Anodonta cygnea

C’est le plus souvent au moment des assecs de plans d’eau que l’on observe des anondontes

A l’occasion des vidanges des retenues de barrages ou des étangs de pêche en automne ou lors de périodes de grande sécheresse en plein été, on découvre souvent, à la faveur de la brusque baisse de niveau, sur les fonds exondés des moules géantes gisant parfois par centaines : des anodontes des cygnes. La présence de bivalves interpelle en eau douce mais ce sont en fait pas moins de huit espèces de la famille des Unionidés, les moules d’eau douce (terme abusif car il existe des espèces d’eau douce appartenant à d’autres familles comme la moule zébrée), que l’on peut rencontrer en France. La grande taille de l’anodonte des cygnes, le plus grand de ces unionidés, intrigue encore plus car elle laisse loin derrière nombre de bivalves marins ! Belle occasion aussi de découvrir ces animaux si peu familiers que sont les bivalves ou lamellibranches, auxquels on dénie même le rang d’animal en les qualifiant de « fruits de mer ». une autre chronique sera consacrée à la reproduction très surprenante de ces animaux.

Ce spécimen, trouvé mort, mesurait près de 18cm de long : belle bête !

Anodonte

Au sein des moules d’eau douce, les anodontes (nom masculin !) se différencient par un caractère assez facile à observer pour peu que l’on dispose d’une coquille vide : l’absence de dents au niveau de la charnière, la zone où les deux valves s’articulent vers l’arrière de la coquille ; à la place, il y a un ligament noirâtre fait de conchyoline. Anodonte signifie d’ailleurs « sans dents (a privatif et donta pour dent). Chez les unios ou mulettes, l’autre ensemble de la famille, la charnière est équipée au moins de dents centrales (dites cardinales).

Parmi les anodontes, celle des cygnes qui nous intéresse se distingue par sa taille qui peut atteindre plus de 20cm de long chez de vieux individus ! Mais ce critère ne vaut guère avec des individus de taille moyenne : il faut regarder la bosse arrondie un peu en crochet près de la charnière, l’umbo, qui correspond à la coquille embryonnaire au tout début du développement autour de laquelle s’est construite toute la coquille. Chez l’anodonte des cygnes, cet umbo porte des stries qui sont parallèles à celles du reste de la coquille, contrairement à celui du proche anodonte des canards (A. anatina) où ces stries sont droites et non parallèles. Ajoutons la forme très bombée des valves, leur relative minceur et la partie postérieure en pointe arrondie, souvent allongée en forme de bec.

Bivalve

La coquille comprend deux valves symétriques (bivalve) composées chacune de trois couches successives. En partant de l’extérieur, on trouve une couche brunâtre à verdâtre à consistance cornée, le périostracum, faite de conchyoline, un ensemble de protéines fibreuses rappelant un peu la chitine des insectes, comme le ligament (voir ci-dessus). Juste en dessous, on entre dans la partie minérale (avec une matrice organique) secrétée comme le périostracum par le manteau de l’animal qui enveloppe le corps et colle à la coquille : une couche de cristaux de calcite recouvre la couche interne faite de cristaux aragonite (très dure) et prenant l’aspect bien connu de la nacre aux reflets irisés. Sur ce fond nacré, on devine la trace d’insertion du manteau sous forme d’une ligne et les traces très discrètes des muscles qui assurent la fermeture et l’ouverture des valves. Aragonite et calcite sont deux formes minérales du carbonate de calcium qui confèrent sa rigidité à la coquille. Extérieurement, en vieillissant, le périostracum finit souvent par se détacher dans la partie la plus ancienne (l’umbo par où a commencé la croissance) ce qui explique ces grosses taches nacrées, mais bien abîmées, visibles sur les vieux spécimens.

Variations

Les anodontes doivent prélever ce calcium dans leur environnement pour le déposer ensuite en couches dans leur coquille ce qui explique leur étroite dépendance vis-à-vis de la minéralité des eaux habitées et de leur pH. Ceci en fait de bons bioindicateurs en eau douce par rapport à cet élément.

La forme et la taille de ces coquilles varient considérablement selon les milieux colonisés selon qu’il s’agit d’eaux stagnantes ou un peu courantes et selon le taux de carbonate de calcium dissous dans l’eau. Si l’habitat évolue par exemple par dépôts de sédiments vaseux ou une variation dans la minéralité des eaux, la forme changera aussi puisque la coquille grandit pendant toute la vie. Par ailleurs, les jeunes ont une coquille d’abord allongée qui s’ovalise ensuite avec le temps. Ceci explique que par le passé, face à cette extrême diversité morphologique, on ait été amené à distinguer des centaines de formes différentes relevant en fait de la même espèce. Ainsi, il existe dans la littérature pas moins de …. 571 synonymes latins recensés pour cette espèce !

Historiquement, elle fut une des premières moules d’eau douce nommées par Linné au moment de sa mise en place de son système binomial avec le binom latin ; en 1758, il la nomme Mytilus cygnea, Mytilus étant le nom de genre qui est resté attaché à la moule de mer, classée dans une famille bien différente, les Mytilidés.

Age inscrit

Ces mollusques peuvent vivre des dizaines d’années et, pour étudier leurs populations, il peut être intéressant de déterminer l’âge des individus. La méthode classique consiste à compter le nombre de stries annuelles, plus marquées, qui correspondent à l’arrêt de la croissance pendant la saison hivernale, à la manière des cernes de croissance des arbres. Cependant, en pratique, la lecture des ces stries annuelles est loin d’être facile ; il y a d’abord souvent des stries surnuméraires engendrées par une blessure du manteau interne (qui secrète la coquille) ou par un stress quelconque dont une altération du milieu qui bloque temporairement la croissance hors période hivernale. Ainsi, on a pu recenser dans certaines populations près de la moitié des individus avec de telles anomalies qui biaisent donc le calcul de l’âge. La chose se complique encore plus pour les individus au delà de trois ans (âge adulte) car la croissance se ralentit et les stries deviennent de plus en plus serrées sur le bord externe : l’erreur moyenne est souvent de un à deux ans.

Dur de « lire » les stries d’accroissement qui se resserrent de plus en plus quand on s’approche du bord

Il reste une solution pratique mais plus pointue : lire les stries de croissance du ligament qui sont très serrées. Sinon, on peut faire appel à des méthodes sophistiquées mais coûteuses et laborieuses comme la microscopie électronique ou l’analyse des isotopes dans la coquille !

Anodonte des étangs

Cette espèce recherche avant tout les eaux stagnantes ou au plus un peu courantes (bras morts ou méandres calmes des rivières) avec des fonds vaseux ou sableux. Elle affectionne particulièrement les étangs de toute taille, les retenues de barrage, les lacs. Là, les anodontes s’installent dans les sédiments riches en matière organique, typiques des milieux aquatiques dits eutrophes (« enrichis »). Pour autant, ils réclament des eaux bien oxygénées de bonne qualité et restent très sensibles à toutes sortes de pollutions chimiques.

Ils habitent surtout la zone littorale peu profonde (minimum de 20cm d’eau) sans plantes aquatiques mais peuvent aller jusque dans des zones profondes de plusieurs mètres, plus éloignées du bord. En cas d’assèchement temporaire, ils s’enfouissent dans la vase et peuvent ainsi résister plusieurs mois ; cependant, dans cette situation, ils deviennent des proies faciles accessibles à nombre de prédateurs terrestres, sans oublier la bêtise humaine qui consiste à déterrer ces animaux pour « voir si elles sont encore en vie » ! Si l’assèchement perdure, ils meurent et on trouve alors de nombreuses coquilles vides sur les berges après la remise en eau.

Cimetière de coquilles vides dans un lac de barrage peut-être suite à un épisode de forte canicule et d’asphyxie du milieu.

L’anodonte est présent dans toute l’Europe centrale et occidentale jusque dans les Iles Britanniques, en Afrique du nord et en Asie au sud de l’Himalaya. Sa propension à coloniser de nouveaux plans d’eau artificiels doit être reliée très souvent à une introduction involontaire des larves en pratiquant des alevinages (apport de jeunes poissons) (voir la chronique sur la reproduction de l’anodonte).

Cet étang est resté en assez plus d’un an ce qui a entraîné la mort de centaines d’anodontes.

Traces dans la vase

L’anodonte vit le plus souvent presque complètement enfoui dans le sédiment avec juste l’extrémité postérieure de la coquille entrouverte qui dépasse, là où s’ouvrent les orifices de deux tubes internes, les siphons. Néanmoins, il ne vit pas fixé car il ne possède pas de byssus, cet ensemble de filaments collants qui adhèrent au substrat chez sa cousine lointaine, la moule de mer. Au contraire, l’anodonte se déplace régulièrement grâce à son pied, cet appendice charnu qui émerge du corps. Par ses étirements et contractions, ce pied robuste fouille la vase ou le sable et les creusent comme un soc de charrue, tout en tractant le reste du corps fixé à la coquille par le manteau.

La progression lente laisse derrière elle un sillage caractéristique pouvant atteindre un mètre de long et qui s’estompe assez rapidement du fait du dépôt de sédiment par dessus. On estime qu’au cours de sa vie un anodonte peut ainsi parcourir 1,5kms au fond de l’étang. Comme les populations peuvent être nombreuses même dans un petit plan d’eau, il faut imaginer cette armée de laboureurs qui parcourent en tous sens les fonds avec leur pas lent de mollusques !

Quand les anodontes se trouvent proches du bord dans une eau peu profonde, on peut même assister à ce manège si l’eau est assez claire. Mais attention, il ne faut pas projeter son ombre car les anodontes perçoivent les variations de lumière : une baisse de seulement 8% de la luminosité suffit à les alerter : l’animal referme alors sa coquille entrouverte et s’immobilise.

Laboureur filtreur

L’anodonte ne laboure pas le sédiment pour « se promener » mais pour se nourrir. En fouillant le sédiment, il mobilise des particules de vase (et donc de matière organique non complètement décomposée) mais surtout des microorganismes vivant dans le sédiment ou en surface. Ces particules remises en suspension se trouvent aspirées à l’extrémité ouverte de la coquille par l’un des deux siphons (inhalant), entraînées par le courant d’eau généré par l’animal. L’eau et sa charge nutritive inhalées vont passer entre les filaments branchiaux dans la cavité principale où l’oxygène dissous va être retenu ainsi que les particules. L’eau ressort par l’autre siphon (exhalant) ce qui entretient le courant d’eau qui fait ainsi défiler jusqu’à cinquante litres d’eau par jour entre les branchies. Ce mode de nutrition est très répandu chez nombre de lamellibranches marins côtiers : on parle de filtreurs suspensivores pour signifier qu’ils exploitent les matières déposées au fond de l’eau.

L’anodonte exploite avant tout le phytoplancton composé de microorganismes qu’on nomme trivialement des « algues microscopiques » : des « algues bleues » (cyanobactéries), des chlorelles, … Ils sont capables selon la saison et leurs besoins spécifiques de sélectionner certaines de ces algues ; ainsi, les cyanobactéries sont privilégiées au moment de la reproduction.

Une fois retenus, ces particules et microorganismes subissent une attaque digestive dans l’estomac via une étrange baguette cristalline (que l’on retrouve chez les bivalves marins) qui en tournant libère des enzymes digestives. Cette nourriture abondante et riche permet à l’anodonte de stocker des réserves sous forme de glycogène qui peut atteindre jusqu’à 15% du poids sec total.

Les anodontes, par ce filtrage permanent, participent au maintien de la qualité de l’eau (notamment la limpidité) mais se trouvent aussi en première ligne en cas de pollution qu’ils vont concentrer de facto.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Selective feeding by Anodonta cygnea (Linnaeus, 1771): The effects of seasonal changes and nutritional demands. Manuel Lopes-Lima, Paula Lima, Mariana Hinzmann, António Rocha, Jorge Machado. LIMNOLOGICA 2013