Se poser cette question revient à soulever celle de la place des mutualismes dans le fonctionnement du monde vivant ; or, cette importance considérable nous échappe en partie faute d’une connaissance globale de tous ces innombrables mutualismes. Seuls quelques chercheurs travaillant de longue date sur ce thème peuvent pressentir globalement et traduire en mots simples cette importance cruciale des mutualismes. D.H. Janzen (1939-) est l’un d’eux. Spécialiste de l’écologie évolutive, il est aussi un biologiste très actif en matière de conservation de la biodiversité avec notamment un projet pilote de parc modèle au Costa-Rica, son terrain d’étude,. Il a beaucoup travaillé sur les mutualismes fourmis-acacias et les mutualismes de dispersion des fruits et de pollinisation dans les forêts tropicales.

Dans le chapitre introductif du premier ouvrage moderne sur le mutualisme (voir ci-dessous), il a rédigé un texte de synthèse remarquable sur « L’Histoire naturelle des mutualismes » et il le termine en répondant de manière magistrale à cette question ; véritable exercice de science-fiction, il nous amène à réfléchir ainsi sur le poids considérable de ces interactions. C’est pourquoi j’ai choisi de traduire ce passage et de le donner comme matière à réflexion !

Extrait de : The Biology of Mutualism : Ecology and Evolution sous la direction de Douglas H. Boucher ; 1988 ; New York ; Oxford University Press ; Chapitre 3 : The natural history of mutualisms ; D.H. Janzen ; pp. 40 à 89 ; la partie traduite (traduction personnelle) correspond à l’avant-dernier paragraphe p. 86-89 : What Would the World be Without Mutualisms ?

Certainement que les interactions entre espèces seraient moins complexes sans les mutualismes qui permettent aux mutualistes d’acquérir des traits incompatibles avec leur phénotype primaire. Une autre conséquence du même phénomène serait que les plantes et animaux sans relations mutualistes auraient des gammes écologiques d’habitats et de microhabitats occupés beaucoup plus étroites. Les structures des populations de nombreuses plantes sont ce qu’elles sont à l’intérieur d’un habitat et d’un habitat à l’autre à cause de la forme et de l’intensité de leur pluie de graines (pour autant ceci ne veut pas dire que le patron de répartition soit corrélé avec la forme et l’intensité de la pluie de graines). Si toutes les plantes avaient les mêmes sortes de pluies de graines petites et ovoïdes que celles générées normalement par le vent et les capsules explosives, ou les pluies de graines linéaires produites par le transport par l’eau (excepté les fruits crochus dispersés par la fourrure des mammifères) , de nombreux types de répartition de plantes n’existeraient pas dès lors qu’une pluie de graines n’atteindrait un habitat que s’il se trouvait à très courte distance de celui hébergeant les plantes parentes. Avec une graine dispersée par un cheval, les arbres adultes reproducteurs peuvent se trouver pratiquement n’importe où ; avec une graine dispersée par l’eau ou le vent, la plante aurait une répartition très locale sans avoir aucun habitat où ses représentants seraient largement espacés.

Savoir ce que changerait un tel événement dans les modes de vie des animaux qui vivent normalement dans des forêts riches en espèces est un rêve partagé par tous, mais il est tentant de se demander si les différences majeures entre les structures des habitats végétaux et des communautés animales des forêts tropicales à Diptérocarpes (arbres à fruits dispersés par le vent) du sud-est asiatique, et celles du reste des plaines tropicales riches en espèces, ne seraient pas dues au moins en partie à la dominance de la dispersion par le vent pour les plus grands arbres de cet habitat (mais aussi les sols pauvres, la production de fruits en masse mais discontinue par les Diptérocarpes, …). La même chose s’applique aux régimes alimentaires des animaux. Si on enlevait les fruits des régimes alimentaires des oiseaux omnivores mutualistes pour la dispersion des graines, beaucoup d’entre eux disparaitraient de certains habitats, devraient avoir des comportements migratoires complètement différents et obtenir une bien plus grande part de leur nourriture à partir d’autres sources. Si les animaux ne devaient compter que sur leurs propres capacités digestives, ils représenteraient un danger bien moindre vis-à-vis des plantes qu’ils ne le font. Les plantes auraient plus de ressources pour la compétition et la reproduction, parce que elles y laisseraient moins de pertes et dépenseraient moins à se défendre contre les herbivores. Les herbivores eux-mêmes seraient soit des généralistes moins efficaces (que maintenant) ou des spécialistes encore plus étroits ; les cerfs sans rumen pourraient bien évoluer en spécialistes des arbrisseaux ligneux, mais ce serait bien à peu près tout ce qu’ils pourraient manger. Les plantes pourraient bien gagner dans de nombreuses courses coévolutives avec les herbivores.

