pourris : il suffisait ensuite de laver le résidu pour séparer facilement les graines. Comme les rhizomes volumineux peuvent aussi se consommer sous forme de farine (amère et astringente), le nénuphar a donc été une plante « vivrière » pour les populations habitant des zones humides souvent pauvres par ailleurs en cultures.

Cette astuce d’extraction des graines rejoint en fait ce qui se passe dans la nature. Les parois des fruits éclatés (voir ci-dessus) finissent par pourrir, ce qui libère les graines ; chacune d’elles peut alors flotter via la couche mucilagineuse qui l’entoure. En effet, une graine dépouillée de cette couche ne flotte pas ou très peu. Cependant, au bout de trois jours environ de flottaison, cette enveloppe finit par disparaître et la graine coule alors vers le fond.

Course d’obstacles

Colonie de nénuphars jaunes dans la rivière Charente (Civray ; 86)

Les moyens de se déplacer dans l’espace ne manquent pas pour le nénuphar mais l’efficacité n’est pas toujours au rendez-vous loin s’en faut. Evidemment, en premier lieu, on pense au transport par l’eau (hydrochorie) au vu des caractéristiques des fruits et graines (voir les deux paragraphes précédents). Des expériences avec des fruits et graines marquées (3) montrent qu’ils ou elles peuvent voyager en flottant au fil de l’eau (s’il y a du courant !) à raison de 80mètres/heure mais le temps de déplacement ne dépasse pas deux ou trois jours ce qui limite la portée. Il reste la possibilité qu’une fois au fond, sur la vase, à l’occasion de crues, le remaniement des sédiments ne déplace les graines ; cependant, les graines ne germent guère si elles sont enfouies un peu en profondeur !

On pense aussi au transport « dans les animaux » (ou endozoochorie : voir la chronique) après consommation des fruits et/ou graines. Des expériences et observations conduites sur des canards colverts, des foulques macroules et des carpes (4) montrent que ces derniers consomment volontiers les graines mais qu’ils les digèrent entièrement, contrairement à ce qui se passe pour d’autres plantes aquatiques comme les potamots par exemple. Donc le transport potentiel d’un plan d’eau à un autre via ce processus semble peu probable. De même, on évoque souvent pour les plantes aquatiques le transport des graines qui se collent sur les pattes des oiseaux aquatiques marchant dans la vase (épizoochorie : voir la chronique). Mais, les graines des nénuphars présentent d’une part une structure peu favorable (petites, rondes et lisses) et ne résistent pas au dessèchement (4). Donc là aussi, ce mode de transport qui permet pourtant des déplacements à longue distance semble inefficace pour le nénuphar.

Enfin, il reste la voie végétative via les fragments de rhizomes, longs et rampants à la surface de la vase, détachés lors d’inondations et transportés au fil de l’eau. Sauf que les observations montrent que ces fragments échouent souvent sur des sites non favorables et se dessèchent et meurent sans donner de nouveaux pieds ! Ce processus en fait ne fonctionnerait qu’à une échelle de … quelques mètres et permet l’expansion des colonies presque sur place.

Navigation fluviale

Finalement, qu’en est-il vraiment entre ces nombreuses possibilités de dispersion avec chacune leurs limites ? Pour répondre à cette question très complexe, une équipe tchèque (5) a échantillonné 31 populations sur le bassin fluvial de deux rivières en Bohême : les prélèvements permettent de dresser les profils génétiques de ces populations à partir de marqueurs génétiques. Les résultats confirment la grande rareté des transports de rhizomes (voie végétative clonale) sauf dans un cas où un déplacement de 75 km a pu être mis en évidence mais sans indication sur l’ancienneté de ce transfert.

