25/05/2020 Nous avons déjà évoqué l’intérêt écologique des bords de routes (voir la chronique) notamment comme refuges pour la biodiversité floristique. De par leur entretien en lien avec les contraintes de sécurité et de viabilité routières (fauchage, broyage, élagage, …), les accotements et talus ou fossés associés se rapprochent des prairies semi-naturelles (pâturages et prés de fauche) entretenues par les éleveurs. Or, ces milieux hébergent une flore et une faune particulièrement riches qui connaît un très fort déclin du fait de leur abandon (arrêt du pâturage) ou de leur conversion en terres cultivées. Dans ce contexte, les accotements pourraient jouer le rôle de milieux refuges pour la flore typique et menacée de ces prairies. Mais les accotements ne sont pas vraiment des prairies pour tout un tas de raisons et on a du mal à savoir s’ils peuvent réellement jouer cette fonction de refuge floristique. Une équipe de chercheurs norvégiens a entrepris une série d’études sur ce sujet et a ciblé une espèce test, le petit boucage, une ombellifère, pour évaluer ce potentiel de refuge de la part des accotements. Voilà en tout cas une belle occasion de faire au préalable connaissance avec cette espèce fortement méconnue et qui connait effectivement un certain déclin dans toute l’Europe.

Petit boucage

Grand boucage : bien plus grand !

Petit boucage ne deviendra pas grand : il porte ce nom  par opposition à une autre espèce proche mais assez différente, le grand boucage. Il fait partie du vaste groupe des ombellifères à fleurs blanches qui « se ressemblent toutes » pour le profane. Mais lui se démarque par sa taille modeste de 50 à 60cm de haut (rarement au-delà de 1m) et surtout sa floraison nettement estivale à automnale ; pas de risque donc de le confondre avec les hordes blanches des anthrisques, cerfeuils, berces et autres torilis qui déferlent au printemps dans les prés et le long des chemins.

Son caractère le plus surprenant (pour une ombellifère) concerne ses feuilles : il apparaît sous forme d’une rosette de feuilles basales qui rappellent très fortement celles d’une autre plante commune, la pimprenelle, mais qui ne relève pas du tout de cette famille (Rosacées !) ; ces feuilles basales d’un beau vert franc sont composées de deux rangées de folioles dentées un peu arrondies avec une foliole terminale (imparipennées).

On distingue facilement le petit boucage de la pimprenelle (qui habite les mêmes milieux par ailleurs) par les folioles poilues (à l’état jeune surtout) et par la dent au sommet de chaque foliole qui dépasse celles sur les côtés (versus plus courte chez la pimprenelle). 

Cette rosette produit dès le début de l’été des tiges dressées pleines finement cannelées et porte cette fois des feuilles espacées très découpées, engainantes par leur pétiole et de plus en plus réduites vers le haut, très différentes des feuilles basales. La plante produit de juillet jusqu’à octobre des ombelles de petites fleurs blanches (parfois teintées de rougeâtre) classiques avec une dizaine de rayons en moyenne. En fin d’été, elles donnent des fruits petits (2-3mm) globuleux verts puis bruns avec des côtes à peine marquées. 

Persil du diable

Habitat typique : un pré sec qui a été pâturé au printemps et fauché en été

Le petit boucage vit dans des milieux herbacés très ouverts, en pleine lumière et s’y maintient de manière durable via son appareil souterrain très développé ; il élabore une puissante racine pivotante qui se ramifie et s’insinue dans les fissures du sous-sol souvent rocheux qu’il colonise ce qui lui permet d’accéder à des réserves d’eau souterraine et de tolérer ainsi les fortes sécheresses. Par contre, il ne pratique pas la multiplication végétative ou très peu : tout au plus émet-il des rosettes latérales rattachées au pivot principal. Il habite les pelouses sèches à très sèches, les rocailles et éboulis et parfois les sous-bois très clairs ou les lisières chaudes ; s’il affectionne particulièrement les substrats calcaires (surtout dans les régions nordiques comme en Norvège), il s’accommode très bien des substrats granitiques ou métamorphiques et sableux filtrants. Le point commun à ces milieux reste leur pauvreté en éléments nutritifs qui lui évitent la concurrence fatale de grandes plantes qui l’étoufferaient de leur ombre. Il trouve donc dans les prés semi-naturels traités en mode traditionnel avec du pâturage répété et/ou de la fauche un milieu d’élection en compagnie d’une kyrielle d’autres espèces adaptées à ces milieux ; il est apprécié des moutons par exemple qui le broutent volontiers. Sa croissance très lente et sa persistance à long terme en font un bon indicateur (discret néanmoins !) de prés secs anciens de haute qualité écologique.  Si les prés sont abandonnés, la végétation environnante l’élimine très vite sans le contrôle du bétail et si le pré est amendé, il disparaît aussi face à la concurrence des grandes espèces limitées auparavant par le milieu peu nourrissant. 

