Scaphopoda

La « boîte des dents de la mer » sur mon buffet !

Chez moi, sur un buffet, trône une boîte transparente remplie de « grandes dents  courbées » et placé là comme décoration. Dès qu’un visiteur remarque cette boîte et s’approche, la question ne tarde pas : « ce sont des dents de quoi ? ». Je réponds alors : « Je les ai ramassées sur une plage en Vendée ». La perplexité de mes hôtes augmente d’un cran ! Dès que je les sors de la boîte pour les examiner de plus près, alors très vite ils remarquent que ces « dents » sont creuses de part en part ce qui est pour le moins singulier. Eh oui, il ne s’agit pas de dents mais de coquilles de mollusques: les dentales (nom masculin) en langage populaire, les scaphopodes des scientifiques. Ces animaux fortement méconnus présentent une foule d’originalités au niveau de leur anatomie, de leur mode de vie et de leur histoire évolutive.

Défenses

Pour les anglo-saxons, les dentales sont des « coquillages défenses d’éléphant » (tusk-shell) ce qui correspond mieux effectivement comme image que des dents ! On les trouve sur les plages de sable du littoral atlantique, de la Manche et la Méditerranée, déposés par les marées. Cette coquille est donc d’une seule pièce (univalve comme la coquille des Gastéropodes) et présente une forme plus ou moins courbée selon les espèces mais toujours avec une extrémité plus rétrécie que l’autre et donc un profil qui va en s’élargissant d’une petite ouverture vers une large ouverture. Pour comprendre, il faut savoir que l’animal qui l’occupe se tient presque verticalement enfoui dans le sédiment meuble (du sable par exemple) : l’ouverture large est en bas, enfoncée, et c’est par là que la partie avant de l’animal émerge ; l’ouverture étroite est tout près de la surface du sédiment ou affleure à peine. On peut donc l’orienter ainsi : l’ouverture étroite, rétrécie correspond à l’arrière et l’ouverture large à l’avant ; la face convexe indique le « ventre » et la face concave le « dos » ! Plutôt lisse, elle porte souvent des stries de croissance en long et elle ne porte pas de couche cornée en surface (periostracum comme chez les moules par exemple). Cela dit les coquilles que l’on trouve ainsi échouées ont subi souvent une phase de transport par les vagues qui les a plus ou moins usées!

Micro-pieuvre ?

Pour observer l’animal vivant il faut chercher dans le sable mais comme la majorité des espèces vivent soit en deçà de 100m de profondeur et en tout cas au grand maximum en dessous de la limite des basses marées de vives eaux : donc, peu de chances de voir ces animaux entiers sauf si vous êtes en compagnie d’experts qui savent les chercher. Personnellement, je n’ai jamais vu ces animaux vivants. Le schéma joint donne une idée de l’apparence de ces animaux, ici dessiné en position de vie : imaginez simplement que l’animal est dans du sable ! Par l’ouverture antérieure sort un pied musculeux en forme de massue encadré par une sorte de collerette formée par deux lobes latéraux. En avant de ce pied sortent deux paquets de fins « tentacules » filamenteux. La bouche s’ouvre à l’intérieur au bout d’un court mufle et il n’y a pas de véritable tête et notamment pas d’yeux. Une cavité étroite parcourt le corps et rejoint l’orifice postérieur : elle est délimitée par les deux lobes du manteau qui se rejoignent côté ventral en se soudant.

La présence de tentacules au niveau de la tête pourrait évoquer les pieuvres (Céphalopodes) mais en fait il s’agit d’organes complètement différents nommés captacules. Présents en nombre variable selon les espèces (jusqu’à plus d’une centaine), ils sont formés d’un long filament terminé par une tête bulbeuse porteuse sur sa face ventrale d’un creux ou alvéole. Cette dernière, comme le reste de cette tête, est recouverte de cils sensoriels. La tête porte aussi plusieurs sortes de glandes : les unes secrètent du mucus et les autres une substance adhésive qui favorise l’adhérence des têtes des captacules au substrat instable.

Fouisseur

Ces petits animaux vivent dans les sédiments marins meubles et appartiennent donc au benthos, l’ensemble des animaux vivant sur le fond. La plupart vivent dans des environnements profonds avec un record abyssal à plus de 6000m !