Pour ce qui est du transport de graines (reproduction sexuée), le transport des graines au fil du courant semble agir sur des distances de plusieurs dizaines de kilomètres (soit plus que prévu vu la flottabilité limitée des graines), sans doute par un processus de « pas japonais », des colonies s’installant de proche en proche au fil du temps. La diversité génétique n’est que légèrement plus élevée en aval par rapport à l’amont ; or, si on raisonne logiquement sur une forte tendance à une dispersion dans le sens du courant, on devrait s’attendre à une diversité nettement plus faible en amont. Ce résultat contradictoire est connu pour de nombreuses plantes de corridors fluviaux : c’est le « paradoxe de la dérive » que l’on explique par l’existence d’évènements de dispersion à contre-courant (ou venus d’autres bassins proches), rares mais suffisants pour inverser la tendance attendue. Le ralentissement du courant dans la partie aval favorise aussi le dépôt de sédiment et donc l’installation de nouvelles colonies de nénuphars.

Mais cette étude révèle une surprise plus inattendue : pour six des génotypes recensés, il faut faire appel à des échanges inter-bassins entre des rivières non connectées. Or, nous avons vu que les moyens de dispersion à longue distance et sans utiliser le courant (endo et épizoochorie) étaient a priori très limités en efficacité (voir ci-dessus). Deux hypothèses peuvent être avancées pour expliquer de tels échanges : soit certains oiseaux d’eau autres que ceux étudiés auparavant (colvert et foulque) consomment les graines sans les digérer et les rejettent intactes dans leurs excréments ; soit il s’agit de transport par l’homme et ses activités sachant notamment qu’autrefois les rhizomes étaient récoltés (comme source de nourriture ou comme ressource médicinale). Il faut donc envisager que la situation actuelle soit la relique d’une répartition plus étendue autrefois avec plus d’échanges à longue distance d’autant que les zones humides intermédiaires entre bassins pouvant servir de relais étaient plus répandues autrefois.

Out of Eurasia

Si on remonte encore bien plus dans le temps, on en vient à s’interroger sur la diversification et l’expansion des nénuphars à l’échelle planétaire. Le genre Nuphar se rencontre dans toutes les régions tempérées de l’Hémisphère nord et, contrairement aux autres genres de Nymphéacées, il est absent des milieux tropicaux. L’analyse génétique des onze espèces (1) met en évidence deux grandes lignées divergentes : les espèces de l’Ancien monde et celles du Nouveau Monde (Amérique du nord). Mais il y a une exception : le nénuphar à petites feuilles (N. microphylla) d’Amérique du nord est plus apparenté aux espèces eurasiatiques et notamment à d’autres espèces « naines » typiques des milieux boréaux. Mais alors, comment expliquer une dispersion à une aussi grande distance intercontinentale ? Il faut donc envisager la présence d’un pont terrestre entre les deux continents après la divergence des deux grandes lignées sans que l’on puisse dire si cette espèce a émergé initialement en Europe de l’ouest ou en Asie orientale avant de migrer vers l’Amérique. La migration a du se faire là aussi par « pas japonais » et pas apr un événement de dispersion à longue distance très peu probable.

C. Monet aurait du aussi s’intéresser aux nénuphars pour leur élégance et leur sobriété !

BIBLIOGRAPHIE

  1. PHYLOGENETIC RELATIONSHIPS IN NUPHAR (NYMPHAEACEAE): EVIDENCE FROM MORPHOLOGY, CHLOROPLAST DNA, AND NUCLEAR RIBOSOMAL DNA. DONALD J. PADGETT, DONALD H. LES, AND GARRETT E. CROW. American Journal of Botany 86(9): 1316–1324. 1999.
  2. FLORA GALLICA. Flore de France. J.M. Tison et B. de Foucault. Société Botanique de France. Biotope Editions. 2014
  3. Dispersal ecology of Nuphar luteum (L.) Sibthorp & Smith: abiotic seed dispersal mechanisms ; KIMBERLY HAMBLIN HART and PAUL ALAN COX F.L.S.   ACOMPLETER
  4. Seed dispersal of three nymphaeid macrophytes. A.J.M. Smits, R. Van Ruremonde, G. Van Der Velde   ACOMPLETER
  5. Detecting dispersal of Nuphar lutea in river corridors using microsatellite markers. TOMAS FER AND ZDENKA HROUDOVA Freshwater Biology (2008) 53, 1409–1422