Sa racine lui a valu par ailleurs depuis très longtemps une réputation sulfureuse très exagérée. En effet, à la coupe, celle-ci répand une odeur forte liée à un écoulement résineux que d’aucuns comparent à celle d’un bouc d’où ce nom de boucage ou encore pied de chèvre. Il y a même une sous-espèce des vallées sèches des Alpes (rare) (subsp. nigra) dont la racine, à la coupe, prend une teinte bleuâtre du fait de la présence de composés de type proazulènes ! Et au Moyen-âge, l’odeur de bouc renvoyait immédiatement à la patte du diable !  On lui a donc attribué de ce fait une foule de propriétés mirobolantes et saugrenues pour la plupart comme par exemple son soi-disant pouvoir anti-peste. Il possède bien quelques propriétés médicinales avérées mais modestes dont celle de diurétique anti-calculs : c’est ce qui explique l’épithète saxifraga (« qui casse la pierre ») de son nom latin. On l’a utilisé aussi pour parfumer la bière ou du vinaigre ou encore préparer des vins cuits aromatisés. Attention pour tous ceux qui seraient tentés d’utiliser cette plante : elle ressemble à nombre d’autres ombellifères dont certaines sont redoutablement toxiques ! 

Gestions 

Belle colonie sur un bord de route dans le Cantal (15).

Dans le sud de la Norvège, on connaît la même problématique que partout ailleurs en Europe : la forte régression des prairies semi-naturelles pâturées et/ou fauchées et leur flore spécifique associée. Dans ce contexte de déclin, les accotements herbeux pourraient constituer a priori des refuges pour cette flore dont le petit boucage ; effectivement, on trouve cette plante et d’autres sur ces bas côtés. Mais reste à savoir si ce milieu de substitution peut permettre le maintien du petit boucage et quelles méthodes d’entretien lui seraient les plus favorables. Ils ont donc choisi un secteur où se trouvent d’une part d’anciennes pâtures bien conservées et toujours parcourues par des moutons et, à proximité, des accotements herbeux bien exposés au sud, aux sols calcaires secs, propices au petit boucage. Dans chacun des sites retenus, des carrés délimités permettent un suivi fin de la végétation et du devenir individuel (pieds marqués) des petits boucages présents sur trois ans consécutifs. Plus de 2300 individus ont ainsi été suivis dans ces deux types de milieux adjacents.

De plus, les chercheurs ont mis en place des modes de gestion différents selon les sites pour évaluer leurs impacts respectifs et leur pertinence. Pour les pâtures, deux modes de gestion ont été testés : les unes étaient pâturées (moutons) au printemps et en fin d’été (P1) et les autres (P2) étaient en plus fauchées en juillet pour récolter le foin ; ce dernier mode correspond à celui autrefois traditionnellement en vigueur. Pour les accotements larges de 3 à 5m, quatre modes de gestion ont été instaurés selon les sites : une fauche en juillet sur la bande des deux mètres depuis la route et une autre fin août incluant la bande intérieure des trois mètres en plus, en laissant l’herbe coupée sur place (A1) ; le même traitement avec exportation de l’herbe coupée (A2) ; une seule fauche en août avec export (A3) ; aucune fauche sur la saison de végétation (A4). Le premier mode A1 correspond à celui pratiqué classiquement par les services de voirie locaux. 

Ersatz ? 

Le suivi des pâtures avait pour objectif de servir de base de référence pour savoir si les accotements pouvaient s’en rapprocher ou pas et si oui avec quelle gestion. Globalement, les pâtures sous les deux modes de gestion fournissent des conditions sensiblement meilleures pour le développement des populations de boucage mais pas de manière significativement supérieure. Contrairement à ce qu’on aurait pu s’attendre intuitivement, la régénération (semis de nouvelles plantules) est aussi bonne dans les pâtures que sur les accotements même sans exporter le foin coupé : l’herbe sèche accumulée devrait logiquement freiner les germinations en ombrageant le sol mais le petit boucage semble insensible à cet aspect. Il s’agit là d’un trait de vie original car d’autres espèces comme la primevère vulgaire sont au contraire très négativement impactées par la litière accumulée dans leur régénération. 

Les doubles fauches abaissent le taux de croissance mais améliorent la survie à long terme des pieds adultes qui réallouent leurs ressources nutritives dans les feuilles et les tiges faute de fleurir et ou fructifier. La fauche tardive (A3) unique abaisse la production de plantules car elle a lieu en pleine saison de fructification mais elle améliore la croissance des pieds adultes. Enfin, l’absence de toute intervention permet quand même l’installation de nouvelles plantules (insensibles : voir ci-dessus) mais diminue la survie des plantes adultes soumises à l’ombrage de la végétation haute. L’étude n’ayant duré que trois ans, on pense sur une plus longue durée, cela entraînerait un risque d’extinction de l’espèce, risque retardé par sa vivacité et sa capacité à se maintenir de nombreuses années via son pivot. 

Donc, on peut dire que les accotements herbeux de ces sites représentent des milieux assez proches des pâtures anciennes sans en atteindre la qualité optimale pour le petit boucage. 

Mosaïques

Accotement fauché sur la bande des deux mètres à partir de la chaussée : le fossé et le talus ne sont fauchés qu’en fin de saison

Le suivi individuel des différents pieds montre que la plupart ont un taux de croissance très faible tout en étant capables de se maintenir, ce qui est pour le moins paradoxal. L’explication possible repose sur la zonation en bandes parallèles créée par la gestion classique des accotements, structures linéaires par excellence : la première bande des deux mètres subit deux fauches par an mais la suivante plus à l’intérieur (3m) n’en connaît qu’une et au delà aucune (si l’accotement dépasse les 5m de large). Cet entretien répété depuis des décennies a créé une mosaïque de bandes parallèles avec des trajectoires et des structures sensiblement différentes. Dans la bande du bord de route, les plantules ne s’installent que très peu mais les adultes survivent bien (lumière) ; dans la bande suivante vers l’intérieur, les adultes survivent moins bien mais produisent des graines qui peuvent se disperser autour. Ainsi, les bandes successives parallèles se compensent entre elles, les unes favorisant la vie végétative et les autres, la vie reproductive. Le maintien de cette gestion mosaïque serait en tout cas une option à conserver : il faut absolument éviter la fauche intégrale deux fois par an sur l’ensemble de la surface des accotements et l’arrêt momentané de la fauche n’est pas forcément négatif pour la flore de type prairial. 

Cette mosaïque subtile permet par ailleurs le maintien côte à côte de nombreuses espèces avec des préférences d’habitat différentes ; la période de floraison constitue notamment un facteur clé pour expliquer la réaction différente face aux modes de gestion. Ainsi, les primevères déjà citées se reproduisent très tôt en saison et ne sont pas impactées par une fauche tardive : leurs fruits ont déjà dispersé leurs graines. Les chercheurs recommandent finalement au moins une fauche annuelle en évitant la période de maturation des graines mais comme celle-ci varie d’une espèce à l’autre, on aboutit à une gestion très compliquée avec des choix locaux selon les espèces prioritaires ! 

Il apparaît de plus que au delà de la gestion, d’autres facteurs sur lesquels on ne peut pas agir exercent une forte pression : les types de sols et leurs usages passés, l’ancienneté des routes, l’orientation, la présence ou pas de végétation ligneuse au dessus, … Une autre mosaïque d’éléments vient donc se surajouter à celle générée par la gestion et ce d’autant que les accotements sont des linéaires traversant de multiples paysages. 

Bibliographie 

PIMPINELLA SAXIFRAGA IS MAINTAINED IN ROAD VERGES BY MOSAIC MANAGEMENT. I. AUESTAD et al. Biological Conservation (2010) 143:899-907