Chelonii

Reptiles : voilà le terme grand public dont on affuble sans cesse les tortues ; ce faisant, on les réduit à l’état de subordonnées des lézards et des serpents sans oublier les crocodiles mis dans le même panier au passage. Dans l’esprit de nombre de personnes, une tortue ne serait qu’une sorte de lézard avec sur son dos une « coquille » rigide. Pourtant, les tortues n’ont pas grand chose à voir avec ces autres animaux dont elles diffèrent profondément par leur anatomie : ce sont des vertébrés tétrapodes à part avec leur organisation propre. Bref, les tortues ne sont pas des reptiles au sens populaire : ce sont des … tortues ou plutôt, pour faire scientifique, des chéloniens, mot qui en grec signifiait… tortue ! Pour s’en convaincre, nous allons explorer la complexité de leur carapace, l’élément le plus significatif de leur étrange anatomie : en ouvrant celle-ci, nous allons, telle une boîte de Pandore, libérer un flot de questions et de surprises inattendues !

Tortue en zoo (photo D. Bermudez)

Dessus-dessous

La carapace des tortues possède une structure double avec une pièce dorsale, la dossière plus ou moins bombée et une pièce ventrale aplatie, le plastron. Les deux se trouvent réunis sur les côtés du corps par des liens osseux appelés ponts. Le plus souvent les membres et la tête peuvent s’y rétracter en cas de danger. Dans certains genres, le plastron doté de deux lobes mobiles rend possible la rétractation complète de l’animal qui referme « sa boîte » : c’est le cas des tortues-boîtes (box-turtles) du genre Terrapene nord-américain. Dossière et plastron sont formés de plaques osseuses qui, pour la dossière, se trouvent soudées aux côtes, à la colonne vertébrale et aux deux ceintures. Rien qu’en cela, les tortues diffèrent radicalement d’autres animaux dotés d’une carapace tels que les tatous ou leurs cousins disparus les glyptodontes ou encore certains groupes de dinosaures disparus tels que les ankylosaures ; tous ces animaux ont une carapace non liée directement à la colonne vertébrale ou à la cage thoracique qui reste libre de ses mouvements, notamment pour la respiration. Chez les tortues, la dossière fait partie intégrante du squelette axial même si son origine est complexe.

Sur ces plaques nombreuses et emboités comme un puzzle, peuvent se trouver des écailles épaisses ou écussons souvent diversement colorés et formant eux aussi un puzzle mais qui ne coïncide pas avec celui sous-jacent des plaques osseuses. Elles procurent souvent par leurs couleurs et motifs un certain camouflage dans le milieu ambiant ou homochromie.

Tortue africaine. Motifs des écailles avec leurs stries d’accroissement ; sur le rebord avant, on voit que ces écailles sont posées sur une plaque osseuse

Sur le reste de la peau de la tête et des membres, on trouve aussi de petites écailles imbriquées. Ce sont elles entre autres qui valent aux tortues d’être considérées comme des lézards et serpents mais il ne s’agit là que d’une convergence. Par ailleurs, cette peau ne mue pas d’une pièce comme chez les lézards et serpents mais par petits lambeaux qui se renouvellent. Chez quelques tortues, les écailles disparaissent et l’architecture osseuse sous-jacente se réduit plus ou moins : c’est le cas de la tortue-luth marine, unique représentant actuel de la famille des Dermochelyidés et des tortues aquatiques à carapace molle avec la consistance du cuir de la famille des Trionychidés.

