Couple de toucans tocards au Costa-Rica (photo Roland Guillot)

31/05/2020 Même un enfant sait dessiner la tête d’un toucan, un oiseau pourtant exotique et pas si fréquent que ça dans les parcs zoologiques. Il faut dire qu’avec leur bec « grossièrement monstrueux » comme le décrivait Buffon, les toucans affichent une originalité sans égal, à part leurs lointains cousins, les calaos ; ces derniers occupent l’Ancien Monde (Asie-Afrique) tandis que les toucans peuplent l’Amérique centrale et l’Amérique du sud, ce que les biogéographes appellent le domaine néotropical. En fait, les toucans possèdent, relativement à leur taille, le bec le plus volumineux de tous les oiseaux actuels ! 

Bucorve ou Calao terrestre d’Afrique ; un casque frontal complète le puissant bec assez différent de celui des Toucans en dépit des ressemblances externes

Ce bec plus que singulier a attiré l’attention dès la découverte (pour les européens) de ces oiseaux tropicaux et suscité une foule d’interrogations. Avec l’avènement de la théorie de l’évolution, on a commencé à émettre des hypothèses quant aux fonctions adaptatives de ce bec. Un organe aussi transformé et démesuré n’a pu que subir de fortes pressions sélectives depuis l’origine de la famille des toucans, les Ramphastidés, que l’on situe quelque part vers la fin de l’ère Secondaire avec une diversification forte au Tertiaire. Voyons donc l’état des lieux de ce que l’on sait sur le bec des toucans et ses diverses fonctions avérées ou supposées. 

Rampho….

Bec de toucan naturalisé (Muséum) : noter les dents orientées vers l’avant sur les bords du bec et la pointe recourbée

La forme du bec des toucans s’apparente à une grande lame très haute mais aplatie latéralement, droite sauf vers l’extrémité qui se recourbe et avec les bords crantés. Son développement a repoussé les narines tout en haut à la jonction avec le crâne si bien qu’elles ne sont pratiquement pas visibles, cachées en partie par les plumes. Pour comprendre sa structure spécifique, il faut au préalable rappeler la structure générale du bec des oiseaux. Il contient intérieurement un squelette formé de deux mandibules dépourvues de dents : la supérieure correspond à notre maxillaire et l’inférieure à notre mandibule ; l’usage du terme mandibule pour les oiseaux est accepté même s’il est légèrement inexact. Mais ce squelette nous est invisible (sauf à ouvrir le bec et regarder le palais) car chaque mandibule se trouve entièrement enveloppée d’un étui corné, la r(h)amphothèque (de ramphos pour bec et theca pour étui) faite de matière cornée ou kératine comme les écailles des pattes. Cet étui, tel nos ongles, grandit tout au long de la vie de l’oiseau pour compenser son usure du fait de son usage. Finalement du bec des oiseaux, nous ne voyons que la ramphothèque mais elle épouse étroitement le squelette sous-jacent auquel elle adhère. 

Toucans tocards au Costa-Rica (photo Roland Guillot)

Son développement considérable chez les toucans a servi de critère pour nommer leur famille, les ramphastidés, forte de 55 espèces. On y distingue cinq genres différents : les toucans (Ramphastos et Andigena) avec le plus grand et le plus célèbre le toucan toco (R. toco), les toucanets plus petits (Aulacorhynchus et Selenidera) et les araçaris (Pteroglossus) au bord du bec fortement denté. 

Bec sandwich 

Le bec des toucans mesure un tiers à la moitié de la longueur totale du corps de l’oiseau et pourtant sa masse n’équivaut qu’à un trentième à un quarantième de la masse totale du corps ! Ceci traduit son extrême légèreté en dépit de son volume et permet aux toucans de voler en conservant le centre de gravité de leur corps au niveau de la ligne des ailes. En coupe, on constate que le bec comporte quatre « couches » successives, une structure composite dite « en sandwich ». En partant de l’extérieur, nous avons donc la ramphothèque, véritable coque externe épaisse de moins de 1mm (0,5 à 0,75) mais très dure : elle est constituée de couches d’écailles hexagonales de kératine, régulières, ultramicroscopiques et qui se chevauchent comme des tuiles. Immédiatement sous l’étui, on trouve le derme vivant avec son réseau de vaisseaux sanguins (voir le dernier paragraphe) qui enveloppe la partie osseuse. Celle-ci, en coupe, révèle une structure très particulière : l’essentiel du volume est occupé par une grande cavité centrale tapissée à sa périphérie, contre le derme donc, d’une couche d’os très spongieux. Ayant l’aspect d’une « mousse expansée », elle se compose d’un réseau fibreux de filaments osseux et de fines membranes d’une densité très basse de 0,05 g/cm3 ; la présence de collagène structurant fait monter la densité globale à 0,1 g/cm3.

Coupe schématique de la mandibule supérieure (référence bibliographique n° 2) avec les épaisseurs des couches du « sandwich »

Cette structure en sandwich avec une coque externe dure rend l’ensemble bien plus résistant via l’effet stabilisant de la couche de « mousse expansée » capable d’absorber l’énergie engendrée par des pressions trop importantes. Elle pourrait inspirer la conception de matériaux à la fois très légers mais très résistants à la fracture utilisables dans les véhicules sans les alourdir.