L’animal vit enfoui : il pénètre dans le sable en alternant dilatation et rétractation de pied puis tout en palpant le terrain ; la collerette relevée assure un ancrage de l’animal ce qui lui permet de tirer sa coquille et de l’enfoncer. Il ménage ainsi dans le sédiment plus ou moins mou et tassé une cavité qui va lui servir de site de nourrissage. Il y prélève entre les grains de sable des organismes minuscules (diatomées, foraminifères surtout) happés par le mucus des captacules ; le film de mucus associé à des contractions musculaires font progresser ces particules vers la bouche. Là, elles y sont stockées dans des poches latérales avant d’être broyées par un organe typique des mollusques (sauf les bivalves), la radula, sorte de plaque cornée dotée de rangées de dents. Curieusement pour des animaux micro-carnivores, leur radula est particulièrement volumineuse. Certaines espèces plus omnivores peuvent aussi consommer des déchets organiques. Ces animaux occupent donc une niche écologique très spécialisée dans laquelle ils sont tous confinés.

Vie cachée

Sur la plage de la Tranche-sur-Mer en Vendée

On connaît assez mal de ce fait la vie des dentales, à l’abri des regards et, en plus, souvent dans les profondeurs marines ! Ils ne possèdent pas de branchies plumeuses (cténidies) comme les autres mollusques : la circulation des flux d’eau se fait surtout de l’ouverture sommitale (qui dépasse légèrement du sédiment) vers l’ouverture inférieure en passant par la cavité du manteau ; en fait, il n’y a pas de flux entrant et sortant véritables mais régulièrement l’animal rejette l’eau de sa cavité par en haut pour la renouveler. Dans la cavité, des séries de bandes ciliées servent de surfaces d’échanges.

La reproduction reste assez classique : sexes séparés ; libération des ovules et spermatozoïdes (par l’orifice apical) dans l’eau de mer où a lieu la fécondation ; œufs libres qui donnent des larves nageuses ressemblant aux adultes mais sans la structure allongée à l’extrême de ces derniers, acquise au cours de la métamorphose.

Leur mode de vie quasi immobile en fait des proies potentielles et ils sont chassés par des gastéropodes comme les natices ou par des animaux des fonds marins profonds tels que les étranges chimères (proches des Requins) dotées de plaques dentaires qui écrasent les coquilles. Comme ces dernières peuvent détecter les moindres signaux électriques générés par l’activité musculaire, les dentales se figent littéralement quand ils détectent des vibrations !

Ecologiquement, les dentales occupent une place limitée dans les écosystèmes marins vu leur nombre limité (espèces et individus) mais d’une part leurs coquilles vides servent ensuite d’abri à d’autres animaux et d’autre part nombre d’espèces entretiennent des interactions parfois symbiotiques avec d’autres organismes (anémones de mer, coraux, bactéries, ….).

Taille limitée

Petite collection de dentales récoltés en Vendée ; il y a peut être là plusieurs espèces ??

Outre l’absence de branchies signalée ci-dessus, il faut noter la forte réduction du cœur (pas d’oreillettes) ce qui réduit considérablement la circulation et l’excrétion. La cavité du manteau est inhabituellement étroite et limitée pour un mollusque (pensez à l’intérieur spacieux d’une huître !) à cause de la contrainte imposée par la forme de la coquille et les contraintes physiologiques mentionnées ci-dessus. Aussi, la taille de ces animaux se situe le plus souvent dans la gamme quelques millimètres-quelques centimètres. Le record est détenu par une espèce japonaise de ….15cm loin des calmars géants (céphalopodes), des bénitiers (bivalves) ou de nombre de gastéropodes exotiques.

Vers l’ouverture antérieure on note parfois une « collerette » lamelleuse issue de la décapitation partielle de la coquille qui laisse la couche lamellaire inférieure

Une autre contrainte concerne le mode de croissance très étonnant. La croissance se fait par la partie antérieure effilée ; le manteau y secrète la coquille constituée de couches de calcaire prismatique sur des couches croisées de calcaire en lamelles. Par contre, à l’autre extrémité, l’animal doit maintenir une ouverture large pour assurer le courant d’eau depuis la pointe ; à ce niveau, le manteau devient capable au contraire de dissoudre le bord de la coquille ce qui conduit à sa décapitation régulière à la base. Autrement dit, les dentales grandissent d’un côté et rétrécissent de l’autre !

