J’ai la mémoire qui flanche,

Je ne me souviens plus très bien …

Ces délicieuses paroles s’appliquent très bien à processus social et psychique assez récemment identifié sous l’appellation anglo-saxonne de Shifted Baseline Syndrome : la syndrome de la dérive de la ligne de référence par rapport à l’état de notre environnement. Or, ce processus générationnel inconscient et apparemment répandu et universel met gravement en danger les politiques de conservation de l’environnement ou les projets de restauration écologique des écosystèmes abîmés ou surexploités en bloquant la prise de conscience de la gravité de la crise écologique dans laquelle nous sommes largement engagés depuis plusieurs siècles. Voyons donc en quoi consiste ce processus insidieux et méconnu avec quelques exemples. 

Fuite en avant 

Qu’est-ce donc que ce syndrome de mémoire environnementale défaillante ? A l’échelle de la population, chaque nouvelle génération grandit en s’étant habitué à l’état de son environnement immédiat tel qu’il le perçoit ; or, comme l’état de l’environnement (et notamment de la biodiversité) n’a cessé de se détériorer de manière continue depuis plusieurs siècles, chaque génération nouvelle prend donc comme repère une nouvelle ligne de référence (baseline) qui correspond à un état bien amoindri de l’environnement par rapport aux générations précédentes. On parle donc d’amnésie générationnelle avec la dérive continue de ce qui est accepté comme la normalité ; ceci s’applique dans divers domaines comme la perte de biodiversité (déclin des populations et d’espèces dans notre environnement), la perte des habitats naturels (certains d’entre eux ne sont même plus connus) ou les niveaux croissants de pollution. 

A cette amnésie sociale intergénérationnelle s’ajoute une autre forme à l’échelle individuelle, l’amnésie environnementale personnelle. Les individus, au cours de leur vie, réactualisent inconsciemment leur propre perception de la normalité en matière d’état de leur environnement : même ceux qui ont vécu antérieurement dans un environnement différent croient que les conditions actuelles restent les mêmes que celles de leur passé. Cette autre forme dépend évidemment de l’âge des individus et s’ajoute à l’amnésie générationnelle pour la renforcer. C’est ainsi que les interviews d’anciens pêcheurs montrent que souvent ils ont « oublié » l’état réel des stocks de poissons ou les espèces présentes et leur taille qu’ils côtoyaient il y a plusieurs décennies : ils sont persuadés que çà n’a pas beaucoup changé. 

Démonstration 

Si on pressent facilement ce processus mental et social, basé sur le fait que nous construisons nos valeurs à partir de notre propre vécu, on a beaucoup plus de mal à le démontrer scientifiquement et notamment à faire la part des deux formes citées ci-dessus. Une étude anglaise menée dans un village du Yorkshire a analysé cette problématique. On a interrogé cinquante villageois à propos de leur ressenti quant à l’évolution des populations d’oiseaux autour d’eux depuis vingt ans, étudiée scientifiquement par ailleurs avec des données chiffrées fiables. On a choisi quatre espèces locales assez communes et bien connues avec deux d’entre elles ayant connu une nette diminution sur ces deux décennies (l’étourneau sansonnet – 45% et le moineau domestique _ 19% : voir les chroniques sur le déclin des moineaux) et deux ayant au contraire connu une nette augmentation (la mésange bleue + 47% et le pigeon ramier + 44% : voir les chroniques sur cet oiseau et son expansion) : on demandait aux villageois comment, de leur point de vue , les populations de ces quatre espèces avaient évolué.  Par ailleurs, on leur a aussi demandé de citer les trois espèces les plus communes pour eux actuellement et il y a vingt ans, lesquelles d’après les études ornithologiques ont complètement changé.  

C’est surtout sur la seconde question que les résultats apportent un éclairage intéressant ; la première a été un peu biaisée par les informations souvent relayées dans la presse sur le déclin des oiseaux communs. Pour les trois espèces les plus communes à 20 ans d’écart, 36% des personnes ont conservé les mêmes espèces ; les trois espèces les plus communes actuelles que citaient ces mêmes personnes étaient plus justes (par rapport aux données scientifiques) que celles citées comme communes dans le passé ; on a donc là affaire à des exemples d’amnésie personnelle (voir ci-dessus). Parmi les personnes qui, à l’opposé, ont été capables de dire qu’au moins une espèce avait changé en 20 ans parmi les plus communes, les personnes les plus âgées se montraient les plus proches de la réalité quant aux espèces passées ; on a donc là une preuve d’amnésie générationnelle ! 

