L’emprise de l’autoroute dans le paysage ; mais aussi, noter les délaissés où les petits rongeurs peuvent s’installer

22/11/2021 Imaginez que vous débarquiez sur Terre pour la première fois depuis les airs. Dès votre approche à quelques dizaines de mètres du sol, il est un élément qui devrait logiquement s’imposer à votre regard : un réseau tentaculaire et sinueux qui serpente à travers tous les paysages, celui des routes, autoroutes, voies ferrées et autres infrastructures linéaires de déplacement. Nous ne les voyons même plus tellement elles sont incrustées dans les paysages et tellement nous les empruntons au quotidien. Il suffit d’un arrêt sur image, le temps de se glisser dans la peau et dans les yeux d’un mammifère sauvage, pour comprendre à quel point ce réseau constitue une perturbation majeure dans tous les paysages. R. Forman, grand spécialiste de l’écologie des paysages, l’a décrit comme « un géant qui nous enserre dans ses bras » !

Un effet majeur d’une autoroute : « couper » le paysage en deux fragments séparés

Quelques chiffres donnent l’ampleur du problème et quelques angoisses quant au futur : l’ensemble des routes et alliées couvre 64 millions de km2 sur Terre ; si 80% de la surface terrestre reste encore dépourvue de routes, le réseau existant n’en fragmente pas moins la surface en plus de 600 000 fragments dont plus de la moitié ont moins de 1 km2. D’ici 2050, on estime que 25 millions de km supplémentaires vont « coloniser » des régions encore reculées et riches en biodiversité. Ces chiffres figurent dans le préambule d’une publication (2021) à propos de l’impact des autoroutes sur les comportements alimentaires d’une communauté de mammifères carnivores généralistes ; nous allons en parcourir les résultats fort intéressants. 

Impacts 

Même quand on est sensibilisé(e) au fort impact écologique évident des voies de circulation, on oublie souvent qu’il se manifeste bien au-delà de l’emprise physique directe de l’infrastructure : il s’étend sur des centaines de mètres de chaque côté en parallèle : ce qu’on appelle la zone d’influence des routes. De ce fait, les surfaces affectées écologiquement concernent un fort pourcentage de la surface totale des paysages traversés dans de nombreuses régions. Sur près de la moitié de la surface de l’Europe non urbanisée, tout point se trouve à moins de 1,5km d’une voie de circulation et sur un quart à moins de 500m. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes et nous font entrer d’emblée dans la problématique à laquelle sont confrontés tous les animaux dont les rayons d’action ou les territoires sont supérieurs à l’hectare. 

Les carnivores, comme cette fouine, font partie des victimes fréquentes de collisions sur les routes

Au niveau des types d’impacts, on ne pense souvent qu’aux effets directs : les collisions fatales avec des véhicules, la dégradation de l’habitat engendrée par l’infrastructure (modifications de la végétation et pollution) et la fragmentation imposée de facto. Mais on oublie ou sous-estime largement les effets indirects en cascade sur les animaux : le bouleversement de des déplacements au sein de leurs territoires, les changements de comportements induits par les dérangements permanents ou presque (dont le bruit), lesquels modifient à leur tour les interactions entre espèces. Diverses études ont d’ores et déjà démontré que prédateurs et proies modifient leurs activités selon différentes modalités ainsi que leurs comportements de chasse ou d’évitement de la prédation. Il reste un aspect très peu étudié jusqu’ici : les changements profonds dans l’abondance des espèces proies induits par la présence des routes notamment dans les paysages d’agriculture intensive où les bords des routes deviennent des « oasis » (toutes relatives !) comparativement aux grandes cultures gérées en mode conventionnel. L’étude mentionnée ci-dessus s’est donc attachée, pour la première fois, à explorer le régime alimentaire d’une communauté de mammifères carnivores de part et d’autre d’une autoroute afin de détecter l’impact éventuel de celle-ci sur les réseaux alimentaires. 

