Eulipotyphla

Tête osseuse de taupe

Si l’usage de insectivore comme adjectif remonte au moins aux années 1770, celui de Insectivores comme nom pluriel pour désigner un groupe de Mammifères est plus récent et date de 1805. On le doit à F.G. Cuvier (1769-1832), le père de l’anatomie comparée, qui a créé ce groupe « naturel » comme il disait. Ce terme scientifique d’Insectivores, transparent a priori, a facilement diffusé dans le langage populaire et nombre de gens savent (ou plutôt croyaient savoir comme nous allons le voir !) que, en ce qui concerne notre faune, les hérissons, les taupes, le desman et les musaraignes sont-étaient des insectivores. Avec l’avènement de la classification phylogénétique et de l’outil d’investigation associé très puissant que sont les analyses génétiques, ce groupe doit désormais être considéré comme une relique du passé, un témoin historique d’une autre époque et d’une autre manière d’appréhender le vivant.

Musaraigne morte ; noter les yeux très réduits (d’où le suffixe typhla)

Un concept bancal

Dès sa conception par Cuvier, la délimitation du groupe des insectivores semble vouée à l’échec : il suffit de lire ces quelques lignes extraites d’un texte publié par Cuvier en 1825 dans un ouvrage « Des dents des mammifères considérées comme caractères zoologiques » :

L’ordre des insectivores, considéré sous le rapport des dents, forme une division tout aussi naturelle que celles des quadrumanes, et de l’autre des carnassiers : mais alors elle ne renferme pas seulement les genres qui y ont été mis jusqu’à ce jour, les hérissons, les musaraignes, les desmans, …. (Je ne parle point des roussettes qui ne sont pas insectivores) ; car on ne peut, sans violer toutes les analogies, en séparer les didelphes carnassiers, les péramèles, les dasyures et les sarigues, qui se rattachent aux insectivores par des caractères plus nombreux et plus importants que ceux qui ont porté à les réunir aux autres marsupiaux.

On voit que d’emblée, il réunit sur la base du seul critère dentaire qui transcende même le caractère de marsupial par exemple. Dès 1842, dans l’encyclopédie moderne ou Bibliothèque universelle de toutes les connaissances humaines, on peut lire à propos des insectivores :

On sait que les dénominations de ce genre de doivent pas de prendre dans un sens très rigoureux. Il est des insectivores qui boivent le sang avec délice, ou qui mangent quelquefois de l’herbe, tandis que des bêtes qui vivent de grosse proie se délectent avec les mouches, et que les hommes vivent de sauterelles. Les genres de mammifères rangés dans la famille des insectivores par M. Cuvier sont le hérisson, le desman, la taupe, etc. ; mais il n’y comprend pas certaines chauves-souris, qui mangent bien plus d’insectes que ne le font les taupes et les hérissons.

Les chauves-souris viennent s’enfoncer tel un coin dans ce groupe et ce ne sera pas la dernière fois ! En fait, on a là un bel exemple de groupe « fourre-tout » dans lequel on mettait toutes sortes de petits mammifères, relativement peu spécialisés, insectivores majoritairement et qui ressemblaient à ces mammifères fossiles anciens à l’origine des mammifères ; il s’agissait donc d’un grade (animaux petits, primitifs peu évolués comme on disait) et non d’un groupe de parenté.

Taupe morte sur un chemin. Un drôle d’animal quand même !

Démembrement

En 1855, M. Wagner, zoologiste, établit une liste de dix familles pour cet ordre des insectivores : les hérissons, les taupes, les musaraignes, les solénodontes, les rats à trompe ou musaraignes à trompe ou musaraignes-éléphants, les toupayes ou musaraignes arboricoles, les galéopithèques ou lémurs volants, les taupes dorées africaines (chrysochlores) et les tenrecs-hérissons. Notez au passage que plusieurs de ces familles sont nommées sous forme de périphrase faisant appel à des animaux plus connus ce qui traduit bien la difficulté que l’on avait à appréhender ces animaux et d’où la tentation de les réunir faute de mieux !