Plastron

Nous allons traiter séparément ces deux pièces d’autant qu’au cours de l’évolution il semble bien qu’elles ne soient pas apparues simultanément ! Commençons par la plus « simple » des deux, le plastron ventral. Il se compose de plaques emboitées mais il est « indépendant » dans le sens où il n’est soudé à aucun os du reste du squelette ; d’ailleurs, il ne pourrait pas se rattacher à la partie ventrale des côtes ni au sternum puisque les deux sont absents (voir la dossière) ! Il peut compter jusqu’à neuf os (voir le schéma) plus ou moins soudés entre eux. En partant de l’avant, on considère que les deux premiers, l’épiplastron et l’entoplastron seraient en fait respectivement une partie de la clavicule et l’interclavicule, deux os normalement associés dans la ceinture scapulaire. Les pièces restantes sont des os dits dermiques ou membranaires, plats et superficiels issus d’une ossification de tissu conjonctif dans le derme et non pas de cartilage ; ils appartiennent à ce qu’on appelle le squelette externe ou exosquelette. Des articulations cartilagineuses peuvent occuper la place des sutures entre ces plaques et permettre des pliures comme nous l’avons évoqué chez les tortues-boîtes.

En tout cas, ce plastron assure une protection ventrale et sert donc de bouclier supplémentaire. A noter que ce plastron pose quelques problèmes aux tortues mâles lors de l’accouplement où ils doivent se positionner sur la dossière plus ou moins bombée de la femelle. C’est pourquoi chez de nombreuses espèces, le plastron des mâles prend une forme en creux qui s’adapte mieux sur le dos des femelles qui, elles, gardent un plastron droit voire convexe !

Dossière

Elle se trouve donc intimement associée aux côtes qui se démarquent par leur structure très originale : de forme aplatie et élargie, les neuf paires de côtes s’étalent en éventail dorsalement et s’arrêtent brusquement, sans se prolonger sur le côté et se rejoindre par en-dessous au niveau du sternum. Autrement dit, les tortues n’ont pas de cage thoracique à proprement dit juste « un parapluie dorsal de côtes courtes » ! Sur cet éventail déployé de côtes et sur les dix vertèbres thoraciques auxquelles elles sont toujours articulées, viennent donc se souder toute une série de plaques : une rangée latérale de plaques costales, doublée vers l’intérieur de plaques dites neurales, une plaque nucale en avant et une plaque pygidiale en arrière.

Schéma de la dossière de la tortue Trionyx de Chine en vue dorsale ; seules les extrémités des côtes qui sous-tendent la carapace sont visibles.(Dessiné d’après 3)

Mais la caractéristique la plus étonnante à ce niveau vient sous doute des deux omoplates ; ces os, chez tous les autres vertébrés tétrapodes (« à quatre membres »), se trouvent au-dessus de la cage thoracique. Chez les tortues, ils se trouvent sous les côtes déployées donc à l’intérieur de la cage thoracique non close ! Les scientifiques parlent d’omoplates encapsulés dans la carapace. Cette disposition, redisons le fort, reste unique chez les vertébrés et témoigne d’ores et déjà d’un plan d’organisation profondément transformé ! Rien que par ces deux caractères squelettiques, les tortues représentent vraiment une lignée très divergente des autres vertébrés !

A noter que chez un seul genre de tortues africaines Kinixys, la partie postérieure de la dossière développe une curieuse pliure qui apparaît à partir de l’âge de 5-6 ans et est souvent curieusement orientée en diagonale ; on pourrait la prendre pour une blessure mal cicatrisée ! L’arrière de la dossière de ce fait devient très rehaussé. Apparemment, elles utilisent cette pliure pour s’aplatir au sol en cas de danger.

Embryon

Pour comprendre comment se forme la dossière, structure originale et complexe, il faut étudier ce qui se asse au niveau de l’embryon lors de la mise en place des différents organes dont le squelette. On a ainsi démontré que les plaques neurales et costales ne se développent pas dans le derme comme les plaques du plastron mais comme de vrais os, à partir de tissus plus en profondeur et à partir d’ébauches cartilagineuses ; les autres plaques de la dossière par contre sont d’origine dermique.