En France, ils sont représentés par un petit nombre d’espèces difficiles à distinguer entre elles à cause de leur ressemblance et aussi parce que souvent on ne dispose que de la coquille usée et roulée ! La gamme des tailles va de 1 à 6cm en gros et toujours dans des teintes claires variables selon les fonds occupés.

Outre-Atlantique, ils sont plus diversifiés et leurs coquilles ont inspiré les ethnies amérindiennes notamment sur la côte Pacifique des USA. On en faisait des colliers (faciles à enfiler !) ou des monnaies d’échange à l’instar des cauris (porcelaines : Gastéropodes)

Qui sont-ils ?

Pour les scientifiques, les Scaphopodes (littéralement les « pieds creux ») constituent une classe au sein des Mollusques, au même rang que les Gastéropodes, les Bivalves ou les Céphalopodes et d’autres beaucoup moins connues. Elle ne compte que quelques centaines d’espèces actuelles réparties dans une dizaine de familles. Cette faible biodiversité tient peut être à l’étroitesse de la niche occupée par ces animaux et aux contraintes de développement évoquées auparavant. Il faut ajouter le registre fossile de près de 800 espèces. Le fossile avéré le plus ancien connu date de – 450 millions d’années (Ordovicien supérieur) alors que les Mollusques à coquille (Conchifères) les plus anciens connus datent au minimum de – 530 Ma. Les scaphopodes ne sont donc pas un groupe « très ancien » (tout est relatif !) contrairement à une idée reçue qui faisait d’eux des êtres primitifs à cause de toutes leurs « absences » : pas de tête, pas d’yeux, pas de cœur, pas de branchies, … Mais il s’agit en fait de transformations secondaires liées au mode de vie et à la niche écologique occupée : au contraire, ce sont des organismes hautement spécialisés !

Leur position en termes de parentés au sein de Mollusques a longtemps été problématique et n’est peut-être pas définitivement fixée. On les a longtemps placés comme groupe frère des Bivalves car, comme eux, ils ont un pied musculeux rétractile utilisé comme organe de fouissage, une tête très réduite, une coquille embryonnaire bivalve (qui se transforme ensuite en univalve) ; ils partagent aussi une symétrie bilatérale (contrairement aux Gastéropodes), un manteau développé, … Par contre, ils ne se nourrissent pas par filtration (mais ils ont perdu leurs branchies ou cténidies) et possèdent ces fameux captacules uniques en leur genre.

Par ailleurs, on peut aussi leur trouver des caractères les rapprochant des Gastéropodes : une coquille courbée (mais non enroulée) ; une puissante radula ; une masse viscérale qui se développe en hauteur ; un mufle au niveau de la bouche et une tête pas complètement effacée ! Par contre, ils diffèrent radicalement des Céphalopodes même s’ils ont ces captacules qui n’ont qu’une très vague ressemblance avec les tentacules !

Arbre de parentés des Mollusques. M = Mollusques ; C = Conchifères ; P = Pléistomollusques

Les dernières données moléculaires et anatomiques placent les Scaphopodes comme groupe frère de l’ensemble Gastéropodes-Bivalves (Pléistomollusques) : tous les trois partagent donc un ancêtre commun qui a divergé au sein des Conchifères de la lignée des Céphalopodes/Monoplacophores. Ils seraient donc bien « autres », ni bivalves, ni gastéropodes mais …. Scaphopodes tout simplement et uniques dans leur style !

Ceci n’est pas une saisie de défenses d’éléphant dans un aéroport !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Phylogeny and evolution of the Mollusca. W. F. Ponder ; D. R. Lindberg. University of California Press. 2008
  2. Les coquillages de nos rivages. R. Le Neuthiec. Ed. Quae 2013
  3. Classification Phylogénétique du vivant. Tome II Voir ci-dessous

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les Scaphopodes
Page(s) : 172-173 Classification phylogénétique du vivant. Tome II. 4ème édition revue et augmentée
Retrouvez tous les Mollusques
Page(s) : 151-181 Classification phylogénétique du vivant. Tome II. 4ème édition revue et augmentée