Euchloë typhina

Les champignons microscopiques parasites constituent un monde à part le plus souvent inaccessible au profane et même au naturaliste aguerri sauf pour quelques espèces qui, au moins à un moment de leur cycle souvent très complexe, se manifestent sous une forme visible et identifiable : c’est le cas du champignon-massette ou champignon-quenouille, un curieux champignon plutôt rare qui se présente sous la forme d’un manchon blanc (comme la quenouille d’une massette) autour de la tige d’une graminée. Cette chronique dévoile quelques aspects du mode de vie surprenant et des interactions subtiles avec ses hôtes ; nous allons essayer de rester simple car la description de ces champignons s’appuie sur un vocabulaire scientifique très hermétique.

Pas un mais des champignons-massettes

Ce champignon microscopique se développe à l’intérieur des tiges (ou chaumes) de certaines espèces de graminées appartenant à au moins huit genres différents : le dactyle, des bromes, la houlque laineuse, des fétuques, des pâturins, des fléoles, … Il développe les filaments de son mycélium entre les cellules de ses hôtes notamment dans la moelle de la tige ; on parle d’endophyte pour désigner un tel mode de vie.

Pendant longtemps, on n’avait repéré qu’une seule espèce avant de réaliser qu’en fait il existe plusieurs « espèces biologiques » ou lignées incompatibles entre elles notamment selon les hôtes infectés mais qui ne sont distinguables que sur la base de données moléculaires ou chimiques via notamment les substances élaborées par ces champignons (voir ci-dessous). Ainsi, on distingue Epichloë clarkii sur la houlque laineuse ou E. festucae sur certaines fétuques (décrite récemment) ou encore E. baconnii sur l’agrostide stolonifère. Autant dire que dans cette chronique rédigée par un néophyte en mycologie, nous allons parler de Epichloë typhina au sens collectif  d’un groupe d’espèces ; de même nous ne nous prononçons aucunement sur l’identité précise des espèces présentées en photos.

Deux espèces en une

Seconde complication : le champignon-massette existe, comme de nombreux autres champignons de ce type, sous deux formes très différentes au point qu’on en a longtemps fait des espèces séparées placées dans des genres différents (Neotyphodium) sans faire de lien entre eux :

– une forme asexuée (dite anamorphique) complètement invisible de l’extérieur (et observable seulement au microscope sur des coupes de tissus des plantes infestées) et qui ne provoque aucune transformation sur la plante

– une forme sexuée, reproductrice (dite téléomorphique) qui se manifeste très visiblement à l’extérieur en élaborant un manchon cylindrique de tissu blanc lisse autour de la tige de son hôte et qui correspond à « la fructification » du champignon ou stroma. Ce manchon rappelle effectivement la quenouille des massettes ou typhas d’où les surnoms et l’épithète du nom latin (typhina) ; de même le nom de genre Epichloë provient de ce stroma si frappant et visible de loin : epi pour dessus et chloë pour tige de graminée.

Ce sont les analyses moléculaires qui ont permis entre autres de rapprocher ces deux formes et de les identifier comme étant deux « parties » d’une même espèce.

Une reproduction étouffante

La forme sexuée vit donc elle aussi en endophyte dans les tissus de l’hôte mais entreprend, en fin de printemps/début d’été en général, une brusque production de mycélium externe autour de la pousse florifère (qui va donner un épi) d’une tige de graminée en début de développement : elle enveloppe les gaines des feuilles supérieures sur lesquelles elle s’étale formant ce manchon caractéristique blanc. Ceci provoque la stérilisation de la plante infectée dont l’inflorescence en devenir ne va pas se développer ; ainsi, les tiges infectées présentent-elles un port rabougri comparativement aux tiges des plantes non infectées qui poursuivent leur croissance.

 

En général, ces attaques restent très localisées et ponctuelles dans l’environnement naturel si on en juge par la difficulté à les observer ; personnellement, je n’ai croisé ce champignon très photogénique que quatre fois alors qu’il est difficile de la rater !

Par contre, aux U.S.A., le champignon-massette est devenu un fléau pour la culture du dactyle aggloméré (plante fourragère très utilisée dans les prairies artificielles) en vue de produire des graines (1) : il provoque ce que les américains appellent la choke-disease , i.e. l’étouffement des plantes qui ne fleurissent pas.

Une mouche comme intermédiaire

A la surface du stroma (le manchon blanc) se développent rapidement de minuscules organes creux ou périthèces jaune pâle à rouille orangé, qui donnent au manchon devenu coloré et plus épais un aspect granuleux. Ces périthèces fabriquent des spores transparentes et filiformes groupées par huit dans des sacs (asques) qui éclatent et projettent les spores dans l’atmosphère. Celles-ci peuvent alors contaminer de nouvelles plantes à la faveur notamment de petites lésions des feuilles ou des tiges ; la présence de miellat de pucerons serait un autre facteur favorisant la germination des spores et l’infection (1).

