14/11/2023 Pour décrire le vivant dont nous faisons partie, nous avons souvent recours à des métaphores ; étymologiquement, métaphore signifie « transport du sens propre au sens figuré » : elles font partie des tropes, des procédés de langage.

Vous en avez forcément déjà croisé des dizaines dans vos lectures : la force évolutive, l’information génétique, les forêts poumons verts de la planète, la crise de la biodiversité, la mémoire immunitaire, …. et notamment dans les chroniques de zoom-nature entre autres !

Elles sont tellement usitées qu’on les emploie sans même réfléchir et s’interroger sur ce qu’elles véhiculent ou sur l’histoire de leur genèse. Elles plaisent en tous cas et ont le don d’augmenter l’attractivité de vos propos auprès du grand public. Elles sont « tendance » dirons-nous. Et pourtant, une partie d’entre elles s’avèrent être très réductrices et simplistes et deviennent des obstacles à la compréhension réelle de ce dont on parle.

Dans Démystifier le vivant, un ouvrage qui vient de paraître chez Belin, G. Lecointre et A. Kremer-Lecointre ont entrepris la délicate tâche de traquer ces métaphores scientifiques obsolètes, liées à la compréhension du vivant, pour les décortiquer et en révéler la vraie nature : ils en présentent ainsi 36 d’entre elles. Des dessins assez caustiques, de A. Rafaelian, complètent ce texte décapant (dans la mesure où il nous incite à sortir de notre confort routinier) par de belles notes d’humour … tout aussi décapant !

Cette chronique s’inspire donc entièrement de cet ouvrage qui est un coup de cœur pour moi.

Métaphores et science 

Pour exposer le savoir, les scientifiques ont eu et ont recours aux métaphores qui sont des outils langagiers très puissants. Elles fonctionnent sur des analogies implicites : désigner une chose par une autre mais de nature différente et qui se laisse deviner. La métaphore n’a pas besoin d’explications : elle « parle d’elle-même » (si elle est bien construite) ; ce trait la rend très convaincante mais avec le risque majeur (surtout en science) d’être mal comprise.

Les deux auteurs distinguent plusieurs types de métaphores scientifiques :

  • Les métaphores utiles en recherche : lors de la découverte d’une notion, d’une structure nouvelle, inédite, elles permettent de faire comprendre dans la mesure où il s’agit de quelque chose encore mal compris. Elles peuvent même servir d’hypothèses de recherche comme la célébrissime sélection naturelle de C. Darwin, inspirée de la sélection artificielle exercée par l’humain dans le cadre de la domestication
  • Les métaphores « neutres » : elles éclairent mais sans gêner la compréhension comme l’arbre du vivant : tout le monde sait qu’il ne s’agit pas d’un vrai arbre ; cela dit, même cette métaphore a évolué et désormais on lui préfère nettement celle de buisson du vivant qui se rapproche plus de la structure hyper ramifiée sans axe central de l’arbre du vivant
  • Les métaphores obsolètes : élaborées à un moment donné où elles fonctionnaient bien, elles ont mal vieilli face aux progrès dans la connaissance de la chose désignée comme « les grandes étapes de l’évolution » ; elles persistent néanmoins actuellement mais portent en elle leur obsolescence … pas programmée au départ !
  • Les métaphores « marchandes » : on fait appel à des analogies fortes pour attirer l’attention mais décalées par rapport à la réalité ; de la fausse publicité en quelque sorte ; le célèbre « gène égoïste » de R. Dawkins en est un bel exemple en introduisant l’intentionnalité avec cette image anthropomorphique de l’égoïsme
  • Les métaphores trompeuses : elles sont fausses dès le départ comme « l’intelligence des plantes » ou « la stratégie adaptative ».

Vous aurez compris que ce sont les trois dernières qui posent problème et sur lesquelles nous allons nous attarder.

Deux cas d’école

Pour bien illustrer le propos, nous allons, très rapidement, exposer deux exemples de telles métaphores longuement décortiquées dans l’ouvrage.

