Lymnaea stagnalis

08/12/2021 Si le grand public sait en général qu’il existe de multiples escargots de mer dont les bigorneaux ou les patelles, il méconnaît (sauf les aquariophiles !) voire ignore l’existence d’escargots d’eau douce tels que les planorbes ou les limnées, pourtant très communs ; le fait qu’aucun d’eux ne soit comestible y est sans doute pour beaucoup ! Nous allons donc ici lever un voile sur ce groupe représenté par près de 4000 espèces dans le monde et d’une importance écologique considérable en nous attardant sur une des plus grandes espèces et des plus communes, la grande limnée ou limnée des étangs aux mœurs pleine de surprises. Saviez-vous notamment qu’il s’agit d’une espèce modèle en biologie et de ce fait hyper étudiée avec des centaines de publications scientifiques très pointues à son sujet ? 

NB La majorité des photos de cette chronique ont été prises dans un petit bassin installés ma terrasse et dans lequel flottent des Azolla, fougères aquatiques.

Escargot d’eau douce 

Ce nom désigne un groupe écologique de mollusques gastéropodes qui vivent en eau douce. Ce groupe n’a rien d’un groupe de parentés, loin s’en faut, puisqu’on estime qu’entre 30 et 40 lignées différentes ont colonisé indépendamment les milieux d’eau douce. Autrement dit, il existe des dizaines de familles différentes d’escargots d’eau douce et souvent non étroitement apparentées. On en trouve sur toute la planète (sauf aux pôles) dans une large gamme d’habitats : mares éphémères qui s’assèchent en été, mares permanentes, ruisseaux et rivières, étangs, lacs, plans d’eau artificiels, fossés, suintements, sources, … La diversité morphologique est tout aussi saisissante : si la majorité possède classiquement une coquille spiralée, certains n’en ont pas ; le mode respiratoire varie selon les familles : certaines respirent avec des branchies et peuvent rester en permanence sous l’eau alors que d’autres respirent avec des poumons  et doivent de ce fait remonter régulièrement en surface prendre de l’air ; d’autres ont même les deux modes respiratoires ; certaines possèdent un opercule (comme la paludine commune), sorte de couvercle corné qui permet de refermer l’entrée après s’être rétracté alors que la majorité n’en possède pas ; … Dans ce vaste ensemble foisonnant d’espèces hautement variables selon les conditions environnementales dans lesquelles elles vivent, nous allons donc zoomer sur la famille des Lymnaéidés, une des familles les plus diverses et les plus importantes de cet ensemble, en s’appuyant sur l’exemple de la grande limnée. 

Petit escargot semi-terrestre, semi-aquatique de la famille des Succinidés

Limnée 

Ce nom peut sembler étrange pour le profane mais est très familier du monde scientifique ; les racines limnlimni ou limno, tirées du grec limnê qui désignait l’eau stagnante, permettent de composer divers mots savants relatifs aux eaux douces : ainsi la limnologie est-elle la science des milieux lacustres. Le nom limnée plus spécifiquement est apparu à la fin du 18ème siècle sous la forme lymnée, adapté du latin scientifique Lymnaea qui désigne ces escargots, pris au grec limnaia, féminin de limnaios pour « qui vit au bord des lacs ». L’épithète latin de l’espèce, stagnalis, en rajoute une couche en insistant sur le caractère stagnant des eaux habitées. 

Les limnées en général se caractérisent par un pied large, une tête courte, un gros orifice respiratoire (voir ci-dessous) et une coquille spiralée avec une large ouverture. La grande limnée est l’une des plus grandes espèces de cette famille avec des formes pouvant atteindre 7cm de long mais le plus souvent les adultes se situent entre 5 et 6 cm de long pour 2-3cm de large. Selon les environnements, la taille varie considérablement et on trouve des formes adultes « naines » ; en général, les grands individus se trouvent dans les grands plans d’eau. La coquille en spirale allongée et pointue compte en moyenne sept tours avec le premier très élargi où se trouve l’ouverture ovale en forme d’oreille. De couleur cornée claire à brune, souvent teintée de sombre par la vase, elle porte de fines stries et des lignes de croissances plus épaisses. Le corps grand est gris brunâtre. Cette limnée habite les eaux stagnantes à très faiblement courantes, riches en végétation aquatique immergée et on la trouve souvent dans les plans d’eau artificiels. 

