Dianthus

A propos de la diversification des espèces de plantes à fleurs ou spéciation à l’échelle des genres, on a eu longtemps tendance à croire que celle-ci ne pouvait être rapide que dans certains contextes : les régions tropicales ; les îles au sein d’archipels (comme Hawaii ou la Macaronésie) ou au niveau de hot spots de biodiversité végétale tels que la région du Cap en Afrique du sud. Par opposition, on considérait que dans les régions tempérées et froides de l’Eurasie, cette diversification était forcément nettement plus lente à cause de risques d’extinction plus élevés ou de rythme de spéciation naturellement bas. Cette vision s’est tellement ancrée dans les esprits qu’on en a même négligé d’étudier ce problème au sein des quelques genres riches en espèces en Europe. Quelques cas ont bien été étudiés comme les nigelles, les cistes ou les soldanelles mais ces genres ne réunissent qu’un nombre limité d’espèces. Une étude récente (1) sur les œillets européens a révélé un rythme de diversification surprenant qui surpasse tous les exemples connus jusqu’alors !

Oeillet des Chartreux

Planète Dianthus

Le genre Dianthus, les œillets, compte environ 300 espèces avec un bastion centré sur l’Europe méditerranéenne et l’Asie mineure avec près de 200 espèces. Pour le reste, on trouve une seule espèce en Amérique du nord, une bonne vingtaine en Afrique subsaharienne et Afrique du sud dans la région du Cap. Les œillets appartiennent à la famille des caryophyllacées (2) ; dans cette famille très diversifiée, ils sont plus étroitement apparentés aux œillets prolifères (Petrorhagia), saponaires (Saponaria, Vaccaria) et Gypsophiles (Gypsophila) au sein de la tribu des Caryophyllées.

Ils se caractérisent notamment par leur long calice soudé en tube et doublé par en-dessous d’un second petit calice protecteur, un épicalice.

Une analyse génétique de l’ensemble du genre à partir d’un échantillonnage sur 104 espèces révèle l’existence de cinq grandes lignées au sein du genre bien définies morphologiquement et géographiquement.

Arbre de parentés au sein du genre Dianthus (d’après 1)

En partant de la plus ancienne, on a :

– la lignée des œillets armérias et deltoïdes (32 espèces ; section Armerium)

– une lignée inattendue ici puisque jusqu’alors classée dans un genre à part, les Velezia (6 espèces réparties dans le bassin méditerranéen), sortes de minuscules œillets avec un calice démesuré : il faut donc les intégrer au genre Dianthus et ne plus en faire un genre à part car ils sont clairement « nichés » au cœur des œillets

– une petite lignée de 3 espèces (section Verruculosi) dont l’œillet raide (D. strictus) de Méditerranée orientale

– la lignée africaine de 25 espèces déjà mentionnée

– et enfin, la lignée la plus récente et la plus importante avec 200 espèces. Celle-ci, outre sa diversité, se distingue par un fort pourcentage d’endémiques (plus de 60% des espèces) localisées dans le bassin méditerranéen et l’Asie Mineure proche bien que ces deux zones réunies ne représentent que moins de 10% de la surface globale couverte par le genre. La plupart de ces endémiques ont des aires très restreintes géographiquement.

Lignée explosive

C’est donc sur cette dernière lignée eurasienne, la plus riche en espèces, que les chercheurs se sont concentrés (1). En calibrant temporellement l’arbre de parentés à l’aide de données fossiles, ils estiment l’âge de cette lignée entre 0,9 et 2,1 millions d’années (Ma) : elle est donc très récente à l’échelle géologique. Ceci donne un taux de diversification (apparition de nouvelles espèces) de 2,5 à 5,5 espèces/Ma. Ce chiffre ne vous dit sans doute pas grand chose mais il est exceptionnel, … révolutionnaire ! Pour ordre de grandeur, le taux moyen connu pour l’ensemble des plantes à fleurs est de … 0,09 espèce/Ma. Ici, cette valeur dépasse très largement des estimations déjà produites à propos de lignées de plantes à fleurs très diversifiées dans des régions tropicales ou sur des archipels ; par exemple pour les vipérines des Canaries, emblématiques par leur diversité, on obtient un taux de 0,35 à 1,5 espèce/Ma ; pour les gentianelles des Andes d’Amérique du sud, le taux est de 1,4 à 3 ; … Si on étend la comparaison aux lignées de vertébrés, là encore on se situe nettement au-dessus du lot : ces valeurs ne sont égalées que dans une lignée de passereaux, les Zostérops et dépassées par le seul cas des célèbres lignées de poissons cichlides du lac Victoria en Afrique.

Pourtant, les chercheurs ont pris toutes les précautions pour éviter la surestimation : prendre les âges les plus anciens pour les fourchettes de datations des fossiles qui permettent de calibrer l’arbre ; ne pas prendre en compte les micro-espèces parfois distinguées abusivement ; …

Chronologie d’une révolution

Les données permettent de dater l’histoire des œillets et les étapes clés de la diversification exceptionnelle de la lignée européenne. Le genre dans sa globalité aurait émergé vers la fin du Miocène/début du Pliocène autour de – 5 à -7Ma alors que la lignée européenne ne se détache donc que très récemment (voir ci-dessus). La diversification s’est faite en deux temps : un premier temps avec un taux constant et assez lent et classique de 0,3 espèce/Ma jusque vers – 2 à – 1,3Ma. Là, brusquement, on assiste à une accélération spectaculaire, un décrochement du taux de diversification de sept à huit fois qui passe à 2,2 espèces/Ma.