Vous retrouverez ces animaux, peu connus pour la plupart d’entre eux, dans les illustrations jointes ci-dessous, extraites de l’application Le Buisson du vivant de Laetoli Production qui présente l’ensemble de l’arbre du vivant dans toutes ses moindres ramifications (1).

En 1866, E. Haeckel (1834-1919), chantre de la théorie de l’évolution de Darwin en Allemagne, scinde ce groupe en deux ordres distincts :

– les ménotyphles (typhle = aveugle à cause des yeux souvent réduits) qui regroupe les familles dont le tube digestif est doté d’un cœcum (diverticule du gros intestin) : les rats à trompe, les galéopithèques et les toupayes

– les lipotyphles (lipo pour gras) : les autres qui n’ont pas cœcum.

Peu après, le groupe des ménotyphles va voler en éclats et être scindé en trois ordres distincts : les macroscélides (littéralement : animaux à grandes pattes) curieux petits animaux à allure de rat-musaraigne avec un nez en forme de trompe ; les dermoptères (littéralement : aile de peau) ou galéopithèques (les colugos des anglo-saxons !), mammifères grimpeurs et planeurs grâce à un large repli de peau qui relie les quatre membres et leur queue ; les toupayes ou scandentiens (de scandens, grimpeur), petits mammifères arboricoles avec une queue touffue d’écureuil et une tête de musaraigne !

Plus tard, les lipotyphles vont subir le même sort : ils ne forment pas un groupe de parenté issu d’un même ancêtre commun ; il faut en extraire deux familles africaines non apparentées : les taupes dorées ou chrysocloridés (chryso = doré)  (voir le dernier chapitre) ; les tenrecs au pelage parsemé de piquants.

Du grand assemblage initial de Cuvier, il ne reste plus que les musaraignes (Soricidés), les hérissons (Erinacéidés) et les taupes (Talpidés) et les Solénodontes. De ce fait, devant l’ampleur du remaniement, on n’a pas voulu conserver l’ancien nom d’insectivores et on a conçu de nouveau nom très ésotérique : les eulipotyphles, ce qui signifie « vraiment (eu) gras (lipo) et aveugles (typhle) ! Un nom à retenir au scrabble pourvu qu’il passe un jour dans le dictionnaire !

Reclassement

Il restait à replacer tous ces groupes extirpés un à un (à qui sont-ils le plus apparentés ?) car non apparentés aux eulipotyphles. Il faudra attendre la seconde moitié du 20ème siècle et le début de ce siècle pour qu’on situe de manière à peu près stable et consensuelle ces divers groupes dans l’arbre des mammifères. Et là, le résultat final va bien au delà de l’impression de « malaise » que l’on avait au départ à propos des insectivores : c’était plus qu’un fourre-tout, c’était un catalogue à la Prévert !

Taupes dorées et tenrecs (avec des animaux tout aussi peu connus que les potamogales, qualifiées de musaraignes-loutres !) sont réunis dans le groupe des Afrosoricides, littéralement les « musaraignes africaines » ! On n’en sort pas mais c’est là une belle manière de rappeler leur histoire mouvementée. Avec leur groupe-frère (le plus apparenté) des Macroscélides, ils forment les Afroinsectivores au sein d’une grande lignée de Mammifères dite des afrothériens où l’on trouve les éléphants, les lamantins (siréniens) et l’Oryctérope.

Une partie de l’arbre des Mammifères avec les Eulipotyphles d’un côté et les Dermoptères et Scandentiens de l’autre auprès des Primates

Dermoptères et Scandentiens (galéopithèques et toupayes), deux groupes frères, se retrouvent eux dans un autre grande lignée, celle des Euarchontoglires au plus près des Primates (donc de nous !) ou des rongeurs.

Finalement, les eulipotyphles quant à eux restent au sein d’une troisième très grande lignée, les Laurasiathériens avec les chauves-souris comme groupe-frère le plus apparenté et en vrac, les Carnivores, les ruminants, les cétacés, les chevaux et rhinocéros, les hippopotames, …. Ils occupent une place basale : on situe leur émergence autour de – 92Ma avec une période de diversification qui aurait commencé vers – 84Ma. Leur histoire remonte donc bien avant la disparition des dinosaures (- 65Ma) en plein cœur du Crétacé ; c’est là qu’a eu lieu en fait la différenciation de la majeure partie des grandes lignées de mammifères citées ci-dessus (3).

