27/05/2020 En balade sur un coteau marneux du nord de la Limagne auvergnate, j’aborde deux vignes qui, de loin, attirent mon attention par la présence de bandes herbeuses dans les inter-rangs : une nouvelle tendance qui commence enfin à percoler dans l’univers chimique et aseptisé des vignobles classiques où la nature n’a guère de place ! Et là, grosse surprise dans la plus petite des deux vignes : des centaines de pieds d’une petite composée à capitules jaunes, une espèce devenue rare, habituellement pas facile à voir car souvent au milieu de grandes herbes et que je n’ai pas revue depuis près de dix ans : la scorsonère à feuilles en lanières ou scorsonère laciniée. 

Discrète 

De premier abord, la scorsonère laciniée ressemble à un salsifis des prés mais avec des feuilles non découpées, pas vraiment vert bleuté (glauques) et la taille reste modeste allant de 10 à 40cm, parfois jusqu’à 70cm au grand maximum. 

Son port varie énormément selon les milieux qu’elle habite (friches à herbes hautes ou cultures clairsemées) et selon l’ambiance météorologique du moment (notamment sécheresse ou pas) : dressé à étalé, à tiges presque simples à très ramifiées. Cette annuelle (parfois bisannuelle) apparaît en hiver sous forme d’une rosette basale de feuilles dressées et élabore ses tiges pour fleurir en milieu de printemps. La tige cylindrique, d’une teinte vert blanchâtre (et non pas bleutée glauque comme les salsifis) finement striée émet du lait quand on la coupe et se ramifie plus ou moins. Toute la plante adulte est plutôt glabre mais les feuilles jeunes portent des poils laineux à leur base.

Les feuilles des rosettes deviennent vite difficiles à voir dans la végétation herbacée où vit cette plante ; celles des tiges, peu nombreuses, espacées, de taille rapidement décroissante vers le haut. Elles aussi affichent une forte variabilité dans leur forme : le plus souvent, elles sont fortement découpées en lanières étroites (d’où le qualificatif de lacinié et l’épithète latin laciniatum) mais peuvent être, exceptionnellement, toutes ou une partie, entières ! 

Feuille moyenne très découpée en segments étroits

Petit salsifis 

A la floraison, la scorsonère laciniée fait penser de loin à un petit salsifis des prés, espèce commune habitant des milieux proches, les autres espèces de scorsonères sauvages étant rares ou peuplant des milieux très différents. Elle s’en distingue par ses petits capitules solitaires au bout d’un long pédoncule ; chaque tige peut en porter de quelques uns pour les plantes grêles à une vingtaine pour les plantes bien développées. L’involucre, cette coupe de petites feuilles ou bractées qui enserre les capitules ou groupes de fleurs élémentaires, se compose de plusieurs rangées de bractées imbriquées comme des tuiles versus une seule rangée chez les salsifis. Les bractées de la rangée la plus externe portent chacune une petite corne juste en dessous de leur pointe terminale : un signe distinctif très discret, réservé aux amateurs avertis ! 

Toutes les fleurs jaunes sont en forme de languettes (ligules) comme chez les salsifis ou les pissenlits et ne dépassent qu’un peu le sommet de l’involucre d’où une apparence peu voyante surtout dans une végétation herbacée. De plus, elles durent peu de temps et passent très vite : juste le temps d’attirer de toutes petites abeilles solitaires ou des guêpes et des syrphes. 

Capitule de Scorsonère d’Espagne (potagère) : il partage le même type d’involucre (mais sans cornes !)

La floraison s’étale de avril à juillet avec, dans le midi, parfois une refloraison en automne. 

Pied creux 

Touffe basse fructifiée dans une pelouse péri-urbaine

Les capitules fructifiés, même s’ils sont loin d’avoir l’ampleur de ceux des salsifis, attirent néanmoins un peu plus l’attention ; ils ont le même aspect de boule bien ronde de fruits secs avec une aigrette de soies bien développée (voir la chronique sur les fruits des salsifis). Chaque fruit-graine (akène) s’implante sur le réceptacle dans une petite alvéole et se démarque par une structure inhabituelle et originale. Il se compose en fait de deux parties claires, blanc grisâtre, superposées : l’une basale plus large est creuse et stérile, servant en quelque sorte de pied et supporte, juste après un resserrement discret, le vrai fruit ou akène surmonté de son aigrette plumeuse formée de deux rangées de soies. Evidemment, l’aigrette permet la dispersion par le vent ou anémochorie (voir la chronique sur les salsifis) ; probablement que le pied basal qui surélève le fruit facilite son décollage sous l’effet du vent en le portant plus en hauteur.

Ce pied creux basal lui a valu son nom latin de genre, Podospermum (« pied de graine »). Bien que classé dans un genre différent des « vrais » scorsonères (Scozonera), on le nomme quand même ainsi en français car ces deux genres sont très proches, hormis cette structure distinctive du fruit. Historiquement, il a d’abord été placé dans le genre Podospermum, puis plus récemment déplacé vers Scorzonera (sous le nom de S. laciniata) avant de revenir récemment dans le genre Podospermum, suite à des analyses génétiques. Donc, si vous voulez faire « savant», vous pouvez le nommer en français podosperme lacinié pour afficher sa différence (et la vôtre !). 

Dans le midi, on connaît une variante rare un peu différente, dite Salsifis à feuilles de réséda, considérée pour l’instant comme une sous-espèce (P. laciniatum subsp. decumbens) au port nettement couché et aux feuilles à segments arrondis à lancéolés. Dans le reste du pays, on a la sous-espèce type : P. laciniatum subsp. laciniatum

Thermophile 

La scorsonère laciniée occupe une aire géographique assez vaste allant de l’Europe du sud-ouest et centrale jusqu’en Asie du sud-ouest et en Afrique du nord ; son bastion couvre le bassin méditerranéen et l’Europe centrale. Clairement, elle aime la chaleur et recherche des sites ouverts bien éclairés ; en altitude où elle monte jusqu’à 1800m, elle se localise dans les secteurs chauds et abrités, comportement typique d’une espèce dite thermophile. En France, son aire principale englobe le sud-ouest, le Midi au sens large (où elle reste néanmoins peu commune) remontant jusqu’en Limagne auvergnate ; dans une grande moitié, au nord d’une ligne Nantes-Metz, elle devient rare à très rare, voire disparue (voir ci-dessous). 

Son autre caractère écologique clé concerne son goût pour les sites enrichis en matières nutritives par les activités humaines, autrement dit un comportement de plante rudérale. Elle fréquente les friches rudérales surtout sur calcaire et sur marne (mais aussi sur des sables granitiques) et les bords de cultures non traitées comme les vignes non aseptisées (voir introduction), les vieux murs et certains espaces verts périurbains peu entretenus. On la retrouve dans les pelouses semi-naturelles, toujours dans des environnements secs à très secs. 

Pour autant, avec l’avènement des traitements chimiques et de la manie généralisée de « tout nettoyer », la scorsonère laciniée connaît un très fort déclin surtout dans la moitié nord de son aire où elle se trouvait plus en limite climatique. Le cas de l’Ile-de-France est emblématique comme le rapporte P. Jauzein : autrefois omniprésente au point d’être juste mentionnée comme commune dans une flore de 1861 sans détail sur ses stations, elle n’a plus été revue depuis 2002 avec une dernière mention à St Denis ! Peut-être reparaîtra t’elle à la faveur du réchauffement climatique et de l’adoption de gestions plus écologiques des espaces non cultivés ? Même en Limagne auvergnate où elle était aussi répandue, elle a régressé et disparu du département de l’Allier. 

Dans cette vigne, les pieds sont bien développés et bien plus faciles à repérer … en ouvrant bien l’oeil !

Compagne 

Son comportement de rudérale fait considérer qu’il s’agirait d’une plante dite archéophyte, i.e. qui s’est adaptée très tôt aux environnements crées par les colonies humaines et a suivi l’espèce humaine dans son expansion.  L’homme s’est aussi intéressé directement  àn ette espèce puisqu’on a des témoignages de sa consommation comme salade sauvage à condition de la ramasser jeune (en hiver : la rosette basale) ; dès qu’elle monte en tige, elle devient dure et fibreuse. On dit aussi que les enfants mangeaient les jeunes capitules tendres comme des « artichauts sauvages » ! Dans les Abruzzes italiennes, elle continue d’être consommée ainsi avec d’autres espèces sauvages proches. Par contre, son caractère annuel exclut l’exploitation de ses racines comme légume à l’instar de sa cousine, la scorsonère hispanique 

Elle semble par railleurs dotée de propriétés médicinales intéressantes : on a récemment isolé dans cette plante un dérivé quinique de l’acide podospermique doté d’une capacité de neutralisation des radicaux libres ; il aurait des effets anti-obésité intéressants. 

Ainsi, cette « herbe » discrète s’avère présenter sous bien des aspects de nombreuses originalités et illustre parfaitement l’érosion de la biodiversité qui affecte même des espèce a priori bien adaptées à vivre auprès des hommes dont elles profitent indirectement : ceci en dit long sur notre capacité à transformer notre environnement en désert toxique ! 

Capitules fanés en fruit

Bibliographie

Flora Gallica ; Flora vegetativa (Suisse) ; Flore d’Ile-de-France ; Flore des champs cultivés ; Flore de la France méditerranéenne continentale ; Atlas de la flore d’Auvergne.