Au cours du développement, ce bec connaît une croissance en deux temps ; durant les quatre à cinq premières semaines, la croissance reste presque « normale » avec un bec qui s’allonge proportionnellement au reste du corps ; quand les jeunes atteignent une taille moyenne équivalent à 80% de celle des adultes, la croissance du bec connaît alors une brusque accélération conduisant à une surface totale de celui-ci de 24 à 40 fois supérieure à ce qu’elle devrait être « normalement » ! 

Outil de chasse ?

Quand les premiers exemplaires de toucans ont atteint le sol européen, on émit l’hypothèse que les bords crantés du bec devaient servir à maintenir une prise sur … des poissons glissants du fait de leur enduit de mucus. A priori, cette supposition n’était pas si farfelue car d’une part on ne savait rien du mode de vie de ces oiseaux et effectivement certains oiseaux piscivores possèdent de telles « dents » sur les côtés du bec comme les harles par exemple. Sauf qu’un détail avait échappé aux observateurs de l’époque : les fameuses dents ne sont pas orientées dans le « bon sens » pour retenir des poissons car elles sont tournées vers la pointe du bec ! 

Gravure ancienne représentant un toucan prédateur d’un passereau

On a longtemps mis en avant par rapport à ces dents un aspect secondaire du régime alimentaire des toucans : leur capacité à chasser des proies animales dont de petits vertébrés (surtout des lézards et des grenouilles) et des œufs et poussins d’oiseaux d’autres espèces ; ils sont capables par exemple de se suspendre sous les nids tissés et pendants des cassiques (Passereaux Ictéridés) pour piller les nichées. D’où une autre hypothèse que le bec allongé permettrait d’une part d’atteindre les poussins et œufs au fond de ces nids ou de cavités profondes et que d’autre part les bords dentés serviraient d’outil d’intimidation envers les oiseaux adultes susceptibles de réagir vivement à ces pillages : souvent des nuées de passereaux agressent violemment les toucans qui s’approchent de leurs nids !  Mais, pour spectaculaires que soient ces comportements, il n’en reste pas moins que les  toucans sont à la base des frugivores. 

Gloup ! 

Les forêts néotropicales, cadre d’évolution des ramphastidés, offrent effectivement une incroyable gamme de fruits charnus : une ressource majeure et quasi permanente vu l’échelonnement sur l’année des fructifications des arbres et arbustes. Ce bec très allongé permet donc à ces oiseaux de cueillir à distance ces fruits souvent groupés près des branches en paquets denses et de les décrocher pour les consommer.

Les toucans ont opté pour une technique radicale quant au traitement de ces fruits très diversifiés en taille, en forme et en texture : ils les avalent « tout cru » directement de la pointe du bec vers la gorge sans même utiliser la langue. Cette dernière ne participe pas non plus à la cueillette : il faut dire qu’elle est très mince et allongée, bordée de soies plumeuses sur les côtés et donc peu propice à une aide mécanique !

Gravure ancienne : on aperçoit la langue en forme de fil !

Une fois le fruit « pincé » au bout du bec, le toucan bascule la tête vers l’arrière et lâche le fruit qui se trouve projeté vers la gorge ouverte ; le mouvement de bascule accélère la chute du fruit qui peut ainsi être avalé d’un coup. On parle de transport balistique de la nourriture au moment de l’avaler à cause de la trajectoire du fruit qui suit une courbe de type balistique ! Les autres oiseaux « modernes » (Néognathes) pratiquent classiquement un transport de la nourriture en trois temps pour avaler avec une intervention complexe de la langue ; les toucans ont donc développé un mode radicalement simplifié adapté à la consommation rapide de gros fruits. Cette singularité a une conséquence écologique majeure : ils jouent un rôle majeur dans le dispersion des graines des fruits charnus qu’ils avalent donc entiers et dont ils rejettent les graines dans leurs excréments ; ils permettent ainsi le maintien des nombreuses espèces d’arbres et arbustes et la régénération dans les coupes ou les zones incendiées. Notons que pour les fruits trop gros pour être avalés directement, les toucans peuvent les tenir avec leurs doigts et arracher des morceaux avec leur bec pour les engloutir.