Carnivores 

Pour le scientifique, Carnivores désigne un groupe de parentés au sein des Mammifères : tous les animaux qui partagent, entre autres caractères hérités d’un ancêtre commun, la présence de dents carnassières coupantes (une prémolaire supérieure associée à la première molaire inférieure). Il s’agit d’un des très rares cas où on utilise un nom désignant par ailleurs un régime alimentaire pour nommer un groupe de parentés ! Pour le grand public, ce nom évoque tout de suite les « grands carnivores », les super-prédateurs, ceux que l’on voit surtout dans les films ou au zoo, le plus souvent très loin de chez nous : lions, tigres, jaguars, panthères, lynx, loups et autres. Notre travers permanent de plaquer systématiquement une hiérarchie de valeurs (inférieurs versus supérieurs) sur les êtres vivants nous conduit à oublier complètement la multitude des « autres » espèces de carnivores très présents dans tous les environnements y compris très près de chez nous mais méconnus à cause de leurs mœurs essentiellement nocturnes : chats, renards, chacals, genettes, martres, fouines, putois, visons, ratons-laveurs, mangoustes, blaireaux, loutres, hermines, belettes… pour l’Europe. On les regroupe dans un ensemble écologique informel, une guilde, celle des mésocarnivores (meso = médian) : ce sont donc des animaux du groupe des Carnivores, de taille petite à moyenne (moins de 15 kilos), et dont le régime alimentaire comporte une part de « viande » (sous-entendu de chair d’autres vertébrés) de 50 à 70%, le reste se composant d’invertébrés (insectes, araignées, scorpions, mille-pattes, crustacés, escargots et limaces) et d’éléments végétaux dont des fruits. Le prototype dans nos régions en est le renard roux. Par opposition, on regroupe les grands carnivores dans la guilde des hypercarnivores. 

Leur moindre taille fait qu’ils sont bien plus abondants dans la plupart des milieux et bien plus diversifiés en nombre d’espèces et corrélativement en types de régimes alimentaires. De ce fait, ils jouent un rôle central dans le fonctionnement des écosystèmes, rôle méconnu ou trop souvent caricaturé et déformé par les groupes sociaux à conflits d’intérêt comme les chasseurs ! Leur importance s’accroît d’ailleurs encore plus dans tous les habitats d’où les grands carnivores ont été éradiqués : ces derniers exercent une forte compétition sur les ressources alimentaires et se comportent souvent en prédateurs de ces mésocarnivores dont ils régulent les populations. Leur capacité souvent marquée à s’adapter aux environnements humains même très perturbés renforce cette importance écologique et plusieurs d’entre eux font partie des espèces qualifiées d’invasives quand ils sont introduits hors de leur aire originelle (raton-laveur américain ou chien viverrin asiatique). 

Chasser la crotte ! 

Les excréments des carnivores servent aussi de « bornes » pour marquer le territoire : l’emplacement est souvent choisi pour être vu de loin !

L’étude a été conduite dans la province d’Avila en Castille espagnole le long d’une autoroute qui traverse un paysage méditerranéen composé de boisements de chênes verts, de maquis-garrigues à cistes et de quelques cultures céréalières. Un tronçon de 5 km a été retenu comme cadre d’étude. Pour appréhender le régime alimentaire des mésocarnivores habitant ce secteur et l’impact de la présence de l’autoroute, les chercheurs ont établi de chaque côté de l’autoroute des parcours de 3 km chacun, dans trois bandes parallèles à l’autoroute : entre 0 et 50m de l’autoroute, entre 500 et 550m et entre 1000 et 1050m

Le long de ces transects régulièrement parcourus, les chercheurs ont prélevé au fil des saisons les excréments, les « crottes », laissés par les mésocarnivores habitant ce secteur. Pour les Carnivores, le dépôt de crottes a une double fonction : digestive classique en évacuant les restes non digérés mais aussi marquage le territoire en les déposant souvent sur des points visibles et en y incorporant des secrétions anales odorantes. 