Les forêts, poumons verts de la planète

Cette « belle » métaphore, reprise ad libitum, signifie que les forêts fournissent du dioxygène vital pour l’humain et les vivants. D’une part, les poumons font l’inverse : ils prélèvent du dioxygène et rejettent du dioxyde de carbone. D’autre part, les arbres d’une forêt rejettent certes du dioxygène au cours du processus de la photosynthèse mais en parallèle, comme tout être vivant, ils respirent et rejettent du dioxyde de carbone. Le bilan n’est en faveur d’un rejet de dioxygène que si la forêt est en pleine croissance. Mais les arbres qui meurent relarguent du dioxyde de carbone lors de leur décomposition ! Et ne parlons pas des forêts qui brûlent (au Canada, une surface de forêts équivalente à la France vient de brûler en une saison !) et libèrent des quantités astronomiques de dioxyde de carbone. 99% de l’oxygène de notre atmosphère (21% de l’air ambiant) a en fait une origine géologique très très ancienne.

L’évolution, marche vers le progrès

C’est l’idée que l’évolution va vers « du mieux » et qu’elle s’accompagne forcément de progrès. Cette idée de progrès en général s’est installée dans la seconde moitié du 19ème siècle appliqué à la civilisation occidentale qui avance de manière linéaire vers le mieux. Je cite les auteurs :

« l’européen « civilisé » est l’aboutissement d’un processus qui a animé tout le vivant… le colonisateur en tire une justification de sa présence sur le territoire des peuples colonisés (restés en arrière du « progrès ») : il faut « civiliser ».

Cette métaphore porte donc en elle toute une histoire « douteuse » et est complètement fausse. Vu que les individus des différentes espèces ont des besoins très différents, on ne peut parler de progrès pour le vivant en général. De plus, c’est une notion de valeur qui n’a pas sa place dans un contexte scientifique. Les auteurs proposent donc de dire à la place que l’évolution est une diversification du vivant : il n’y a pas de direction privilégiée et on prend en compte le temps très long sur lequel se déroulent les changements évolutifs.

Dans une prochaine chronique, j’aurais l’occasion de développer en détail une autre métaphore biaisée, celle d’ingénieur de l’environnement. Elle me tient à cœur car je l’ai souvent utilisée dans mes chroniques car c’est une expression « officielle » très usitée dans les publications scientifiques. Cet ouvrage m’a ouvert les yeux sur la petite résistance interne que j’avais quand même à utiliser cette métaphore mais je n’avais jamais pris la peine d’y réfléchir !

Au menu

Les auteurs ont distingué six grands domaines des sciences biologiques et pour chacun d’eux développé un certain nombre de ces métaphores. Je développe ici les trois premiers, proches des thèmes traités dans zoom-nature En voici un panorama rapide qui interpelle forcément car on y reconnaît rapidement telle une telle métaphore que l’on utilise souvent (moi, le premier !) :

  1. Les écosystèmes : la nature, sujet du verbe ; l’intelligence des plantes ; l’espèce ingénieure ; pour le bien de l’espèce
  2. La biodiversité : la nature est bien faite ; la crise de la biodiversité ; le vivant immortel ; le pigeon a des plumes parce que c’est un oiseau ; les espèces primitives
  3. L’évolution du vivant : la loi du plus fort ; l’échelle des êtres et le chaînon manquant ; l’évolution, marche vers le progrès ; les grandes étapes de l’histoire de la vie ; la sortie des eaux ; la force évolutive ; la question du « pour » ; le fossile vivant ; la stratégie adaptative ; les groupes naissent et meurent au cours de l’évolution.

Combien de celles-ci utilisez-vous sans vous interroger sur son vrai sens ?

Démystifier le vivant ?

Bien, direz-vous mais quel rapport avec le titre Démystifier le vivant. En fait, là se situe l’intérêt majeur de cet ouvrage qui arrive à point nommé, au moment où nous sommes, enfin, en train de reconsidérer sérieusement nos rapports avec le vivant ou les vivants et d’effriter la muraille de Chine entre nature et culture (tiens, une métaphore) propre à l’humanité occidentale.

Or, quand nous utilisons de telles métaphores « biaisées », nous ne parlons pas du vivant pour lui-même, pour ce qu’il est, mais d’un monde mystérieux, proche du monde de la physique, inanimé : une manière de tenir le vivant à distance en soulignant son caractère « incompréhensible » ou merveilleux. Ne plus considérer la nature comme un mythe abstrait, un décor idyllique u un tableau de la Création divine, mais comme des millions d’espèces de vivants et des milliards d’individus.

Derrière ces métaphores « biaisées » se cachent en fait une batterie de biais philosophiques ou idéologiques (définitions tirées du site CNTRL) :

  • L’intentionnalité : faire fonctionner les vivants sur le mode humain avec ses intérêts
  • L’anthropomorphisme : tendance à se représenter toute réalité comme semblable à la réalité humaine
  • L’anthropocentrisme : attitude philosophique qui considère l’homme comme le centre de référence de l’univers
  • Le finalisme : système de pensée qui admet la finalité comme principe d’explication des phénomènes dans l’univers en général ou dans un domaine limité. 
  • L’idéalisme :  philosophie qui ramène l’existence à l’idée, à la pensée
  • L’essentialisme : philosophie qui affirme le primat absolu de l’essence sur l’existence
  • Le réductionnisme :  ramener quelque chose à un état plus simple, plus élémentaire.

Ces définitions montrent clairement que de telles manières de penser ne sont pas pleinement compatibles avec une démarche scientifique.

Ajoutons qu’inversement, le monde non scientifique s’est emparé de diverses notions liées au vivant pour les intégrer dans des métaphores comme « l’écosystème professionnel de l’entreprise » : une autre manière de s’approprier le vivant pour s’en servir comme bannière médiatique mais pour mieux le détruire en général !

Table rase ?

Pour autant, ces métaphores souvent anciennes permettaient d’appréhender des notions parfois complexes. De ce fait, les auteurs de l’ouvrage se sont attachés à proposer, chaque fois que possible, une expression de remplacement, conforme à l’état des connaissances scientifiques et qui ne véhicule pas, à son tour, de nouveaux biais.

Dans une critique publiée à propos de cet ouvrage, on a reproché aux auteurs d’être « prescriptifs ». Nous n’avons pas dû lire le même ouvrage car, à aucun moment, je n’ai vu d’ordre ou d’injonction à impérativement bannir ces métaphores. Il ne s’agit que de les dévoiler et les expliciter : à charge ensuite à chacun de décider ce qu’il en fait.

Pour ma part, cette lecture m’a enthousiasmé avec son côté « poil à gratter » permanent : se remettre en cause en permanence ne peut être qu’un exercice salutaire …. surtout en vieillissant ! Je ne vais pas revisiter toutes mes chroniques pour en expurger ces métaphores : elles témoignent de ma pensée à un moment donné. Par contre, désormais, je pense (mais y arriverai-je toujours ?) être bien plus vigilant car je tiens beaucoup à ne pas véhiculer de valeurs obsolètes ou rancies ou chargées de relents nauséabonds : respecter ses lecteurs est capital ! Et puis surtout, comme le titre le dit si bien, je tiens par-dessus tout à ne plus entretenir tous ces « mythes » qui nous éloignent du vivant et nous empêchent de l’appréhender tel qu’il est et non pas tel que nous aimerions qu’il soit (c’est-à-dire à notre image ! ).

Donc, à tous ceux qui n’ont pas peur de la remise en cause, je conseille vivement cette lecture et de garder cet ouvrage comme guide de référence sur votre bureau si vous écrivez vous-mêmes des chroniques ou articles autour du vivant.

Bibliographie

Démystifier le vivant. 36 métaphores à ne plus utiliser. Anabelle Kremer-Lecointre. Guillaume Lecointre. Ed. Belin Education. Collection : un monde qui change. 2023. 256 pages ; 23,90 Euros