Outil sexuel 

Comme on dit en langage populaire  «le bec du toucan lui mange la figure » et constitue de facto un élément clé dans la reconnaissance entre individus et entre espèces. En plus, chez la majorité des espèces, le bec est très vivement coloré voire bigarré de taches et de rayures en plus du plumage lui-même hautement coloré. Ceci avait conduit C. Darwin à avancer l’hypothèse d’une sélection sexuelle, un processus souvent responsable de l’exagération extrême de caractères sexuels secondaires : « Les toucans pourraient avoir hérité leur énorme bec par sélection sexuelle, au bénéfice des parades en exposant les bandes colorées de couleurs vives dont ces organes sont ornés ». Le problème est que chez de nombreuses espèces les deux sexes sont parfaitement identiques notamment au niveau de la taille et des couleurs des becs ! Donc, on a longtemps écarté cette hypothèse comme non plausible. Mais il existe pourtant un petit nombre d’espèces avec un certain dimorphisme sexuel même s’il n’est pas très accentué et, surtout, les observations comportementales se sont accumulées autour d’un usage du bec comme outil de combat dans les interactions entre sexes d’une même espèce. Ainsi, on a documenté des agressions entre femelles chez une espèce chez laquelle on peut les distinguer des mâles ; pour les autres espèces aux sexes identiques, on a décrit des combats violents entre individus (sans doute des mâles) : l’individu agressé se suspend à une branche tandis que l’agresseur dominant utilise son bec pour le décrocher ; on a même observé des cas avec la mort d’un des deux protagonistes. Dans ces affrontements, les pattes puissantes de ces oiseaux, utiles pour se déplacer dans les arbres, jouent aussi un rôle décisif et subissent peut-être elles aussi une pression sélective liée à la reproduction. 

Climatiseur inversible 

Il y a une vingtaine d’années, un chercheur brésilien avait été intrigué par le comportement des toucans au repos : ils placent souvent leur bec dans les plumes du dos en tournant la tête ou peuvent même le glisser sous une aile … comme pour le tenir au chaud ! Il aura fallu attendre l’avènement des caméras thermiques à infra-rouges pour démontrer qu’effectivement le bec des toucans fonctionne comme un radiateur climatiseur. Cette découverte n’a rien de surprenant car on a depuis démontré que pratiquement chez tous les oiseaux le bec avait cette fonction thermorégulatrice, notamment pour évacuer l’excès de chaleur corporelle produit par le vol, surtout dans des environnements tropicaux ou équatoriaux. Il s’agirait donc là d’un caractère ancestral mais les toucans l’ont considérablement « amélioré » et ont développé un système très sophistiqué via la grande surface d’échange que représente leur bec. 

Le derme sous la ramphothèque (voir le premier paragraphe) est parcouru par un important réseau de vaisseaux sanguins anastomosés, donc placés juste sous la couche cornée peu épaisse. Selon qu’ils sont dilatés ou contractés, ces vaisseaux vont donc soit évacuer de la chaleur, soit la conserver ; on rappelle que la température corporelle des oiseaux est de … 41°C ! En activité de vol, la production de chaleur s’intensifie et est multipliée par un facteur de 10 à 12 en quelques minutes. Ainsi, des mesures effectuées sur un toucan en vol prolongé (en laboratoire) montrent que la température du bec commence à monter à 30-31°C au bout de quatre minutes et atteint 37°C au bout de dix minutes : ceci illustre bien le rôle d’évacuateur de chaleur du bec.  

Le suivi à la caméra thermique démontre que le toucan peut réguler le flux sanguin qui parcourt son bec de manière différenciée : la région basale (près de la tête) évacue la chaleur au début d’un échauffement (entre 16 et 25°C) par dilatation locale des vaisseaux alors que la pointe intervient quand la température du bec dépasse les 25°C. Ainsi, le toucan dispose de deux « fenêtres » d’évacuation de la chaleur qu’il peut ouvrir et fermer de manière réversible en quelques minutes ! On estime que ce bec radiateur serait quatre fois plus efficace que les oreilles des éléphants connues pour jouer ce rôle. En moyenne, 30 à 60% de la chaleur excédante se dissipe au niveau du bec et le contrôle est tel que la perte de chaleur peut aller de seulement 5% par temps froid à 100% dans un contexte chaud. 

Finalement, il reste bien difficile d’avancer un scénario évolutif précis quant à savoir quelle pression sélective s’est exercée en premier ; on peut penser que le développement du bec aurait commencé via la pression de l’apparition d’une nouvelle ressource alimentaire majeure à la fin du crétacé avec les fruits des arbres à fleurs.  De manière concomitante et allant dans le même sens son rôle de radiateur se serait amplifié dans le contexte climatique néotropical. D’autres fonctions secondaires seraient apparues ultérieurement avec le développement des dents ou la coloration. 

Bibliographie 

The toucan beak: Structure and mechanical response Yasuaki Seki et al. Materials Science and Engineering C 26 (2006) 1412 – 1420 

Toucan and hornbill beaks: A comparative study. Yasuaki Seki, Sara G. Bodde, Marc A. Meyers Acta Biomaterialia 6 (2010) 331–343 

Ballistic Food Transport in Toucans. SABINE BAUSSART et al. JOURNAL OF EXPERIMENTAL ZOOLOGY 311A:465–474 (2009) 

Beyond a feeding and thermoregulatory structure: toucan’s bill as a sword and pincer. André de Camargo Guaraldo et al. Revista Brasileira de Ornitologia 27(3): 145–148. 2019 

Evolution of bill size in relation to body size in toucans and hornbills (Aves: Piciformes and Bucerotiformes). Austin L. Hughes ZOOLOGIA 31 (3): 256–263, 2014 

Heat Exchange from the Toucan Bill Reveals a Controllable Vascular Thermal Radiator. Glenn J. Tattersall, et al.Science 325, 468 (2009);