Par rapport aux escargots terrestres que nous connaissons bien comme l’escargot de Bourgogne, une différence frappante saute aux yeux : il n’y a que deux tentacules triangulaires épais qui ne sont pas rétractiles et qui ne portent pas les « yeux » au bout. Autrefois, on les classait dans un groupe qui n’est plus valide, les Basommatophores, i.e. les « yeux portés à la base » car les yeux se trouvent à la base des tentacules courts ; on les opposait ainsi aux Stylommatophores, ceux qui ont les yeux au bout des tentacules comme les escargots de Bourgogne ou petit-gris. Ce caractère se retrouve au moins dans deux autres familles d’escargots d’eau douce : les planorbes aux coquilles enroulées dans un plan et les physes (ou bulles) souvent confondues avec les limnées mais plus petites et avec une coquille conique à peu de tours. 

Double respiration 

Les limnées, à l’instar des grenouilles, disposent de deux modes de respiration : une respiration cutanée directe où l’oxygène dissous dans l’eau diffuse dans les tissus sous-cutanés et qui intervient surtout dans des environnements riches en oxygène dissous ; une respiration pulmonaire du même type que celle des escargots terrestres auxquels sa lignée est apparentée. Quand on parle de poumon pour les escargots, il s’agit en fait d’une cavité interne aux parois finement vascularisées servant de surface d’échange qui n’a donc rien à voir avec le poumon des vertébrés bien plus complexe. Cette respiration pulmonaire impose aux limnées de venir régulièrement à la surface pour vider ce poumon et renouveler l’air qu’il contient. L’orifice pulmonaire ou pneumostome (« bouche pulmonaire ») se situe du côté droit (noter cette asymétrie que l’on va retrouver par ailleurs) sur le bord du manteau au niveau de la large ouverture. Au moins trois systèmes musculaires contrôlent l’ouverture et la fermeture de cet orifice. 

Au bout d’un certain temps en plongée sous l’eau, la limnée revient vers la surface et se place de manière à amener l’orifice à l’interface air/eau ; il s’ouvre lentement en s’avançant un peu étant porté par un prolongement et reste ouvert quelques secondes d’affilée. Le poumon se vide de son air saturé en dioxyde de carbone. Après cette lente expiration, les muscles autour du poumon se relâchent ce qui provoque un appel d’air et l’entrée d’air frais. La fermeture de l’orifice suit rapidement. Souvent, la limnée effectue ce manège plusieurs fois de suite avant de plonger. Ce double mode respiratoire permet aux limnées d’exploiter des milieux aquatiques allant de pauvres à riches en oxygène en adaptant son comportement respiratoire, notamment le rythme des allées et venues pour prendre de l’air. 

Souvent, pour la prise d’air (ou simplement pour se déplacer), la limnée adopte un mode de locomotion hyper original et surprenant : elle nage « juste sous la surface de l’eau, le corps à l’envers » ; sous son large pied étalé, un film de mucus lui permet d’adhérer à cette interface et de progresser tout comme le font les escargots terrestres mais sur des supports solides. 

Tirésias ! 

Comme les escargots terrestres, les limnées sont hermaphrodites mais, contrairement à ces derniers chez qui il y a une seul orifice génital commun et un accouplement réciproque, elles ont deux orifices génitaux différents (gonopores) et l’accouplement ne se fait que dans un seul sens à la fois. Pour un accouplement donné, l’un des deux membres du couple prêt à s’apparier se comporte donc en mâle et l’autre en femelle : la première monte sur la coquille de la « femelle » et se déplace sur sa coquille en sens inverse des aiguilles d’une montre jusqu’à atteindre le gonopore femelle. L’accouplement avec un pénis dure plusieurs heures. Dans les populations réduites (par exemple un plan d’eau artificiel récemment crée en début de colonisation), elles réussissent à s’autoféconder ce qui permet d’augmenter la population mais très vite elles optent pour les accouplements. Elles peuvent s’accoupler plusieurs fois sur une semaine et changer alors de rôle : de mâle à femelle et réciproquement ensuite ! Mais qu’est ce qui détermine qu’à un moment donné telle limnée sera mâle ou femelle ? 