Mais pour que ces organes producteurs de spores apparaissent, le manchon blanc doit d’abord recevoir des cellules asexuées émises par un autre individu, chaque plante infectée n’étant occupée que par un seul individu génétiquement parlant. Ces spores asexuées ou conidies se fixent sur les filaments du manchon. Ce transfert se fait par l’entremise d’une petite mouche grise poilue du genre Botanophila (littéralement « qui aime les plantes ») avec laquelle le champignon entretient une véritable relation de symbiose (3). La mouche se nourrit des conidies libérées à la surface du stroma blanc et circule donc d’une plante infectée à une autre. Elle semble attirée par la couleur blanche et les substances volatiles dégagées à ce stade. Comme une partie des conidies restent viables après le passage dans son tube digestif, les excréments de la mouche constituent donc une source de dispersion potentielle des conidies.

L’interaction est renforcée via le cycle de reproduction de la mouche qui se déroule sur le stroma : la femelle pond un œuf à la fois par stroma puis se déplace en montant en spirale tout en traînant le bout de son abdomen à la surface et en déposant une traînée de matières fécales derrière elle, ensemençant ainsi de conidies la surface du stroma ! Les périthèces vont se développer sur cette traînée initiale avant de se propager à tout le stroma. Ensuite, l’œuf éclot et l’asticot va se nourrir à son tour du stroma qui, entre temps, aura produit ses spores. Une étude récente (2) signale la participation probable de limaces comme vecteurs de conidies d’une plante infectée à une autre.

On notera que dans cette relation le champignon n’est pas tout gagnant car une grande aprtie de ses conidies sont consommées par les mouches mais l’efficacité du transfert et le succès reproductif qui en découle doivent largement compenser ces pertes.

Un parasite symbiotique !

Jusqu’ici, à travers le développement de la forme sexuée visible, on garde plutôt une impression de parasitisme au détriment de la plante hôte. Mais la relation devient radicalement différente avec la forme asexuée invisible donc puisque là aucun effet négatif n’est observable sur la plante qui se développe normalement.

La croissance des filaments du champignon à l’intérieur des tiges se fait en synchronisation avec la croissance de la tige ; les filaments ne se ramifient pas dans tous les sens à l’instar des autres champignons parasites mais se positionnent entre les cellules de la plante. On a pu montrer que cette remarquable synchronisation provenait de la présence chez le champignon d’un système enzymatique complexe ; si on neutralise dans une souche de ce champignon les gènes qui contrôlent ce système, elle se met à proliférer de manière anarchique et provoque la mort de la plante. On a donc bien une relation symbiotique très étroite qui a du se mettre en place depuis très longtemps, sans doute dès l’apparition des premières graminées, comme le montre la comparaison des arbres de parentés des Epichloë et de ceux des graminées parasitées. Les deux êtres, la graminée et le champignon, ne forment plus qu’une unité appelée symbiote.

Non seulement l’infection par la forme asexuée ne perturbe pas la plante mais elle la favorise via les substances chimiques élaborées par le champignon. La plante infectée résiste mieux aux stress environnementaux et connaît une meilleure croissance. Mais l’effet le plus édifiant reste la défense chimique inoculée en quelque sorte par le champignon sous forme d’une batterie d’alcaloïdes très toxiques qui rendent la plante indigeste à toxique pour les herbivores, que ce soit des mammifères ou des insectes. Ainsi, aux U.S.A., l’ingestion par le bétail (chevaux ou vaches) de fétuque infectée par la forme asexuée entraîne une intoxication invalidante pour les animaux, responsable d’un coût économique important.

Ces alcaloïdes appartiennent à plusieurs familles chimiques et diffèrent selon les espèces biologiques évoquées en début de chronique ; ils sont proches des alcaloïdes fabriqués par le tristement célèbre ergot du seigle, responsable d’intoxications graves chez l’homme. Cette proximité n’a rien d’étonnant car Epichloë est un très proche parent de l’ergot du seigle et se classe dans la même famille des Clavicipitidés.

Cet exemple illustre bien la porosité des frontières entre parasitisme et symbiose qui, à première vue, paraissent diamétralement opposées !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Geographical distribution and incidence of orchard- grass choke, caused by Epichloë typhina, in Oregon. Pfender, W. F., and Alderman, S. C. 1999. Plant Dis. 83:754-758.
  2. Fertilization of Epichloe ̈ typhina stromata by mycophagous slugs. George D. Hoffman ; Sujaya Rao. Mycologia. 106(1), 2014, pp. 1–7.
  3. Biology of the Epichloë–Botanophila interaction: An intriguing association between fungi and insects. Thomas L. Bultman, Adrian Leuchtmann. Fungal Biology Reviews. Vol. 22, Issues 3–4. 2008, p. 131–138
  4. Introduction to fungi. J. Webster ; R. W.S. Weber. Cambridge University Press. Third edition ; 2007.