L’élimination des mutualistes qui assurent la pollinisation ravagerait les structures de nombreuses populations végétales. Il y aurait bien plus d’extinctions pour des distances entre plantes bien plus basses, avec pour conséquence que plus d’espèces seraient des spécialistes édaphiques et ne seraient présentes qu’en peuplements plus denses. A l’intérieur des habitats, la richesse en espèces diminuerait et elle augmenterait entre habitats (comparée à la précédente), pendant que la richesse globale chuterait de manière très sensible à cause de l’incapacité pour toute plante de se trouver ordinairement loin de ses congénères. Il se pourrait bien que ce ne soit pas que la compétition et le climat qui fassent que les conifères reproducteurs se trouvent pratiquement tous côte à côte avec des congénères. Une espèce de pin dont la biologie d’avant cet événement serait d’être représenté par des individus très dispersés s’éteindrait rapidement par manque de pollinisation, bien avant l’impact des herbivores ou le climat. Si les espèces tropicales n’existaient qu’en peuplements fortement monospécifiques et n’avaient ainsi qu’à investir très peu dans la floraison, elles deviendraient alors des compétiteurs bien plus redoutables en tant qu’individus, naissant à partir de graines plus grosses et dédiant l’essentiel de leurs ressources à des interactions d’ordre compétitif, à la longévité, ou aux défenses contre les herbivores.

Des conséquences du même type pourraient bien affecter les animaux. Dans un monde sans fleurs produisant du nectar, les milliers d’espèces de papillons nocturnes nectarivores seraient réduites aux seules espèces capables de récolter assez de ressources au stade de larve et d’eau au stade adulte pour remplir toutes les fonctions adultes. Les adultes auraient des durées de vie plus courtes et les chenilles des durées de vie plus longues et seraient probablement mieux protégées. La diversité des formes chez les chauves-souris serait fortement réduite, et les espèces qui ont un régime omnivore incluant des éléments floraux deviendraient soit plus frugivores et carnivores, soit seraient condamnées à disparaître. Les colibris ont tellement peu d’impact dans les réseaux trophiques tropicaux (leur rôle de pollinisateurs mis à part) que leur disparition passerait inaperçue.

Les plantes se cantonneraient beaucoup sur des « bons » sols et seraient une ressource de base réduite en termes de diversité d’espèces, de biomasse de taux de remplacement suite à une attaque d’herbivores. Si certains minéraux et composés riches en azote venaient à ne plus être fournis par les mycorhizes et les bactéries fixatrices d’azote, les options pour fabriquer des défenses chimiques et assurer la croissance seraient réduites. Les taux de décomposition seraient aussi nettement ralentis, vu que la flore digestive et la rhizosphère sont des sources d’inoculation majeures quand un animal ou une racine meurent. Ceci ralentirait le retour des nutriments dans le cycle du sol, et signifierait qu’il y aurait plus de nécromasse disponible pour des animaux non microscopiques dans le processus de décomposition.

L’élimination des plantes qui dépendent obligatoirement des fourmis passerait presque inaperçue – seuls quelques groupes majeurs de fourmis s’en trouveraient anéantis ; réciproquement, l’élimination des fourmis qui dépendent obligatoirement de plantes ne signifierait juste que la perte de quelques espèces de plantes et une quantité de biomasse en jeu relativement limitée sauf dans quelques rares systèmes de successions secondaires tropicaux.

L’élimination des mutualismes diffus de protection aurait d’un autre côté un effet destructeur majeur sur des choses telles que la densité et la richesse en espèces des fourmis (déclin), la densité et la richesse en espèces des Homoptères élevés par les fourmis (accroissement) et toute la série des Hyménoptères parasites (fort déclin pour certains groupes). Il y aurait probablement une augmentation dans l’investissement des plantes dans d’autres formes de protections, et probablement que dans certains cas ceux-ci seraient moins efficaces. Ceci serait couplé avec une augmentation parallèle de la densité des herbivores à cause de l’abaissement des ressources disponibles pour les carnivores qui recherchent des proies et des hôtes et doivent attendre entre deux captures.

Tous ces changements ci-dessus pourraient être identifiés comme une réponse à la perte des mutualistes. Cependant, la perte du mutualisme signifierait la perte de ressources très importantes pour les parasites du mutualisme. Là où ces parasites sont très spécifiques (tels que ces fourmis qui vivent sur les acacias myrmécophytes non occupés par des fourmis protectrices) leur absence serait à peine remarquée. Cependant, les parasites des mutualismes étendus et diffus sont souvent des éléments importants de l’habitat. De nombreux oiseaux se nourrissent de fruits sans participer à la pluie de graines, et les fruits consommés peuvent être aussi importants dans leur régime que ceux mangés par les mutualistes. Un nombre considérable d’espèces d’insectes seraient évincées de l’habitat si les fleurs qu’ils visitent (sans les polliniser) étaient enlevées. Je suspecte que le fait d’enlever les exsudats produits par les racines dans le sol modifierait tellement les apports de nutriments à partir des plantes supérieures que la microflore ordinaire du sol prendrait un aspect radicalement différent. Encore plus indirectement, il y a une grande faune d’insectes mangeurs de fruits qui disparaîtrait.

En résumé, un monde privé des quatre principaux mutualismes serait moins riche en espèces, moins diversifié écologiquement en en formes de vie, plus riche en spécialistes extrêmes et en généralistes incompétents, et aurait un mode de répartition des populations basé sur des peuplements plus monospécifiques (une diversité intra-habitat amoindrie). La compétition serait plus intense parmi les survivants et ils y consacreraient bien plus de ressources qu’ils ne le font actuellement. Les prédateurs de graines et de fleurs joueraient un rôle bien plus important qu’actuellement en modulant la biologie reproductive des plantes. Il se pourrait bien qu’une telle perspective soit une manière de spéculer à propos de l’origine des nouvelles structures biologiques apparues dans les populations pré-Crétacé.