La clé pour comprendre la mise en place de cette dossière repose sur la modification profonde du développement des côtes. Celui-ci est affecté par la mise en place au cours du développement embryonnaire d’un primordium, un amas de cellules indifférenciées à l’origine d’une structure donnée, sous la forme d’une crête longitudinale sur une partie du flanc de l’embryon. On l’appelle la crête de la carapace et est strictement spécifique des seules tortues ; elle fonctionne un peu comme les bourgeons embryonnaires à l’origine des membres. Le développement de cette crête bloque l’extension des côtes et leur impose leur déploiement en éventail qui finit par englober l’omoplate qui se retrouve ainsi déplacé à l’intérieur. Par ailleurs, la paroi latérale du corps se plisse selon une ligne le long du corps vers l’intérieur et entraîne avec elle une partie des muscles associés à la ceinture scapulaire et au squelette axial (côtes et vertèbres) qui vont eux aussi se trouver déplacés ! Cette crête embryonnaire nouvelle constitue donc une innovation évolutive majeure qui bouleverse le plan d’organisation global en modifiant les relations entre structures.

Principe bafoué

Suite à ces modifications profondes, des muscles, nous l’avons vu, se sont déplacés. Certains, comme le Serratus anterior, un muscle profond de l’épaule, se retrouve ainsi sous la carapace dans une position inhabituelle ; cependant il conserve sa connexion initiale avec l’omoplate et les côtes. Cette conservation sui bien une règle d’or en matière d’interprétation évolutive, le principe de l’homologie :

« Sont homologues des structures qui, prises chez des organismes différents, entretiennent avec les structures voisines les mêmes connexions et les mêmes relations topologiques, et ceci quelles que soient leur forme et leur fonction. »

Ce principe intangible avait été avancé par E. Geoffroy Saint-Hilaire dans son ouvrage Philosophie anatomique en 1818 et a été reformulé sous la forme ci-dessus en 1843 par R.Owen. On détecte les homologies entre des structures comparées d’après les connexions qu’elles entretiennent avec le reste du corps.

Ouf, les tortues emblent avoir respecté la règle ! Sauf que pour deux autres muscles de la même région scapulaire, le Latissimus dorsi et le Pectoralis, muscles plus superficiels de l’épaule qui relient normalement l’humérus et le tronc, la connexion change : ils se raccordent désormais chez les tortues au niveau de la plaque nucale donc vers le cou ! Sacrilège absolu et peut-être unique au sein des Vertébrés qui en dit long sur l’ampleur du remaniement corporel des tortues !

Un peu d’air !

Les tortues se trouvent donc dépourvues de cage thoracique et ce qui leur reste de côtes est de toutes façons soudé à la dossière. La ventilation classique des poumons par des mouvements de la cage thoracique devient donc impossible ; les muscles intercostaux ont par ailleurs disparu.

Là encore, une nouvelle structure s’est mise en place pour compenser cette incapacité mécanique à ventiler normalement : deux paires de muscles abdominaux formant comme des sangles qui encerclent les viscères au niveau de la cavité abdominale avec notamment le foie volumineux. Par leurs contractions, ils tirent et appuient sur les viscères ce qui indirectement provoque la ventilation en comprimant les poumons fixés tout le long du dessous de la carapace. Ces muscles devaient servir initialement à stabiliser le tronc mais la rigidification engendrée par l’élargissement des côtes et leur soudure avec la dossière les a libérés de leur fonction primaire et ils sont reconvertis en muscles ventilateurs !

Ainsi, on voit que le plan d’organisation des tortues diffère profondément de celui des autres vertébrés amniotes : il ne s’agit pas d’une lignée dérivée avec des modifications mineures mais bien d’une lignée qui a divergé très tôt selon un chemin évolutif complètement original. On ne peut pas non plus invoquer une brusque mutation, inconcevable vu l’étendue des changements !

Il reste maintenant à comprendre comment de tels bouleversements du plan du corps ont pu se mettre progressivement en place au cours de l’évolution de cette lignée en croisant les données embryologiques avec les données fossiles : ce sera l’objet d’une autre chronique à venir.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Toutes les tortues du monde. F. Bonin et al. Ed. Delachaux et Niestlé. 2006
  2. The endoskeletal origin of the turtle carapace. Tatsuya Hirasawa, Hiroshi Nagashima & Shigeru Kuratani NATURE COMMUNICATIONS | 4:2107
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  4. Origin of the unique ventilatory apparatus of turtles. Tyler R. Lyson et al. NATURE COMMUNICATIONS | 5:5211 | 2014