Llilium martagon

S’il est une plante relativement rare mais pourtant ultra connue même du grand public, c’est bien le lis martagon. Bel exemple de plante emblématique : un peu le Grand panda de la flore de France ! Cette image semble pourtant largement surévaluée car le lis martagon n’est pas si rare qu’on le prétend mais il a pour lui l’élégance et la prestance de ses fleurs et l’aura des plantes à bulbes ! Pour autant, sa biologie reste très largement méconnue bien qu’elle offre son lot d’originalités intéressantes.

Fleur récemment ouverte ; noter le début de courbure du style terminé par le stigmate en massue au milieu des étamines

Etages de feuilles

Le lis martagon appartient au groupe écologique des géophytes à bulbe, des plantes vivaces ou pérennes qui persistent grâce à un organe de réserve souterrain, un bulbe tout en renouvelant chaque année leurs parties aériennes mortes à l’entrée de l’hiver. Un bulbe est une courte tige souterraine verticale entourée de feuilles gorgées de réserves (tubérisées). Dans le cas du lis martagon, ces feuilles ont la forme d’écailles qui se chevauchent comme des tuiles assemblées en spirales ; elles entourent toute la base du bulbe. Celui-ci passe l’hiver en état de dormance, abrité du froid et en partie des consommateurs herbivores (pas les rongeurs !). A la bonne saison suivante, les réserves stockées permettent de produire en peu de temps tiges, feuilles, fleurs et fruits et ce, même en sous-bois avec une canopée dense. La nouvelle « plante » émerge du bourgeon central du bulbe tandis qu’un second bourgeon de remplacement se forme en parallèle pour l’année suivante.

Beaucoup de gens passent à côté des lis martagons non fleuris sans se douter de leur identité. La tige, unique par bulbe, rougeâtre ou tachée de rouge, de section ronde, porte deux ou trois étages superposés de quatre à dix feuilles (dites verticillées) ; assez longues, avec une dizaine de nervures parallèles, finement crénelées sur les bords, elles deviennent alternes dans le haut des tiges. On interprète la disposition en étages des feuilles comme une adaptation pour capter un maximum de lumière dans les situations très ombragées.

Bulbe d’or

Ce bulbe se trouve à une profondeur assez importante entre 20 et 30cm. Or, le bulbe originel se forme à partir de la germination d’une graine qui, le plus souvent, se retrouve en surface, au mieux sous la couche de feuilles mortes. Les racines du jeune bulbe ont une propriété surprenante, propre à de nombreuses plantes bulbeuses : elles peuvent se contracter et tendent ainsi progressivement à tirer le bulbe en profondeur jusqu’à atteindre la profondeur adéquate. On parle de racines tractrices : assez grosses, gorgées de réserves, elles réussissent à se contracter par raccourcissement cellulaire (en changeant de direction de croissance) ce qui leur donne un aspect ridé. Cette position profonde permet sans doute au bulbe d’exploiter une couche profonde sans entrer en compétition alimentaire avec les racines de surface des nombreuses autres plantes des sous-bois. De plus, elle diminue les risques de prédation par les rongeurs en hiver. Ceci n’empêche pas les sangliers de les repérer et de les déterrer avec acharnement dans certaines stations.

La couleur jaune d’or remarquable de ce bulbe lui a valu dès le Moyen-Age d’être adulé des alchimistes par rapprochement avec l’or. On le disait capable de transformer un métal ordinaire (« vil ») en or ! Aux 15ème et au 16ème siècles, on prétendait que manger ce bulbe (cuit !) garantissait la victoire aux soldats ou simplement le porter sur soi rendait invulnérable. D’où l’association avec le dieu de la guerre Mars (ou à la planète Mars chère aux alchimistes) qui a donné le début du nom martagon repris en latin (la seconde partie vient de agein, conduire).

Turban turc

Les anglo-saxons le classent parmi les « lis chapeaux turcs » à cause de la forme typique des tépales enroulés vers l’arrière à la manière d’un turban turc. Ce surnom est par ailleurs attribué à deux autres plantes : l’hibiscus piment (Malvaviscus arboreus), plante tropicale cultivée comme ornementale, pour ses fleurs et le giraumon, une variété de potiron, pour ses fruits suggestifs.

L’inflorescence qui termine la tige porte 3  à 20 fleurs très écartées mais toutes pendantes vers le bas ce qui donne cette apparence si spéciale au lis martagon. Chaque fleur assez grande (2 à 4cm de diamètre) est portée sur un long pédicelle horizontal à sa base puis brusquement coudé ce qui place la fleur en position pendante, tournée vers le sol. Elle se compose de six tépales, terme utilisé à la place de pétales chez ces fleurs où sépales et pétales ont la même apparence (il y a en fait 3 sépales et 3 pétales identiques sauf par leur implantation) ; d’un rose violacé, ils portent des mouchetures pourpres à brun foncé. Au stade de bouton, on remarque que l’envers de ces tépales porte une pubescence plus ou moins importante au rôle protecteur évident. Du cœur de la fleur, émergent six étamines à anthères rosées très visibles et le style qui prolonge l’ovaire terminé par un stigmate élargi.

Au niveau de ses fleurs, le lis martagon se caractérise par une extrême variabilité : la couleur de fond (il existe des variétés presque blanches) avec des fleurs plus foncées en altitude ; la pubescence des boutons floraux et surtout la conformation des taches des tépales. Chacune d’elles comprend plusieurs pigments peu solubles et trouve entourée d’une zone plus claire ; sur une fleur donnée, les six tépales n’ont pas les mêmes dessins de points et leur densité varie d’une plante à une autre au sein d’une population donnée.

Deux temps

Trois fleurs à trois stades différents : à gauche, en fin de floraison (style tordu) ; au milieu en bouton ; à droite : en milieu de floraison

Au début, le style qui surmonte l’ovaire est droit au centre de la fleur et le stigmate, non réceptif à ce stade, se trouve un peu en avant du niveau des anthères des étamines qui mûrissent en premier et libèrent donc leur pollen brun orangé. On parle de protandrie (mâle d’abord) pour ce décalage temporel entre les deux sexes réunis. Ensuite, le style se courbe presque à angle droit, en même temps que l’extrémité du pédicelle porteur, et se rapproche ainsi de l’une des étamines. On passe donc d’une fleur régulière avec six parties distinctes équivalentes (les six tépales et étamines associées) à une fleur irrégulière dont une seule partie est hermaphrodite, celle du tépale associé au rapprochement du style-stigmate et d’une étamine.

Des expériences (1) démontrent que l’autofécondation ne fonctionne pas ou donne des graines vides sans embryon. Cette auto-incompatibilité est basée sur une reconnaissance de type immunitaire des grains de pollen porteurs d’un des quatre allèles (au moins) d’un gène d’incompatibilité (S) : les grains germent sur le stigmate récepteur et enfoncent leur tube pollinique dans le style ; si les cellules de celui-ci portent le même allèle du gène, la croissance du tube est bloquée et la fécondation des ovules dans l’ovaire n’a pas lieu.

Jour et nuit

Chaque tépale porte à sa base, côté interne, une gouttière aux bords verruqueux et qui secrète du nectar ; l’enroulement des pétales dégage ces gouttières nectarifères qui restent néanmoins placées assez profondément : elles ne sont accessibles qu’à des insectes tels que les papillons dotés d’une trompe assez longue. Un parfum suave mais peu agréable (pour le nez humain) et la visibilité des fleurs complètent l’attraction de ces fleurs.

Les observations directes et un parfum plus prononcé le soir indiquent que ces fleurs sont visitées par des sphinx, papillons de nuit avec quelques espèces diurnes (voir la chronique sur les belles-de-nuit). Ceux-ci se placent en vol stationnaire sous ou au niveau de la fleur penchée et déroulent leur longue trompe pour l’insérer dans une des gouttières à la base d’un tépale, sans doute guidé par le sens tactile via les rugosités situées autour, et y prélever le nectar. S’il a au préalable déjà visité une autre fleur de lis et qu’il porte du pollen sur son corps velu ou ses pattes, il va le déposer ne premier sur le stigmate réceptif placé en avant des anthères ; en s’approchant plus, il va ensuite toucher les anthères et ramasser du nouveau pollen. Le sphinx passe successivement d’une gouttière à l’autre avant de passer à une autre fleur. Pour les cinq tépales et étamines non liées au style courbé, il n’y a aucun risque d’autofécondation (voir ci-dessus).

Très récemment (3), en Catalogne, on a décrit un autre mode de pollinisation méconnu faisant intervenir des papillons de jour. Les chercheurs ont d’abord observé des piérides avec les ailes postérieures tachées de brun foncé par dessous. Après analyse, il s’est avéré qu’il s’agissait de pollen de lis martagon dont ces papillons avaient visité les fleurs. Au moins six espèces ont été observées ainsi dont des piérides et des citrons. Dans ce scénario, contrairement aux sphinx, les papillons se posent sur les fleurs, ailes repliées, et en s’enfonçant pour atteindre les gouttières à nectar, ils touchent et le stigmate et les anthères. Le pollen est très collant du fait de la présence d’un revêtement lipidique autour des grains (pollenkitt) ce qui favorise l’agglomération des grains et leur adhérence. Ce mode original a été observé outre-Atlantique chez une autre espèce de lis avec des grands papillons. Ce mode ne fonctionne pas avec de petits papillons aux ailes trop peu étendues pour toucher les anthères.