Généralisation 

Historiquement, c’est un chercheur français, Daniel Pauly, grand spécialiste mondial de la surexploitation des poissons de mer, qui a mis en lumière et nommé ce processus en 1995. De nombreuses autres études ont été menées auprès du milieu de la pêche et ont révélé l‘ampleur de la catastrophe en cours quant à l’effondrement majeur des populations des grands poissons prédateurs notamment ; on se basait jusqu’ici sur des données tronquées relativement récentes qui sous-estimaient complètement la réalité du déclin entamé en fait depuis le 16èmesiècle ! 

Voyons quelques exemples concrets de la manifestation de cette dérive de la mémoire environnementale en milieu terrestre. Lors d’une étude de 1995 sur de jeunes enfants américains vivant dans un environnement urbain très pollué, les chercheurs avaient été très surpris de constater qu’ils ne considéraient pas leur environnement immédiat comme dégradé ; en fait, ils voyaient l’état de leur environnement comme normal ! Toujours aux USA, dans l’Arizona, un programme de restauration écologique des forêts dominées par le pin jaune (Pinus ponderosa) avait été mis en place : naturellement, ces forêts sont relativement clairsemées avec des pins de tous âges car soumises régulièrement à des incendies naturels, une forme de perturbation qui maintient ce milieu dans un état dynamique permanent ; suite à une gestion visant à éliminer à tout prix ces incendies, ces forêts naturelles étaient devenues très denses et dominées par des pins anciens avec comme corollaire le déclin de la biodiversité associée (oiseaux,  flore, …).  Les travaux de restauration entrepris (éclaircissement des peuplements et incendies contrôlés) ont soulevé de fortes objections de la part des citadins riverains de ces forêts : pour eux, la référence d’une pinède en bonne santé c’était cette forêt dense actuelle ! Terminons avec l’exemple du Japon un des pays les plus boisés au monde avec 70% des terres couvertes de forêts ; si on remonte dix générations en arrière, ces forêts étaient essentiellement des forêts anciennes primaires très riches en biodiversité ; au fil des siècles, l’exploitation intensive et des replantations massives de certaines essences ont quasiment anéanti ces forêts primaires au profit donc de forêts artificielles. Or, celles ci sont devenues pour une majorité de japonais la norme de référence : pour eux, il n’est donc nullement besoin d’entreprendre des programmes de restauration des anciennes forêts primaires ! 

Causes 

La condition primaire pour que ce processus s’installe reste la dégradation continue de l’environnement et le déclin de la biodiversité associé ; or, c’est justement ce qui se passe sous nos yeux sauf que la « machine infernale » s’est mise en marche déjà depuis plusieurs siècles. Pensons aux Highlands écossais, des paysages de landes à perte de vue : si on remonte au 16èmesiècle, on avait là une immense forêt dominée par des pins, la forêt dite calédonienne ! Et que dire de la sylve gauloise en France ! 

Une autre cause de mauvaise perception de l’état réel de l’environnement dans les zones cultivées : certaines espèces comme les grands coquelicots deviennent résistantes aux herbicides et profitent des apports d’engrais pour prospérer. Ce champ fleuri donne l’illusion d’une nature en bonne santé !