Les excréments du blaireau sont les seuls facilement identifiables car il les dépose dans des trous qu’il a creusé ; ici, il avait consommé une belle ventrée de merises !

Des experts ont identifié pour chaque crotte géolocalisée l’espèce à l’origine d’après divers critères souvent très subtils : forme, odeur, taille, disposition, … Celles dont on n’arrivait pas à identifier de manière fiable l’auteur n’ont pas été prises en compte. En laboratoire, ensuite, une dissection a permis d’extraire les restes non digérés (os, poils, graines, peau de fruits,  ..) et d’identifier les types et nombres de proies consommées. Ainsi, près de 500 crottes ont été identifiées et analysées dont presque 40% provenaient de renards, 25% de chats sauvages ou domestiques (indiscernables), 24% de fouines et 12% de blaireaux. Cette répartition nous donne d’emblée une image de la composition de cette communauté de carnivores dominée par le renard comme c’est le cas dans presque toute l’Europe. 

Si on globalise tous les résultats d’analyses des contenus, on trouve un profil généraliste : les petits mammifères (rongeurs et musaraignes) viennent largement en tête dans le régime de cette guilde avec 50% des items ; ensuite on trouve 29% de lapins/lièvres, 11% de graines et fruits, 4,5% de lézards et serpents, 3% de petits invertébrés et 3% d’oiseaux. Selon les espèces, les ressources principales varient : chez les chats et les renards, petits rongeurs et lapins/lièvres dominent ; fruits et graines dominent chez la fouine et dans une moindre mesure chez le blaireau qui complète avec des invertébrés. 

Frontière critique 

Des études antérieures menées par la même équipe de chercheurs selon des protocoles du même type (suivi de 3 bandes parallèles à l’autoroute) avaient déjà exploré ce qui se passait autour de cette autoroute dans deux autres domaines. 

Les petits rongeurs colonisent les zones herbeuses où ils peuvent creuser leurs galeries et circuler

Une étude bisannuelle (2013) portant sur la communauté de petits mammifères avait montré que leur abondance était maximale au plus près de l’autoroute ; dans le cas des mulots sylvestres, une plus forte proportion de jeunes avait été trouvée près de l’autoroute ou dans la bande à 500m et leur abondance ne dépendait pas d’autres caractéristiques liées aux habitats. Au cours de la seconde année de cette étude, alors qu’un effondrement des populations de petits rongeurs se produisit (phénomène classique chez ces animaux à cycles pluriannuels), la proportion localisée le long de l’autoroute devint prépondérante. Ceci indique que les bords de l’autoroute (valable tout autant pour les routes) constituent un refuge important pour les petits rongeurs en termes à la fois de plus grande abondance et de stabilité de population. D’ailleurs, n’importe quel conducteur un tantinet observateur peut en faire lui-même le constat en circulant en hiver sur certaines autoroutes en voyant les buses variables régulièrement perchées sur les piquets des clôtures de sécurité qui longent les autoroutes traversant des paysages agricoles : elles ne sont pas là pour compter les voitures mais bien pour les petits rongeurs qui bénéficient ici d’un milieu stable et permanent (les labours d’automne détruisent une bonne part des milieux favorables). 

Une seconde étude (2017) s’était déjà intéressée aux mésocarnivores en combinant trois techniques complémentaires : relevés de crottes, pose de « pièges » permettant de récolter des poils et installation de pièges photos. Les résultats démontrent un usage intensif des abords de l’autoroute par la communauté de carnivores. Ainsi, les renards, les fouines, les belettes, et genettes utilisent le plus ce secteur tandis que les blaireaux et les chats semblent indifférents ou bien montrent une très légère préférence pour des secteurs plus distants. Deux types d’explications peuvent être avancées pour expliquer cette différenciation :  soit l’autoroute devient physiquement une frontière artificielle des espaces de chasse de ces animaux sur laquelle ils buttent en quelque sorte ; soit des réponses différentielles se mettent en place entre espèces de la guilde selon les proies recherchées et leur capacité de dominance en s’excluant mutuellement. 

Parfois, les carnivores déposent leurs crottes directement sur la route !

Clairement, en tout cas, les bords de l’autoroute représentent une zone sensible écologiquement où il se passe plein de choses imperceptibles directement mais aux conséquences importantes ; ainsi, par exemple, la mortalité par collision des carnivores risque d’augmenter s’ils fréquentent plus volontiers la bordure immédiate ! La troisième étude rapportée ici a donc cherché à compléter la compréhension de cet effet en explorant l’impact sur les régimes alimentaires des carnivores.

L’effet autoroute 

Ce large talus herbeux représente un milieu idéal pour des petits rongeurs

Les comparaisons entre bandes prospectées parallèlement à l’autoroute indiquent une nette différence de régime global selon qu’on est au plus près de l’autoroute ou à 1 km ; plus particulièrement, la part des petits mammifères consommés varie en fonction de la distance à l’autoroute : elle est maximale tout près de l’autoroute. Des trois facteurs possibles d’influence testés (saison, espèces et distance à l’autoroute), c’est ce dernier qui a l’effet le plus significatif ; si les variations selon les saisons et les espèces étaient connues depuis longtemps, celles liées à la distance à l’autoroute constituent une nouveauté scientifique. 

Dans le contexte local, les petits rongeurs représentent un élément clé car les lapins et lièvres, alternative possible en termes de proies, y sont peu abondants. Dès que l’abondance des petits mammifères diminue, les carnivores doivent se rabattre sur les autres éléments dont les fruits ou les invertébrés. 

Les résultats suggèrent fortement un usage individuel intensif de la zone de bordure comme zone de chasse préférentielle du fait de l’abondance des petits mammifères. Sachant que ces animaux ont un temps de transit digestif qui varie entre 7 et 25 heures et des territoires de chasse couvrant de 300 à 500 ha, la plus grande présence de petits mammifères dans les crottes récoltées le long de l’autoroute indique nettement qu’ils font un usage disproportionné de cette zone ; ces individus, véritables spécialistes des bords de routes, y crottent donc plus souvent. On sait que les carnivores tendent à marquer plus leur territoire là où vivent leurs proies principales et donc là où ils passent le plus de temps à chasser. Comme cette autoroute a un trafic assez bas (8400 véhicules/jour) il y a peu de chances qu’elle induise un effet d’évitement ; peut-être aussi que les individus jeunes ou dominés sont rejetés vers ces zones par les dominants comme cela a été observé chez des coyotes en Amérique du nord. Dans une étude par radio-tracking (pose d’une balise), le suivi d’une fouine avait montré qu’elle se déplaçait en parallèle de l’autoroute quand elle s’en rapprochait. 

Localement des plantations permettent à des espèces plutôt sylvatiques de s’installer au bord des autoroutes.

Finalement, il devient clair que la présence d’une voie de circulation a des effets indirects majeurs sur les communautés locales de carnivores via leurs comportements alimentaires en plus des effets sur l’utilisation de l’espace. Les interactions entre espèces s’en trouvent changées et donc la communauté se trouve transformée tant dans sa structure que dans sa fonction. Cette combinaison d’effets devient très importante compte tenu du nombre croissant d’écosystèmes affectés par la présence de routes. Elle nous montre que les impacts vont bien au-delà des seuls effets directs (notamment la mortalité par collisions ou le bruit) et que les routes modifient en profondeur les écosystèmes y compris au niveau des réseaux trophiques. 

Bibliographie 

Do Roads Alter the Trophic Behavior of the Mesocarnivore Community Living Close to Them? Ruiz-Capillas et al. Diversity 2021,13,173. 

Road verges are refuges for small mammal populations in extensively managed Mediterranean landscapes. Ruiz-Capillas, P.; Mata, C.; Malo, J.E. Biol. Conserv. 2013158, 223–229. 

Small-scale differences in carnivore activity patterns close to motorways. Mata, C.; Ruiz-Capillas, P.; Malo, J.E. Eur. J. Wildl. Res. 201763, 64.