Les eulipotyphles se détachent à la base de la lignée des Laurasiathériens.

Faux-semblants

Squelette de chiroptère, le groupe-frère des eulipotyphles.

La leçon de cette histoire des insectivores porte avant tout sur la notion de « ressemblance » si souvent confondue avec celle de parenté. Implicitement, on avait réuni tous ces « petits animaux peu visibles, sans caractères marqués et d’allure primitive », autant de critères sans aucun fondement scientifique. Derrière cela, il y a l’idée toujours répandue que les animaux « plus évolués » sont forcément plus grands, avec plus de caractères marqués et spectaculaires ! Pourtant, prenons les seules musaraignes actuelles (Soricidés) : on y trouve le plus petit mammifère terrestre : 2 grammes, 3,5cm de long, le pachyure étrusque, qui, le saviez-vous, vit en France ! Si une telle miniaturisation ne relève pas de la complexité, alors comment définir celle-ci ! Les glandes salivaires de certaines musaraignes produisent des venins proches en structure chimique de ceux de lézards venimeux. que dire des adaptations extraordinaires des taupes à la vie fouisseuse tant au niveau de l’anatomie que de la physiologie ! Etc… En plus quand on examine l’arbre des mammifères, le fameux argument de « l’émergence précoce » comme critère de groupe primitif ne tient plus puisqu’une bonne part des ex-insectivores a émergé plus tardivement tout en ayant un aspect assez proche ! Et, au passage, les toupayes que l’on plaçait donc parmi les insectivores sont des proches parents des primates, histoire de calmer notre orgueil !

Derrière tout ceci se cache un piège : celui des convergences évolutives ; des formes d’aspect identique ont pu émerger dans des lignées très différentes de manière indépendante souvent dans des contextes écologiques assez proches mais à partir de structures et de modifications complètement différentes. Ainsi, les taupes dorées africaines qui n’ont donc rien à voir avec « nos » taupes (que nous qualifierons donc de « vraies » taupes : il faut bien se trouver un repère !) en termes d’origine présentent certes des ressemblances morphologiques liées à un même mode de vie fouisseur souterrain : une forme ramassée, des membres courts, un pelage court, des yeux réduits, … Mais, par ailleurs, elle diffèrent par la structure du crâne, la présence d’un nez corné et quatre doigts par patte au lieu de cinq (et bien d’autres caractères). Idem pour le look « rat-musaraigne à long nez » : on le trouve chez les tenrecs, les musaraignes, les toupayes, les musaraignes, les solénodons, .. dispersés aux quatre coins de l’arbre des mammifères ! Là encore, il s’agit d’une convergence liée au développement de l’olfaction chez des animaux nocturnes.

Terminons en tordant le cou définitivement (pas sûr!) à la notion de « groupe naturel » qui n’a aucun fondement scientifique et ne fait que référence à une vision créationniste religieuse du vivant. C’est l’homme qui délimite et créé les groupes : ils n’existent pas en tant que tels !

BIBLIOGRAPHIE

  1. LAETOLI PRODUCTIONS https://laetoli-production.fr/fr pour accéder à l’application Le buisson du vivant d’où sont tirées les illustrations.
  2. CLASSIFICATION PHYLOGENETIQUE DU VIVANT. Tome 1. G. Lecointre ; H. LE Guyader. Ed. Belin. 2001
  3. The delayed rise of present-day mammals. Olaf R. P. Bininda-Emonds et al. Vol 446|29 March 2007|doi:10.1038/nature05634
  4. Hedgehogs, shrews, moles, and solenodons (Eulipotyphla). C. J. Douady and E. J. P. Douzery. Pp. 495–498 in The Timetree of Life, S. B. Hedges and S. Kumar, Eds. (Oxford University Press, 2009).

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les anciens insectivores dans les pages Mammifères
Page(s) : 536-537 Classification phylogénétique du vivant Tome 1 – 4ème édition revue et complétée