La motivation à être mâle est déterminée par la quantité de liquide séminal stocké dans la glande prostatique, laquelle est détectée par une connexion nerveuse reliée au cerveau par un nerf génital ; la zone du cerveau qui contrôle la sexualité déclenche alors le comportement mâle. Plus il y a d’individus réunis, plus le rythme des accouplements augmente. Si à un couple apparié on ajoute un nouvel individu, celui qui était mâle délaissera sa partenaire pour aller s’accoupler (toujours en tant que mâle) avec l’autre nouvelle ! C’est ce qu’on appelle en zoologie l’effet Coolidge observé chez les rats : lorsque de nouvelles partenaires sont disponibles, les mâles augmentent la cadence de leurs accouplements. Plus une limnée est mise à l’isolement longtemps, plus elle s’empressera une fois mise en contact avec une autre à se comporter en mâle : la masculinisation augmente avec l’abstinence !! Souvent les mâles qui ont copulé une fois deviennent femelles le jour suivant. Bon, ne faisons surtout pas de parallèle avec certaines espèces de vertébrés bipèdes … quoi que … ! 

Déjections accumulées au bon de l’eau

Pontes 

Toutes les limnées peuvent donc potentiellement pondre pourvu qu’au cours d’un de ses accouplements répétés au moins une fois elle ait été femelle. Les œufs sont pondus en paquets enrobés de gélatine et collés aux plantes, aux pierres ou à des objets sous la surface de l’eau. Chaque ponte, longue de 2 à 6cm peut renfermer de 50 à 120 œufs et un individu donné peut en déposer au moins une par semaine plusieurs fois de suite. Au bout de 5 jours de développement, l’embryon inclus dans une capsule transparente ovale subit une métamorphose avec apparition de la coquille qui va se développer les 5 jours suivants avant l’éclosion d’un bébé limnée bien formé. Il n’y a donc pas de stade larvaire libre comme chez nombre de gastéropodes marins. Les limnées vivent de 2 à 5 ans ce qui leur procure un potentiel fort de production de descendance ; la maturité sexuelle est atteinte dès le 2ème ou 3ème mois après l’éclosion. 

Ces escargots sont avant tout herbivores consommant des plantes aquatiques vivantes ou mortes et des algues. Ils utilisent leur langue ou radula qui fonctionne comme une râpe à l’instar des autres escargots. A voir les quantités de déjections qu’ils peuvent laisser, on devine leur potentiel à contrôler le développement des végétaux aquatiques. Ils sont néanmoins capables ponctuellement de devenir un peu carnivores en consommant de jeunes tritons ou des alevins ou de jeunes escargots y compris de leur espèce. Dans leur alimentation, la prise de calcium est essentielle pour pouvoir fabriquer et agrandir leur coquille. 

Droite/gauche 

Les grandes limnées présentent une caractéristique unique : dans les populations sauvages, en moyenne, 98% des individus ont une coquille dextre, i.e. enroulée dans le sens des aiguilles d’une montre, et 2% ont une coquille sénestre, enroulée en sens inverse ! Les rares petites populations sénestres semblent maintenues par quelques groupes d’individus. Ce trait en a fait une espèce très étudiée par les généticiens et les embryologistes afin de comprendre comment s’effectuait la détermination de cette polarité droite/gauche (chiralité). La majorité des gastéropodes sont soit entièrement dextres, soit entièrement sénestres et seulement dans de rares lignées comme les limnées a évolué du dimorphisme où les deux types coexistent. Ce processus passionne les scientifiques car on a pu démontrer que son déterminisme était contrôlé par un seul gène et fixé dès le stade ovule fécondé avant qu’il n’entame sa première division. Ceci est d’autant plus intéressant que le développement embryonnaire des gastéropodes (et des autres mollusques) est du type spiral : l’œuf se clive en deux cellules, puis 4, puis…, selon des plans de division obliques. Ce mode spécifique se retrouve dans une très grande lignée invertébrée dite des Spiraliens qui inclut les Annélides, les Brachiopodes, les Rotifères, les Plathelminthes (« vers plats ») et bien d’autres. Ainsi, les scientifiques cherchent à comprendre comment à partir d’un même mode de division initiale on a pu obtenir des lignées aussi diverses et différentes. 