Or, à ce moment là, donc vers le milieu du Pléistocène, en lien avec les épisodes glaciaires qui affectent la planète, un nouveau régime climatique se met en place dans le bassin méditerranéen avec une saisonnalité bien plus marquée au niveau du régime des précipitations et notamment des étés très secs. Ce contexte climatique particulier qui se poursuit aujourd’hui aurait donc servi de déclencheur pour cette explosion des œillets européens. Mais pourquoi les œillets auraient-ils tiré un avantage de cette nouveauté a priori stressante ?

Décalés de nature

Contrairement à une écrasante majorité d’espèces des milieux méditerranéens aux étés secs qui fleurissent au début du printemps, profitant des pluies d’hiver, les œillets le font … en plein été, à contre-courant ! Or, à cette époque, outre les conditions défavorables, les œillets se trouvent alors soumis à une forte pression sélective de la part des pollinisateurs bien plus rares ; ceci aurait conduit à une évolution rapide des caractères floraux d’autant que par leur structure, il s’agit de fleurs assez spécialisées.

L’étroitesse des aires de répartition de la majorité des endémiques indique que la géographie a joué un rôle déterminant dans la diversification des espèces. Le bassin méditerranéen présente en effet une incroyable diversité/complexité avec des centaines d’îles, des chaînes de montagnes, des péninsules, … soit autant de sites favorables à une spéciation par isolement géographique de petites populations (spéciation allopatrique). Ce n’est pas par hasard si le bassin méditerranéen héberge une flore de plus de 24 000 espèces de plantes à fleurs (soit quand même 10% de la flore mondiale) tout en étant un la plus récent des grandes régions géographiques à climat méditerranéen.

Un autre caractère original des œillets pourrait aussi expliquer leur diversification : une certaine tendance à la polyploïdie, i.e. au doublement de leur nombre de chromosomes.

Exception sud-africaine

Cependant, ce raisonnement se voit contredit par ce qui s’est passé pour les œillets en Afrique du sud ; cette région est mondialement connue elle aussi comme hot spot de biodiversité sous le nom de région florale du Cap. Très petite (environ 46 000 km2), cette région héberge 9600 espèces de plantes à fleurs dont 70% d’endémiques. Diverses lignées y ont connu de fortes diversifications comme celle de la sous-famille des Ruschioidés au sein des Aizoacées, famille de plantes grasses.

Et pourtant, dans ce contexte, les œillets y sont restés à un niveau très modeste avec seize espèces seulement. Là-bas aussi, ils sont soumis à des étés secs et conservent leur floraison estivale décalée et la même aptitude à la polypoïdie. Leur âge est juste un peu plus ancien que celui de la lignée européenne. L’explication de cette dissymétrie tient sans doute à la configuration géographique de cette région à la surface très limitée comparativement avec le bassin méditerranéen et avec un moindre diversité de niches disponibles : moins d’espace donc moins d’isolats géographiques possibles !

Moralité

Cet exemple illustre bien le poids des idées préconçues sur l’histoire des plantes : les régions tempérées ont elles aussi le potentiel local de susciter de fortes et rapides diversifications surtout dans le contexte de leur histoire récente façonnée par les oscillations climatiques glaciaires et postglaciaires. Le bassin méditerranéen par son extrême richesse et sa configuration (voir ci-dessus) constitue justement un de ces lieux très favorables comme vient donc de le démontrer le cas des œillets. Mais si on a joute la chaîne alpine par exemple, on peut supposer que bien d’autres genres riches en espèces pourraient, si on prend la peine de les étudier de ce point de vue, révéler eux aussi des vitesses de diversification tout aussi élevées comme les astragales (133 espèces), les centaurées (221 espèces) ou les silènes (194 espèces).

Mais il y a aussi de fortes chances que, dans ces genres, si une diversification aussi rapide est effectivement avérée, elle ne soit due à d’autres causes.

Oeillet de la lignée européenne : l’oeillet de Montpellier

BIBLIOGRAPHIE

  1. Unparalleled rates of species diversification in Europe. Luis M. Valente ; Vincent Savolainen ; Pablo Vargas. Proc. R. Soc. B (2010) 277, 1489–1496
  2. MOLECULAR PHYLOGENY OF THE CARYOPHYLLACEAE (CARYOPHYLLALES) INFERRED FROM CHLOROPLAST MATK AND NUCLEAR RDNA ITS SEQUENCES. S. FIOR et al. American Journal of Botany. 93(3): 399–411. 2006.

A retrouver dans nos ouvrages

retrouvez les oeillets et apparentés
Page(s) : 305-313 Guide des Fleurs du Jardin
retrouvez des œillets sauvages
Page(s) : 304-307 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages