Lepas anatifera

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Je n’ai jamais autant aimé arpenter les immenses plages de Vendée juste après les tempêtes que depuis ma première rencontre avec ces étranges animaux échoués, accrochés à un morceau de bois, des anatifes : les retrouver est à chaque fois un étonnement et un régal des yeux devant la beauté raffinée de ces animaux très photogéniques, même morts quand on les retrouve sur la plage. Mais la fascination s’accroît encore plus quand on se penche sur le mode de vie surprenant de ces animaux.

Faux coquillage et vrai crustacé

Au premier coup d’œil, le non-initié qui voit comme une coquille à deux valves de porcelaine blanche brillante et lisse, enveloppant un corps d’où sort une sorte de gros pied charnu, pense à un bivalve, un coquillage donc. Dès qu’on s’approche, on remarque pourtant que la dite « coquille » est en fait un assemblage de cinq plaques inégales, finement rayées, et séparées par des bandes étroites de chair orangée : deux paires de grandes plaques réunies entre elles par une petite plaque étroite en forme d’épine dorsale (la carène) forment ce capitulum. Pouvant atteindre 5cm de long environ, il renferme le corps mou avec un abdomen vestigial. Vers le bas, prolongeant la tête très réduite émerge un gros appendice charnu riche en muscles, d’une teinte bleutée étrange, à la surface granuleuse, le pédoncule, long de 5 à plusieurs dizaines de centimètres et fixé à un support.

Enfin, au sommet du capitulum, on voit dépasser une rangée de six appendices doubles brun sombre, filamenteux, enroulés en crochets et portés par le thorax : ce sont des « tentacules « articulés » fixés sur les « pattes » , des cirres utilisés pour l’alimentation.

La présence de ces cirres articulés signe l’appartenance de ces animaux bizarres au vaste groupe des Crustacés : leurs plus proches parents sont les fameuses balanes bien connues sur les rochers avec leurs plaques disposées en cônes collés au support.

Un certain goût pour les déchets

Au stade adulte, tel que nous les trouvons échoués, les anatifes vivent accrochés à toutes sortes d’objets flottants les plus variés : des morceaux de bois, des coques de bateaux, des déchets de toutes sortes dont des bouteilles ou des packs, des paquets d’algues.

On les trouve aussi fixés sur des animaux vivants (on parle d’épibiontes) : sur des tortues de mer ; dans l’œsophage d’un énorme poisson-lune aux Acores (2) ou sur la peau d’un crocodile américain sur la côte pacifique du Mexique  (3) !

De 1964 à 1966, suite à l’éruption volcanique sous-marine qui avait donné naissance à l’île de Surtsey au large de l’Islande le 14 novembre 1963, on a retrouvé des quantités considérables d’anatifes consommés par des goélands sur les côtes islandaises à des centaines de kilomètres de là. Ils s’étaient fixés sur des fragments de ponce, cette roche volcanique flottante pulvérisée rejetée lors de l’éruption, qui ont formé autant de « radeaux de la Méduse » pour anatifes !

Ils dérivent ainsi au gré des courants et des tempêtes, au cours desquelles ils peuvent se retrouver échoués sur une plage et .. condamnés à mourir très rapidement hors de l’eau. Ce mode de vie dit pélagique explique la répartition quasi mondiale de cette espèce que l’on rencontre dans la plupart des mers tempérées et tropicales du globe. Ils peuvent temporairement se retrouver emportés vers des eaux froides peu hospitalières où la reproduction n’est alors plus possible.

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La fixation très ferme et durable se fait par une colle secrétée à la base du pédoncule en forme de disque et qui durcit en un ciment extra-fort. Une étude récente (2012) (1) montre que la colle secrétée diffère complètement de celle utilisée par la majorité des organismes marins fixés comme les moules ou certains vers à tubes : la composition est différente (à base de protéines acides) et la fabrication se fait par des glandes unicellulaires (pluricellulaires chez les autres) où tous les composants se trouvent mélangés (au lieu d’être séparés). Il faut dire que les anatifes du fait de ce mode de vie doivent résister à des forces d’arrachement considérables et que leur survie dépend fortement de cette adhésion.

Se reproduire tout en voguant

Les anatifes se reproduisent quand ils atteignent une taille minimale d’environ 2,5cm de long. Ils réussissent à s’accoupler (tout en étant fixés définitivement) entre eux par proximité grâce au long pénis de la partie mâle car chaque individu est hermaphrodite. Les œufs microscopiques sont conservés un temps dans le corps et éclosent au bout d’une semaine à un stade larvaire dit nauplius, nageur, typique du développement des crustacés. Après plusieurs transformations et une vie pélagique à se nourrir de plancton (où elle va elle aussi être dispersée par les courants), cette larve atteint le stade dit cypris où elle cherche un support et se fixe avant de subir une complète métamorphose (avec le développement entre autres des plaques calcaires et des cirres) qui aboutit à l’anatife telle que nous le connaissons.

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Des cirres pour balayer l’eau

Au stade adulte, les anatifes se nourrissent à l’aide de leurs cirres qui ratissent l’espace autour d’eux comme des bras crochus et plumeux avec un mouvement d’essuie-glaces : selon les populations et la taille des individus, ils se nourrissent soit uniquement par filtration de microorganismes, soit en combinant ceux-ci avec des proies un peu plus grosses comme des très jeunes alevins ou crevettes.

Une étude récente (2013) (4) portant sur l’un de ces gigantesques cimetières marins de plastiques piégés dans le nord Pacifique par le jeu des courants a montré l’abondance des anatifes (au moins deux espèces différentes dont Lepas anatifera) qui dominent l’assemblage d’espèces accrochées à ces déchets plastiques, une communauté de radeau ! Sur 385 anatifes disséqués, 33% avaient dans leur tube digestif entre 1 et 30 particules de plastique de toutes tailles, en majorité du polyéthylène mais aussi du polystyrène. Plus les animaux sont grands (au minimum 1,7cm de long), plus cette accumulation semble importante. On ne sait pas quel impact cela peut avoir sur les anatifes ni sur les réseaux alimentaires locaux ; il semble que les anatifes y aient peu de prédateurs et que le risque de concentration le long des chaînes alimentaires soit donc réduit à partir des anatifes.

Les anatifes n’ont effectivement que quelques prédateurs tels que certaines limaces de mer qui avec leur langue râpeuse (radula) creusent l’anatife à la jonction du pied et de la « coquille » la forçant à s’ouvrir pour la dévorer ensuite.

Gérard GUILLOT ; Zoom-nature.fr

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BIBLIOGRAPHIE

  1. Unusual Adhesive Production System in the Barnacle Lepas anatifera: An Ultrastructural and Histochemical Investigation. Jaimie-Leigh Jonker, Janek von Byern,Patrick Flammang, Waltraud Klepal, and Anne Marie Power. JOURNAL OF MORPHOLOGY (2012)
  2. The sunfish Mola mola as an attachment surface for the Lepadid Cirriped Lepas anatifera – a previously unreported association. João Pedro Barreiros and Manuel Teves. Journal of Ichthyology and Aquatic Biology
 vol. 10 no. 1 – 2005
  3. First report of the marine barnacles Lepas anatifera and Chelonibia testudinaria as epibionts on American crocodile (Crocodylus acutus). Fabio Germán Cupul-Magaña1*, Armando Rubio-Delgado2, Armando H. Escobedo-Galván3 and Carolina Reyes-Núñez Herpetology Notes, volume 4: 213-214 (2011)
  4. Gooseneck barnacles (Lepas spp.) ingest microplastic debris in the North Pacific Subtropical Gyre. PeerJ 1:e184; Goldstein and Goodwin (2013)

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les anatifes dans la classification
Page(s) : 316-317 Classification phylogénétique du vivant Tome 1 – 4ème édition revue et complétée