Mémoires

Mais la limnée intéresse aussi les chercheurs par son système nerveux : celui-ci est assez simple avec de grands neurones identifiables individuellement et ainsi accessibles à une foule d’études. Une partie est centralisée autour de la tête et fait office de « micro-cerveau » capable par exemple de mémoriser à long terme des évènements utiles pour la survie de ces animaux comme la présence de prédateurs, les sources de nourriture ou les interactions avec d’autres limnées. Elles peuvent mémoriser les conditions d’oxygénation et adapter ainsi leurs comportements respiratoires ; cette mémoire peut durer au moins deux ans. De même en présence d’odeur de tanche ou d’écrevisse, deux prédateurs des limnées, elles intègrent cette rencontre et s’en souviennent ensuite en réagissant. 

On a bien tort de considérer les escargots comme des êtres « sans cerveau » ; notre soi-disant supériorité nous pousse à sous-estimer le reste du vivant ! D’ailleurs, comme un pied de nez à notre morgue générale, les limnées, à l’insu de leur plein gré, servent de modèle pour étudier … la maladie d’Alzheimer et ses effets sur la mémoire ! 

Nids de parasites 

Les limnées, comme nombre d’autres gastéropodes d’eau douce, peuvent héberger jusqu’à une centaine d’espèces de parasites du groupe des trématodes (douves) pour lesquelles elles servent d’hôte intermédiaire dans le cadre d’un cycle complexe à deux hôtes (digénique). Comme certains de ces parasites peuvent ensuite infecter l’espèce humaine pour y terminer leur cycle en provoquant des troubles métaboliques plus ou moins graves, les limnées se trouvent au centre de problèmes sanitaires. Ainsi, la bilharziose, redoutable maladie parasitaire tristement célèbre dans nombre de pays tropicaux, est due à un ver plat, le Schistosoma mansoni, dont l’hôte intermédiaire est une planorbe, proche des limnées. 

Cycle du trématode responsable de la dermatite du baigneur

Chez nous, la grande limnée sert, entre autres, d’hôte intermédiaire à une autre espèce de schistosome responsable d’une maladie connue sous le surnom évocateur de « dermatite du baigneur » : celle-ci se manifeste, suite à une baignade dans un plan d’eau, par l’apparition d’éruptions cutanées allergiques. Celles-ci proviennent de la pénétration par la peau de larves dites cercaires (nageuses) du ver qui sont libérées en masse par les limnées. Normalement, celles-ci vont infecter des canards ou des cygnes (d’où son autre surnom de « puce du canard ») ou des rats musqués pour y achever la seconde phase de leur cycle de développement. Chez l’Homme, heureusement, le parasite ne réussit pas à s’implanter mais provoque néanmoins ces réactions désagréables. 

Une limnée peut produire presque l’équivalent de son propre poids en larves cercaires ; elle peut en libérer plus de 2500 par jour avec des pics à près de 30 000 ! On a calculé que pour un étang riche en végétation et peuplé de limnées, la biomasse de ces larves pourtant minuscules représentait celle … d’un éléphant ! La sortie en masse des larves des limnées se fait peu après le lever du soleil ce qui coïncide avec le maximum d’activité des hôtes définitifs (canards, mammifères). 

Il y a fort à parier qu’après cette chronique vous ferez d’une part plus attention à ces jolis escargots d’eau douce et que vous aurez sur eux un autre regard !

Bibliographie 

The pond snail Lymnaea stagnalis Reiko Kuroda  and Masanori Abe EvoDevo (2020)11:24 

Coolidge effect in pond snails: male motivation in a simultaneous hermaphrodite. Koene JM, Ter Maa A.BMC Evol Biol. 2007;7:212. 

Interactive effects of predation risk and parasitism on the circadian rhythm of foraging activity in the great pond snail Lymnaea stagnalis (Gastropoda: Lymnaeidae). Ari Voutilainen Ann. Limnol. – Int. J. Lim. 46 (2010) 217–223

The Early Worm Catches the Bird? Productivity and Patterns of Trichobilharzia szidati Cercarial Emission from Lymnaea stagnalis. Soldánová M, Selbach C, Sures B (2016) PLoS ONE 11(2): e0149678