Hormis cette dégradation permanente, on peut discerner trois grandes causes principales. Dans de nombreux environnements, notamment les milieux riches en biodiversité et très diversifiés, on ne dispose que de données relativement récentes sur l’état de la biodiversité ; la majorité des grands plans de conservation de la nature à l’échelle mondiale ont été initiés assez tardivement au cours du 20èmesiècle sur la base de lignes de référence souvent récentes. Cela dit, même pour les environnements occidentaux étudiés depuis plus longtemps, même quand on dispose de données anciennes révélatrices d’une forte dégradation, cela ne suffit pas pour convaincre le grand public de l’ampleur des dégâts déjà commis ! La seconde cause concerne la perte progressive d’interactions des hommes avec leur environnement : les jeunes passent de moins en moins de temps dans la nature pour leurs loisirs ; le temps passé devant les écrans ou dans des loisirs d’intérieur ou en milieu confiné a progressivement augmenté pour devenir prépondérant. On parle de perte d’expérience de la nature. La possibilité par ailleurs de « découvrir la nature » via les documentaires télé a encore plus écarté le besoin d’aller voir dehors ! A tout cela il faut ajouter la perte rapide de familiarité avec l’environnement naturel : les gens savent de moins en moins reconnaître des animaux ou des plantes sauvages, processus accentué par l’urbanisation massive (plus de la moitié de la population mondiale). 

Par contre, dans les cultures, des dizaines de plantes sauvages associées (massicotes) ont quasiment disparu et sont méconnues du grand public alors qu’elles faisaient partie intégrante du paysage de la campagne il y a encore soixante ans.

Conséquences 

Nos sociétés tolèrent de ce fait de plus en plus la dégradation accélérée de l’environnement telle qu’on l’observe dans le déclin des populations d’espèces sauvages par exemple. En se référant à leur ligne de référence actuelle, pour eux la situation actuelle est proche de la normale mais ils ne mesurent pas du tout l’énorme écart avec la situation d’il y a même seulement 50 ans. Du coup, ce syndrome peut modifier l’opinion des gens sur ce qui vaut la peine d’être protégé (voir ci dessus l’exemple des forêts d’Arizona). Les décideurs politiques embrayent le pas en choisissant comme objectifs de restauration des normes récentes, loin, très loin parfois de la réalité d’il y a deux siècles comme dans le cas des pêcheries maritimes. Ainsi, même quand des actions se mettent en place, leurs ambitions seront loin de permettre un retour des écosystèmes proches de leur état d’origine. On observe même l’installation de comportements encore plus pernicieux comme le « contentement de soi environnemental » : on se contente rapidement de l’état actuel comme étant un bon niveau de référence et on se démotive pour aller plus loin. 

Face à ces obstacles majeurs, les scientifiques proposent de lancer d’urgence de grands programmes de restauration vraiment ambitieux et permettant un retour à leur vrai état d’origine pour servir d’exemples. C’est le cas du programme Rewilding Europe(Réensauvager) basé aux Pays-Bas qui veut créer dix sites couvrant au total un million d’hectares à l’échelle de l’Europe (Espagne, Carpates, Delta du Danube) en réintroduisant notamment des populations de grands herbivores telles qu’elles existaient encore il y a un millénaire ; en Nouvelle-Zélande, on a recrée un espace naturel de 225 hectares en plein cœur de la capitale Wellington pour le ramener à l’état d’avant l’arrivée des humains ! Il faut aussi poursuivre et intensifier les programmes de collectes de données, notamment via les sciences participatives, une manière de remettre le public en contact avec leur environnement. Enfin, il va falloir promouvoir des interactions plus nombreuses des gens avec leur environnement immédiat notamment dans les espaces verts urbains et en s’appuyant sur l’éducation pour refamiliariser les gens avec la biodiversité. 

Même le paysage sonore a complètement changé sans que les nouvelles générations en aient conscience ; il y a encore trente ans, les oup-oup-oup sonores de la huppe résonnaient partout dans les campagnes ; tout le monde la connaissait au moins par son chant ; cette espèce a depuis très fortement décliné et devient méconnue.

BIBLIOGRAPHIE 

1) Shifting baseline syndrome:
causes, consequences and implications.MASASHI SOGA. KEVIN J. GASTON. Frontiers in Ecology and the Environment 2017

2) Evidence for shifting baseline syndrome in conservation. S.K. Papworth, J. Rist, L. Coad, & E.J. Milner-Gulland Conservation Letters 2 (2009) 93–100 

3) Acknowledging Long-Term Ecological Change: The Problem of Shifting Baselines.Emily S. Klein and Ruth H. Thurstan.  Springer Science+Business Media Dordrecht 2016 11 K. Schwerdtner Máñez, B. Poulsen (eds.), Perspectives on Oceans Past,

4) Site speakforblue