Ce que voit un papillon qui arrive par en dessous ! Noter les gouttières à nectar vers la base des tépales et qui convergent vers le ventre sombre de la fleur (sans doute un signal visuel fort)

Capsule

Après la fécondation, l’ovaire se transforme en grosse capsule dressée à trois loges soudées. A maturité, une fois sèche, elle s’ouvre et libère de nombreuses graines brunes et plates, légères, dispersées par le vent mais souvent à faible distance du fait du couvert arboré. Ces graines présentent une forte dormance, i.e. elles ont besoin d’une longue période d’alternance chaud/froid et d’humidité pour que l’enveloppe ne s’affaiblisse et permette la germination. Ensuite, on a vu que la graine germée va élaborer un jeune bulbe qui devra d’abord migrer lentement en profondeur pour s’établir. Ainsi, avant d’être capable de produire une tige suffisamment forte, il s’écoule en moyenne près de huit ans avant la première floraison.

Le bulbe peut vivre plusieurs dizaines d’années et produire chaque année une nouvelle plante si bien que les générations successives se chevauchent largement et persistent longtemps. Ceci explique que dans plusieurs pays nordiques, le lis martagon, après introduction comme plante ornementale, se soit naturalisé et ait persisté depuis comme en suède, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, donnant parfois des populations locales prospères.

Marqueur

A l’état sauvage, le lis martagon couvre une vaste aire allant de l’Europe occidentale au Japon. En France, il est répandu dans les massifs montagneux mais déborde en plaine çà et là y compris en région méditerranéenne. Dans plusieurs régions, il figure dans les listes rouges de la flore protégée. Une des menaces, outre la destruction de ses habitats, concerne l’arrachage des bulbes pour les acclimater dans les jardins alors que le semis de graines marche très bien (être patient néanmoins !).

Lis dans une prairie des Alpes à l’étage subalpin

Espèce de demi-ombre, le lis martagon demande des sols assez frais et riches en éléments nutritifs. En haute montagne, il habite les prairies montagnardes humides, les landes dans les couloirs d’avalanches, les formations à hautes herbes (mégaphorbiaies). Plus bas, dans l’étage montagnard et en plaine, il reste confiné dans les milieux boisés à base de feuillus ou mixtes. Là, on le considère comme une espèce différentielle de forêts anciennes (4) : on définit ainsi des boisements n’ayant pas connu de défrichement depuis au moins 200 ans avec donc une présence continue d’un couvert arboré. Cette ancienneté retentit sur la naturalité et se traduit par un cortège floristique riche et diversifié qui en fait des milieux particulièrement intéressants vis-à-vis de la biodiversité.

Dans la chaîne des Puys (Auvergne), cette belle colonie de lis martagons témoigne de la relative ancienneté de ce boisement (accru à noisetiers) qui s’est mis en place il y a un peu plus d’un siècle.

Outre le recueil de données historiques, on peut identifier de telles forêts par la présence donc de certaines espèces indicatrices dont le lis martagon. Ces plantes partagent un certain nombre de caractères : vivaces, avec une capacité de dispersion à faible distance, un faible déplacement des populations, une préférence pour l’ombre et une intolérance aux modifications des sols par l’agriculture (dont les labours). Voilà donc une belle raison supplémentaire de savourer la présence du lis martagon : il témoigne d’une belle qualité de son environnement forestier !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Four-locus S-gene control of self-incompatibility made probable in Lilium martagon (Liliaceae). ARNE LUNDQVIST. Hereditas114 : 57-63 1991
  2. Hawkmoth behaviour and flower adaptation reducing self pollination in two liliiflorae. N.B. Brantjes ; J.J. Bos. New Phyto. (1980) 84, 139-143.
  3. Evidence of butterfly wing pollination in the martagon lily Lilium martagon L. Jordi Corbera, Carlos Alvarez-Cros & Constantí Stefanescu 117 Butlletí de la Institució Catalana d’Història Natural, 82:117-120. 2018
  4. Les plantes et l’ancienneté de l’état boisé : http://www.crpf-midi-pyrenees.com/datas/pdf/Anciennete_etat_boise.pdf

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le lis martagon
Page(s) : 366-367 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages